Le robot de cuisine

Dans son livre Des ruines du développement, Wolfgang Sachs met en relief les conséquences sociales d’un appareil aussi anodin, en apparence, que le robot de cuisine

http://partage-le.com/2019/02/democratie-photovoltaique-par-nicolas-casaux/

Extraits

« Il extrait les jus de fruits en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Quelle merveille ! …à première vue. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la prise et le fil pour s’apercevoir qu’on est en face du terminal domestique d’un système national et, en fait, mondial. L’électricité arrive par un réseau de lignes alimenté par les centrales qui dépendent à leur tour de barrages, de plates-formes off-shore ou de derricks installés dans de lointains déserts. L’ensemble de la chaîne ne garantit un approvisionnement adéquat et rapide que si chacun des maillons est encadré par des bataillons d’ingénieurs, de gestionnaires et d’experts financiers, eux-mêmes reliés aux administrations et à des secteurs entiers de l’industrie (quand ce n’est pas à l’armée). En mettant le mixer en marche, on n’utilise pas simplement un outil, on se branche sur tout un réseau de systèmes interdépendants. Le passage de techniques simples à l’équipement moderne implique la réorganisation de la société tout entière. »

Ce qu’il écrit à propos d’un robot électrique est vrai de tous les objets produits en masse par la société industrielle, et notamment des appareils hautement technologiques. La même chose peut être formulée à propos d’un panneau solaire photovoltaïque, d’une éolienne industrielle, d’une centrale à biomasse ou d’un barrage hydroélectrique (et, bien évidemment, d’une centrale nucléaire, d’une centrale au charbon, ou d’une exploitation pétrolière ou gazière). Exemple :

« Il produit de l’électricité grâce à la lumière solaire. Quelle merveille ! …à première vue. Il suffit de suivre le câble qui le relie au réseau électrique pour s’apercevoir qu’on est en face du terminal domestique d’un système national et, en fait, mondial. Sa fabrication et son arrivée sur le site de son utilisation requièrent un éventail international d’opérations complexes et polluantes. Depuis les extractions de matières premières, comme les terres rares, en Chine, à leur traitement en usine, à l’assemblage des composants dans une autre usine, et jusqu’au transport maritime par cargo qui l’acheminera en Europe. L’électricité qu’il produit est transmise au travers d’un circuit électrique gigantesque, et stockée grâce à des systèmes de batteries. L’ensemble de la chaîne ne garantit un approvisionnement adéquat et rapide que si chacun des maillons est encadré par des bataillons d’ingénieurs, de gestionnaires et d’experts financiers, eux-mêmes reliés aux administrations et à des secteurs entiers de l’industrie (quand ce n’est pas à l’armée). En mettant le panneau solaire en marche, on n’utilise pas simplement un outil, on se branche sur tout un réseau de systèmes interdépendants. Le passage de techniques simples à l’équipement moderne implique la réorganisation de la société tout entière. »

Et en effet, contrairement aux prétentions absurdes mais populaires et (ou car) médiatiques selon lesquelles le panneau solaire photovoltaïque (ou l’éolienne industrielle de 200 mètres de haut) serait une technologie autonomisante, en réalité, celui qui en dépend est tributaire — à l’instar de celui qui dépend de n’importe quelle technologie moderne — d’un système industriel planétaire en mesure de produire un tel appareil[1]. Impossible d’en fabriquer un simplement et localement, de A à Z, à Concarneau, en Bretagne, par exemple. Pour cela, il faudrait que vous trouviez ou produisiez, dans les environs de Concarneau, de l’arsenic (semi-conducteur), de l’aluminium, du bore (semi-conducteur), du cadmium (utilisé dans certains types de cellules photovoltaïques), du cuivre (câblage et certains types de cellules photovoltaïques), du gallium, de l’indium (utilisé dans les cellules photovoltaïques), du minerai de fer (acier), du molybdène (utilisé dans les cellules photovoltaïques), du phosphore, du sélénium, du silicium, de l’argent, du tellure et du titane, sans oublier les ouvriers chinois en mesure de fabriquer le panneau solaire, ainsi que les machines nécessaires à sa fabrication, les matériaux nécessaires à la fabrication de ces machines, les machines nécessaires à la fabrication de ces machines nécessaires à la fabrication du panneau solaire, etc. Pour les mêmes raisons, il est également impossible d’y fabriquer simplement et localement l’onduleur et la batterie au lithium qui l’accompagnent. De la même manière, il est impossible d’y fabriquer un smartphone ; comme pour tous les appareils high-tech, il vous faut pour cela une civilisation industrielle mondialisée.

