En Guyane

La France doit « reconnaître la particularité des peuples autochtones de Guyane »

Christophe Yanuwana Pierre est un Français très attaché au souvenir de ses ancêtres. Pas les Gaulois, mais le peuple des Kali’nas, des Amérindiens d’Amérique du Sud. Les « siens » comme il dit. À 25 ans, Christophe est l’une des figures les plus médiatiques et charismatiques du mouvement indigène de Guyane, un département français d’outre-mer. Comme lui, des milliers d’autochtones vivent sur ce territoire de la côte caraïbe, enclavé entre le Surinam (à l’ouest) et le Brésil (au sud), contrôlé par la France depuis sa colonisation au XVIIe siècle. Créoles, Bushinangés, métropolitains, Cambodgiens et d’autres communautés complètent cette mosaïque humaine qui secoua le pouvoir central de Paris lors d’un mouvement de grève et de blocage historique au printemps 2017. Pendant près d’un mois, la Guyane fut paralysée afin d’interpeller l’État et dénoncer l’abandon de celui-ci en matière de services publics et d’infrastructures dans la région.

Fondateur et porte-parole de la « Jeunesse autochtone de Guyane » (JAG), fondée en 2017, principalement actif à Saint-Laurent-du-Maroni, à l’ouest du département, Christophe Yanuwana Pierre a participé, avec ses camarades, au mouvement de contestation. Capable de rejoindre les autres communautés sur des luttes globales, le jeune homme défend également son propre combat : celui pour la reconnaissance de son peuple. Les Amérindiens représentent moins de 5 % (soit entre 6.000 et 10.000 personnes) de la population de Guyane. Sans trêve, la JAG défie actuellement le consortium russo-canadien Nordgold-Colombus (deux multinationales minières) qui projette de s’implanter sur les terres où vivent les peuples amérindiens. En décembre, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale de l’ONU, a sommé la France de suspendre le projet tant que le consentement des autochtones ne sera pas recueilli « conformément à leurs propres institutions et processus décisionnels ».

 

Qu’est-ce que la JAG et quel est son objectif ?

C’est un mouvement. L’objectif vise la reconnaissance et le respect des droits des peuples autochtones. Nous l’avons résumé par trois points : apprendre, partager et protéger. Toutes nos actions doivent répondre à ces critères-là. Nous sommes une organisation jeune et nous devons apprendre de nos anciens. Il s’agit même de réapprendre, car la colonisation a énormément meurtri notre identité culturelle, tout comme la machinerie occidentale capitaliste et son système de consommation ont broyé notre spiritualité. [Les programmes scolaires de] l’Éducation nationale et l’Église ont également joué leur rôle d’effacement. Nous devons réapprendre notre histoire et les valeurs que porte notre peuple, nous les réapproprier. Partager est important également, car nous sommes isolés déjà entre les différentes nations en Guyane, mais aussi des autres pays d’Amérique du Sud, et même au-delà du continent. Partager, c’est également avec les autres composantes de la société guyanaise, car nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres, l’ignorance étant la base du mépris. Notre mouvement, bien que très actif dans l’ouest, est présent dans toute la région. Au début, nous avons parcouru la Guyane entière afin de contacter l’ensemble des communautés amérindiennes. D’abord sous la forme d’un groupe de réflexion. Maintenant nous avons réfléchi suffisamment et il est temps d’agir. Tout cela a mis du temps avant que l’on soit opérationnel. Par conséquent, nous devons protéger nos peuples et nos terres.

 

Quelles sont vos revendications concrètes ?

Nous avons une plateforme de revendication autochtone, qui n’est pas sectorielle. Ce n’est pas seulement des points qui touchent l’éducation, la sécurité, la santé ou la culture. Beaucoup en Guyane dénoncent que nous, les Amérindiens, sommes « communautarisés ». Mais le problème, c’est que personne ne nous a défendu par le passé, aujourd’hui il n’y a que nous qui pouvons porter notre parole. Personne d’autres que nous, ne peut nous représenter. L’une de nos exigences est la restitution de 400.000 hectares de terres, spoliées par la colonisation et le principe de terra nullius, c’est-à-dire une « terre vacante et sans maître », qui a été appliqué à l’époque.

N’étant pas considérés comme des humains, les peuples autochtones n’ont pas été pris en compte quand la France s’est autoproclamée maîtresse de ce territoire. Mais c’est tout simplement du vol. Ces terres restituées doivent être sous souveraineté autochtone ! C’est compliqué, car dans la loi française, nous ne sommes pas reconnus comme peuple. Selon la Constitution française, il n’y a qu’un seul peuple : le peuple français. Une autre revendication est donc la ratification par la France de la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT), qui reconnaît la particularité des peuples autochtones, la préservation de leur identité et de leurs institutions. La Commission nationale consultative de droits de l’Homme a justement émis un argument favorable en affirmant, dans un rapport, que cette convention n’est pas forcément anti-constitutionnelle. Cela dépend de la façon de l’appliquer. Après tout, en Nouvelle-Calédonie, le peuple Kanak est reconnu. Et c’est en France jusqu’à maintenant.

