Quand Big Data murmure à l’oreille des brebis

Le puçage des troupeaux ne sert à rien, sinon à habituer les éleveurs à une agriculture connectée dont ils ne veulent pas.

Franck et Pierre refusent d’équiper leurs bêtes de puces RFID, malgré les lourdes sanctions qui pèsent sur eux.

Les hirondelles sont pragmatiques ? Elles ont fait leur nid au chaud, à l’intérieur de la bergerie. Elles ont choisi le néon pour accrocher leur gîte. Franck a eu beau disposer un vieux chiffon pour les chasser, pour prévenir le court-circuit, cela n’a pas découragé les oiseaux. Le nid est ainsi fait de brindilles de paille et de fil de coton. Pour l’instant, pas de court-circuit. Franck n’a pas détruit le nid. « Laisse la porte ouverte pour les hirondelles ».

Franck Sarda, 48 ans, élève un troupeau d’une centaine de brebis allaitantes à Saint-Julien-Molin-Molette, Loire, lieu-dit La Chatagnard. « Un troupeau plus grand ? J’en suis incapable ? J’aurais l’impression de bâcler le travail ». Dans la bergerie, les agneaux destinés à l’abattoir donnent de la voix pour acccélérer la distribution du foin. Sur leurs pelages nuageux, d’étranges marques bleues à la bombe aérosol : «  C’est pour identifier leur mère. Un symbole par mère. Selon le nombre de petits ou comment elles donnent du lait, je fais « adopter » les agneaux par d’autres brebis ». Comme les hirondelles, Franck est pragmatique. Quand il trouve utile de marquer les bêtes, il les marque, comme des générations d’éleveurs l’ont fait avant lui. Il n’a pas attendu l’obligation faite aux éleveurs de « boucler » les troupeaux à l’oreille, à la fin des années 90, avec un numéro d’identification. Il n’a pas non plus attendu l’obligation de boucler la deuxième oreille avec la même information, « au cas où la première boucle soit arrachée », dans les années 2000. Franck est pragmatique, mais il raisonne : quand on l’a obligé en 2010 à remplacer la deuxième boucle par une troisième, celle-ci contenant une puce RFID, il s’est demandé si l’administration ne le prenait pas pour un mouton … Franck refuse de pucer ses brebis. Il risque de lourdes sanctions financières.
Comme Franck, ils sont une poignée d’éleveurs irréductibles à refuser encore et toujours de pucer leurs chèvres et brebis, malgré le harcèlement administratif. Une technologie qui fait courir des risques d’infection aux bêtes (la cicatrisation de l’oreille est très lente). Pour ces éleveurs, ce cheval de Troie qu’on leur impose a été conçu pour l’agriculture industrielle dans laquelle le métier d’éleveur n’a plus aucun sens et où l’animal est maltraité. C’est ce que Franck a expliqué aux fonctionnaires qui l’avaient mis en demeure en 2017. « Ils m’ont répondu :  « oui, mais c’est contraire au règlement » ». Depuis, Franck attend les sanctions, comme une épée de Damoclès.

LOURDES SANCTIONS A LA CLE

Dans le Tarn, elles sont déjà tombées : la ferme de Granquié a écopé de 15 000 euros de retrait d’aides et de 5 000 euros d’amende pour « défaut d’identification ». Les sanctions menacent désormais une autre ferme tarnaise, la ferme d’Al Truc de Pierre et Adeline : « Cette fois, cela passera au pénal ; en plus de la suppresison des aides PAC  et l’interdiction d’acheter  et de vendre la moindre bête, on risque jusqu’à 450 euros d’amende par bête ». Adeline et Pierre élève 50 chèvres.

« Dans des coopératives, quand ils viennent dans les fermes chercher les bêtes pour l’abattoir, le chauffeur sort son ordinateur, passe au milieu des brebis avec son lecteur RFID et bipe les oreilles. Mais ça marche mal, il parait. Donc, au final, il est quand même obligé de compter les bêtes et de vérifier leur numéro d’identification ». Accoudé à l’enclos, Franck a repéré une brebis « mal tétée » qui risque la mammite, tandis qu’une autre se rapproche pour chercher la caresse. « Ces technologies, ça nous permet de traiter les brebis comme des numéros, comme si ce n’était pas des êtres sensibles. Ca serait peut-être plus simple pour moi de considérer que les agneaux que l’on envoie à l’abattoir sont des flux de matière. Mais c’est pas le cas. On leur doit de prendre soin d’eux. On leur doit absolument ».

 

UN FANTASME DE PILOTAGE A DISTANCE PAR L’INFORMAIQUE

Pour Franck et Pierre, la boucle pucée n’a absolument aucun intérêt, tout comme pour le consommateur, car la traçabilité est déjà assurée par la boucle « classique ». « C’est surtout un fantasme des organismes de recherche agricole et des industriels, le fameux rêve gestionnaire de piloter la production grâce à l’informatique », commente Pierre. « Dans cette puce, tu peux mettre toutes les données sur la bête et les transmettre à un ordinateur pour les traiter sous forme statistique. C’est du management, pas de l’agriculture ». On imagine aussi le fantasme de la méga-ferme industrielle avec le minimum de salariés, où les bêtes se font traire « toutes seules », « ouvrent » les barrières à leur passage, où les rations alimentaires sont « personnalisées » … « Ca existe déjà dans l’élevage bovin, mais beaucoup reviennent en arrière parce que la physionomie et les comportement des vaches ne sont pas assez « conformes » à la programmation de la machine. Il y a toujours un grain de sable, par exemple un trayon qui n’a pas la bonne forme pour la machine à traire, etc. » Le vivant résiste.

Chez les bovins où  elle n’est pas obligatoire, la puce RFID a été posée dans 3% des élevages. C’est dire l’intérêt que portent les éleveurs à ce gadget. On imagine donc aisément que les 99% d’éleveurs d’ovins et de caprins qui ont pucé leurs troupeaux ne l’ont pas fait par plaisir, mais bien parce qu’ils s’y trouvent obligés, sous peine de lourdes sanctions. Et puis, dans l’agriculture comme ailleurs, le quatodien n’est pas si simple, il y a suffisamment de problèmes sans s’en créer, et d’autrs luttes à mener. « Si c’était que les brebis : je prends une demi-journée, je puce mes bêtes et on n’en parle plus. Mais c’est préoccupant, non ? »  intérroge Franck. « Après les équidés, puis les chèvres et les brebis, puis les animaux de compagnie, on va où ? C’est quoi ce système ? Je lutte à ma mesure contre les excés de cette informatisation, pour que l’élevage et la société restent à la mesure de l’humain ». Même s’il est « en première ligne », Franck peut compter sur un groupe de soutien, composé d’éleveurs, mais aussi d’enseignants, de travailleurs sociaux, d’artistes qui, eux aussi, constatent et s’opposent à cette « informatisation du monde ». Même état d’esprit dans le Tarn, où la résistance se pense également de manière transversale et groupée au sein du collectif qui s’est constitué pour l’occasion, le collectif Faut pas pucer. Précédemment, en soutien à la ferme de Granquié, le mouvement avait réussi à collecter 15 000 euros pour que les éleveurs puissent faire face aux sanctions. Faut pas pucer soutiendra pareillement Pierre et Adeline qui se retrouveront cette fois en première ligne. « Au procès, ce sera notre nom, mais nous en sentons capables parce qu’il y a un groupe soudé derrière nous » explique Pierre. « Et puis ce sont des sanctions financières, on relativise. Un risque de saisie de troupeau, ça nous prendrait bien plus aux tripes. »

 

Article paru dans le mensuel « l’âge de faire »