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Toutes les technologies de production industrielle d’énergie dite « verte » — panneaux solaires, éoliennes industrielles, centrales à biomasse, barrages, etc. — requièrent ces « bataillons d’ingénieurs, de gestionnaires et d’experts financiers, eux-mêmes reliés aux administrations et à des secteurs entiers de l’industrie (quand ce n’est pas à l’armée) » dont parle Wolgang Sachs. Toutes reposent sur le même esclavage salarial, la même servitude moderne qui caractérisent nos sociétés industrielles. C’est-à-dire qu’elles requièrent et dépendent non seulement d’une organisation sociale étendue, très hiérarchisée, très complexe, de type étatique, mais aussi de nombreuses autres industries (industrie du béton pour les barrages et les centrales à biomasse, industrie de production du silicium pour les panneaux solaires, de production d’acier pour les éoliennes, etc.), y compris de l’industrie des combustibles fossiles. Ainsi que le rappelle Max Wilbert dans l’entretien qu’il m’a accordé :

« Les renouvelables sont, sans exception, dépendantes des combustibles fossiles. Prenons l’exemple des éoliennes. Leurs pales sont faites de plastique à partir du pétrole. L’acier qui les compose est produit à l’aide de quantités massives de coke, qui est une forme de charbon. L’industrie de l’acier est une des industries les plus toxiques au monde, et pourtant elle est cruciale pour les éoliennes et beaucoup d’autres technologies “vertes”. Les éoliennes sont lubrifiées à l’aide de pétrole. Chaque éolienne nécessite des centaines de litres de lubrifiant. D’ailleurs, Exxon Mobil possède une division spécialisée dans les lubrifiants pour éoliennes. Les éoliennes sont transportées grâce à des camions dépendants des combustibles fossiles, mises debout grâce à des grues qui carburent au diesel, encastrées dans leurs fondations en béton (un matériau dont la production est très énergivore), dont les fosses ont été excavées par des machines qui carburent elles aussi au diesel. Et ainsi de suite. »

Ainsi qu’on peut le lire dans un article récemment publié sur le site de l’hebdomadaire canadien Business In Vancouver et repris sur mining.com, un site majeur consacré au secteur minier mondial :

« Étant donné les quantités d’aluminium, de charbon métallurgique, de cuivre, de zinc et de terres rares nécessaires à chaque éolienne et chaque véhicule électrique — et étant donné la quantité de lithium et de cobalt nécessaires pour les batteries des véhicules électriques — une question se pose : la transition vers une économie à faible émission de carbone nous mènera-t-elle au « pic des métaux » (au point maximale de notre production de métal) ?

Les objectifs que les gouvernements établissent en termes d’énergies renouvelables et de véhicules électriques nécessiteront une augmentation massive des extractions minières, et la question se pose de savoir si suffisamment de mines pourront être construites à temps pour atteindre ces objectifs en temps voulu.

Une récente étude menée par Metabolic, Copper 8 et l’université de Leiden pour le gouvernement néerlandais estime que la production mondiale de certains métaux serait multipliée par 12 d’ici 2050 si tous les signataires de l’accord de Paris respectaient leurs engagements de décarbonisation de l’économie. […]

Une étude s’inquiète de la production d’argent, utilise dans les cellules des panneaux solaires photovoltaïques. Une autre de celle de lithium et de cobalt, qui sont nécessaires aux batteries lithium-ion des véhicules électriques. […]

Par ailleurs, les métaux comme l’acier et le cuivre peuvent — et vont être — recyclés. Une augmentation de 1400% de la production de véhicules électriques n’implique pas nécessairement une augmentation similaire de la demande en cuivre, puisqu’une partie pourra provenir du recyclage.

Mais il ne fait aucun doute que le monde aura besoin de plus de cuivre, d’acier, de terres rares et de beaucoup d’autres métaux critiques au cours des deux prochaines décennies. Cette nécessaire augmentation des extractions minières aura des impacts sur les terres, les eaux, les forêts et les peuples autochtones.

Ainsi qu’un rapport du Parlement Européen l’affirme : « Une augmentation majeure des extractions de matières premières aura de graves conséquences pour les communautés locales et l’environnement, et génèrera d’importantes émissions de gaz à effet de serre. »

En outre, la production énergétique des industries des énergies dites « vertes » s’ajoute aux autres productions industrielles d’énergie (nucléaire, charbon, gaz, pétrole), loin de les supplanter, et alimente les mêmes sociétés, la même société, le même mode de vie, les mêmes appareils, les mêmes usages, tous plus anti-écologiques les uns que les autres (panneaux solaires sur les toits d’usines, éoliennes pour alimenter en électricité smartphones, téléviseurs, ordinateurs, etc., dont les productions sont autant de catastrophes environnementales et sociales).