 

Comment se concilie l’identité amérindienne au sein du cadre national de l’État français ? À quelle autorité adressez-vous vos revendications ?

Nous nous adressons à toutes les autorités, à tous les pouvoirs décisionnaires. Que cela soit le pouvoir décentralisé ou l’autorité centrale. Notre reconnaissance et la ratification de la Convention 169 ne peuvent se négocier qu’avec Paris, qu’avec le président de la République. Mais la construction d’un collège, par exemple, concerne la Collectivité territoriale de Guyane (CTG). Bien sûr qu’en tant que citoyen français, guyanais, la CTG me représente à travers son président. Mais en tant que peuple autochtone, en tant que jeune Kali’na, c’est la cheffe de mon village qui me représente. Il n’y a que les autorités coutumières et notre instance de représentation choisie qui peut nous représenter. C’est ce qui est établi par le Droit international et dans les pays qui ont ratifié ladite convention. Moi, je suis Guyanais, mais c’est une composante de mon identité.

Mon peuple est le peuple Kali’na qui vit à l’embouchure du fleuve Maroni et dans les savanes. Quand je vais sur le Haut Maroni, je suis toujours en Guyane, mais je suis chez les Wayanas, ce n’est pas chez moi là-bas. C’est ici, dans l’ouest guyanais que je suis chez moi. J’ai 25 ans, ça ne fait pas longtemps que je suis sur ce territoire, mais en tant que Kali’na, nous sommes là depuis des milliers d’années, mes ancêtres, donc mes racines sont ici. Les non-autochtones n’ont pas le même lien spirituel qui nous lie à cette terre, à la forêt, au fleuve. Nous ne sommes pas issus de l’esclavage, même si nous l’avons également vécu , car nous avons le même colonisateur. D’un autre côté, je ne dirais jamais que nous sommes les vrais Guyanais, pas du tout. Ce n’est d’ailleurs pas la question de savoir qui est un « vrai » guyanais ou pas.

 

Le mouvement de grève de 2017, dans lequel la JAG et les autres communautés amérindiennes ont participé, exigeait entre autres un plus grand investissement de l’État français sur le territoire. N’est-ce pas une contradiction de se tourner vers une « puissance colonisatrice » pour en exiger un meilleur traitement tout en aspirant à s’en émanciper ?

Il y a des points d’urgence. Nous, les Amérindiens, sommes doublement sanctionnés. D’une part, nous ne sommes pas reconnus comme peuple autochtone. Et de l’autre, bien que nous soyons Français nos droits en tant que citoyens ne sont pas respectés. Nos droits d’accès à l’éducation, à la santé, etc. Sur ces questions-là, nous rejoignons le reste de la Guyane. Mais de toute façon, il y a un devoir de réparation. L’histoire de la Guyane française commence par celle de notre presque extinction. Nous, les Amérindiens, sommes déjà dans un monde post-apocalyptique. Qui reconnaît notre contribution en tant que peuple autochtone ? La cuisine guyanaise, le chocolat, les piments, le tabac, ça vient de chez nous. Les chercheurs ont puisé dans notre savoir pour connaître les médicaments qui viennent d’Amazonie. Ce territoire, c’est 50 % de la biodiversité française. Une richesse qui est le résultat de 15.000 ans de gestion respectueuse de la forêt par nos ancêtres. C’est tout ça qu’il faut reconnaître. Nous sommes d’accord pour avoir plus d’école et de professeurs, mais pour enseigner quelle histoire ? Hitler et Napoléon, d’accord. Mais les massacres et les guerres de résistances en Guyane sont importants aussi.

 

La JAG est l’une des organisations qui s’oppose au projet minier qu’on appelle « la Montagne d’Or », qui est un projet de mine à ciel ouvert sur 82 km². Pourquoi ?

En moins de 100 ans de « départementalisation  » de ce territoire, on voit ce que cette soi-disant société moderne a fait de notre territoire. Combien y a-t-il d’espèces en voie de disparition ? Combien de milliers de kilomètres de cours d’eau sont pollués ? Combien de sites ravagés ? Ça, c’est sauvage. Je sais qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs, mais pourquoi vouloir saccager tout le poulailler ? Nous dénonçons cette démesure. Ce sont nos enfants qui mangent actuellement le poisson avec du mercure et qui pâtiront encore des conséquences de cette exploitation, ce ne sont pas ceux d’autres personnes. Quel intérêt de détruire l’écosystème ici pour prendre de l’or qui ensuite restera enfermé dans des coffres en Europe ? Dans notre philosophie, être respectueux de la terre, c’est disparaître sans y laisser de trace. Mais cette société occidentale est obsédée par l’idée de marquer la terre, de rester éternelle.

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