Ce que Philippe Bihouix écrit à propos de la croissance « verte » caractérise tout aussi bien la soi-disant « transition écologique » promue par toutes et tous — politiciens, ONG (Greenpeace, WWF, etc.), écologistes autorisés… — dans les médias de masse. Leur transition écologique

« se base, en tout cas dans son acception actuelle, sur le tout-technologique. Elle ne fera alors qu’aggraver les phénomènes que nous venons de décrire, qu’emballer le système, car ces innovations “vertes” sont en général basées sur des métaux moins répandus, aggravent la complexité des produits, font appel à des composants high tech plus durs à recycler. Ainsi du dernier cri des énergies renouvelables, des bâtiments “intelligents”, des voitures électriques, hybrides ou hydrogène… […]

Avec la [transition écologique], nous aimerions appuyer timidement sur le frein tout en restant pied au plancher : […] Ce qui nous attend à court terme, c’est une accélération dévastatrice et mortifère, de la ponction de ressources, de la consommation électrique, de la production de déchets ingérables, avec le déploiement généralisé des nanotechnologies, des big data, des objets connectés. Le saccage de la planète ne fait que commencer. »

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Ce qui nous amène à la distinction entre techniques autoritaires et techniques démocratiques que proposait Lewis Mumford. « Les techniques démocratiques sont les méthodes de production à petite échelle, reposant principalement sur les compétences humaines et l’énergie renouvelable, faisant un usage limité des ressources naturelles. Elles demeurent toujours sous la direction active de l’artisan ou du paysan. […] la technique autoritaire […] n’est pas délimitée par les coutumes et les sentiments humains, elle repose sur une contrainte physique impitoyable, elle a créé des machines humaines complexes composées de parties interdépendantes spécialisées, standardisées. Malgré sa tendance continuelle à la destruction, la technique totalitaire est bien accueillie parce qu’elle permet la première économie d’abondance contrôlée. La technique a accepté un principe de base de la démocratie selon lequel chaque membre de la société doit avoir une part de ses biens, faisant disparaître tous les autres vestiges de la démocratie. »

Theodore Kaczynski formulait également, à sa manière, cette distinction :

« Nous faisons une distinction entre deux types de technologies : la technologie cloisonnée et la technologie systémique. La première, qui se développe au niveau de petites cellules circonscrites, jouit d’une grande autonomie et ne nécessite pas d’aide extérieure. La seconde s’appuie sur une organisation sociale complexe, faite de réseaux interconnectés. »

Malheureusement, la quasi-totalité des personnalités, associations, groupes, organisations et médias écologistes grand public ne réalisent pas (ou occultent) toute la complexité de la situation dans laquelle nous nous trouvons, et parlent d’autonomie et de démocratie tout en faisant la promotion de technologies qui ne relèvent ni de l’autonomie ni de la démocratie.

Les écologistes qui militent en faveur des énergies dites « vertes » ou « renouvelables » type panneaux solaires photovoltaïques, éoliennes industrielles, centrales à biomasse, barrages, etc., militent en faveur de la société industrielle planétaire telle qu’elle existe actuellement (ou, du moins, en faveur d’une organisation sociale tout aussi antidémocratique). Les panneaux solaires photovoltaïques et les batteries au lithium sont indissociables de l’Empire mondialisé qui asservit les populations et détruit le monde naturel, tout comme les appareils que ces technologies vertes servent à alimenter en énergie (réfrigérateurs, ordinateurs, smartphones, tablettes, téléviseurs, etc.), et comme l’internet lui-même. Les hautes technologies et, plus généralement, le système industriel dont elles participent et dépendent, requièrent, selon toute logique, une société de masse, hiérarchique, bien trop complexe, populeuse et étendue pour être organisée d’une manière véritablement démocratique — c’est-à-dire selon les principes de la démocratie directe.

Seulement, la plupart des gens — et des écologistes — rejettent l’idée de devoir renoncer à des technologies dont l’idéologie du progrès leur a inculqué qu’elles étaient essentielles à la vie humaine, au bonheur — bien qu’elles existent tout au plus depuis quelques dizaines d’années. L’idée d’une vie sans internet, sans pouvoir communiquer instantanément avec n’importe qui à l’autre bout du monde, sans médecine high-tech, sans téléphones portables, sans GoPro pour envoyer des vidéos sur YouTube, sans voitures, sans ordinateurs, etc., les effraie, leur paraît triste et morne, indésirable — preuve de la réussite du conditionnement progressiste.