Au nom de la terre

Au nom de la terre relate la vie d’une famille d’éleveurs, qui après avoir élevé des caprins, entame une reconversion dans la volaille de chair qui a la  vocation en principe de nous nourrir.

S’agit-il d’un film sur les difficultés de la vie d’un éleveur et de sa famille ? D’une mutation d’activité ? S’agit-il de nous montrer les difficultés de la transmission d’une génération à l’autre ? S’agit-il de l’histoire d’un agriculteur fragilisé par son endettement et qui sombre dans la dépression jusqu’à mettre fin à ses jours ? S’agit-il d’une saga familiale ? Il s’agit de tout cela à la fois.

Guillaume Canet/Pierre Jalreau a repris l’exploitation agricole familiale. Non pas en héritage mais en fermage. La formule permet au fils de reprendre la ferme familiale tout en payant un loyer au père et lui assurer ainsi un revenu qui complète une retraite souvent modeste. La cession ne se fait pas vraiment de gaieté de cœur et Rufus incarne à merveille ce père taiseux et pudique jusqu’à être avare d’affection.

Au delà des caractères et des tempéraments se sont également deux conceptions de l’économie de la ferme et des réponses à trouver pour pérenniser l’activité que Rufus/Jacques Jarjeau voit en termes de manches retroussées et Pierre  davantage en entreprise qui s’adapte. Sous le regard affectueux et expressif du fils et petit-fils Anthony Bajon/Thomas Jarjeau, la ferme est passée de l’élevage de moutons à celui de chevreaux dont le  rendement devenu faible contraint à une nouvelle activité. Pierre commence un élevage de poulets de chair qu’il envisageait en alternance avec ses chevreaux quand l’étable est momentanément vide en fin de saison.

C’est un autre temps qui s’annonce. Poulavie propose un équipement pour automatiser une salle d’élevage permettant d’engraisser 20 000 poulets en quelque semaines. Un sous-traitant ou allié de la même société propose en même temps  la nourriture, aux ingrédients tenus secrets, et les poussins, tout en s’engageant à la reprise des poulets gras et à leur livraison à l’abattoir, qui probablement est lui aussi une succursale de Poulavie. L’investissement est financé par une banque, qui peut être le principal actionnaire de toute l’opération par sociétés enchevêtrées. Par ailleurs, le prix de reprise du poulet engraissé comme le prix d’acquisition du poussin et celui de la nourriture peuvent être fluctuants. Même dans le cas où un prix minimum est garanti à l’éleveur, il n’a en réalité aucune prise véritable sur la vente du poulet aux consommateurs. Le miracle promis par Poulavie peut donc ne pas se produire et même a toutes les chances de virer au cauchemar. Ce modèle économique est celui de l’élevage intégré, qui, avec des variantes, fait supporter toutes les charges et tous les risques au producteur et tous les profits à l’intégrateur.

J’ai aimé ce film. Il s’inscrit dans une suite de films, qui de Petit paysan à Roxane nous incite à dresser l’oreille quand les agriculteurs élèvent la voix et nous ralentissent parfois par leurs manifestations. Ces films nous invitent à ne plus voir seulement dans nos assiettes ce qui réjouit ou déçoit nos papilles, mais des hommes et des femmes dont l’activité assure notre subsistance.

J’ai aimé ce film. Il montre que la vie à la campagne n’est pas seulement bucolique et les paysans d’aimables figurants parfois un peu irascibles dont nous sommes tous des descendants à un degré ou un autre. Ils sont des hommes et des femmes qui comme ceux des ateliers et des bureaux veulent vivre d’une rémunération digne de ce nom.

J’ai aimé ce film. Je l’ai aimé pour Rufus, Guillaume Canet, Veerle Baetens , Anthony Bajon et Samir Guesmi. Leur ton et leurs regards sont justes et ils s’effacent derrière leurs personnages qui sonnent vrais. Veerle Baetens/Claire est à l’image de ces femmes de la campagne qui tout en étant présentes dans l’activité de l’exploitation, ont un emploi extérieur qui permet de suppléer aux ressources parfois insuffisantes et assurent le moral de la troupe. Thomas sera-t-il éleveur à son tour un jour ou sera-t-il ingénieur-agronome, ni trop loin, ni trop près de la tradition familiale ? Pierre saura-t-il trouver grâce aux yeux de son père muré dans ses certitudes dont toutes ne sont pas sans fondements ?

J’ai aimé ce film. Je l’ai aimé pour sa contribution et ce qu’il aurait pu dire de plus mais que nous pouvons faire nous-même en modifiant notre regard sur le monde rural qui ne se résume pas à des pâturages et ses hôtes qui atterriraient comme par enchantement dans nos assiettes.

J’ai aimé ce film. Je l’ai aimé car il est une invitation à se souvenir. Une invitation pour ceux qui ont côtoyé ou connu le travail à la ferme mais également pour le citadin qui ne voient que les paysages défiler quand il prend la route ou le TGV et pour qui les mastodontes de couleur rouge qui vont et viennent dans les champs ne sont que les symboles indiscutables d’une prospérité supposée.

Un texte de Freddy Klein

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Dans Télérama

“Au nom de la terre”, un succès inouï qui touche les populations rurales au cœur

Sorti le 25 septembre, le film d’Édouard Bergeon, inspiré du suicide de son père agriculteur, a déjà réalisé plus d’1,3 million d’entrées. Un succès phénoménal pour un sujet difficile, boudé par les Parisiens, mais qui attire toujours plus de spectateurs en régions. Nous avons suivi l’auteur dans le Doubs, lors d’une projection-débat où l’émotion était au rendez-vous.

Des murmures parcourent la salle à l’unisson. Les images de l’élevage intensif de poulets dans lequel s’embourbe Pierre Jarjeau, agriculteur surendetté et épuisé, provoquent un électrochoc chez les spectateurs. Dimanche 20 octobre 2019, au cinéma Mégarama d’École-Valentin, commune du Doubs située à environ 6 kilomètres de Besançon, la séance de 16 heures d’Au nom de la terre fait salle comble. Comme dans beaucoup d’autres cinés des zones rurales de France, qui ne désemplissent pas depuis la sortie du film, le 25 septembre, alors qu’il est totalement boudé par les Parisiens – 100 000 entrées à peine dans la capitale. On parle d’un coefficient de près de 13, ce qui signifie, en langage clair, que pour un seul spectateur parisien, il y en a douze en province.

Il n’empêche qu’en moins de quatre semaines le film a franchi la barre du million d’entrées et il vient de dépasser 1,3 million de spectateurs. Un record inattendu sur un sujet aussi sensible : le suicide d’un agriculteur pris dans l’engrenage des dettes, de l’épuisement et des fatalités qui se sont abattues sur son exploitation. Au nom de la terre est inspiré de l’histoire de Christian Bergeon. Son fils, le réalisateur Édouard Bergeon, l’a vu mourir après une longue descente aux enfers et l’ingestion de glyphosate, entre autres pesticides, dans un cocktail fatal.

“L’agriculture fabrique une dramatique exclusion sociale et pourtant on en parle très peu”, Ferjeux Courgey, producteur de lait

Ce jour-là à École-Valentin, quelques membres de l’association Solidarité Paysans (1), soutenue par l’équipe du film, sont venus parler de leur action d’aide aux paysans en difficulté. Dans la salle, de nombreux agriculteurs se sont déplacés pour découvrir Au nom de la terre et, surtout, rencontrer Édouard Bergeon à l’issue de la projection. Ferjeux Courgey, 58 ans, producteur de lait à comté sur le plateau du Doubs, et membre bénévole de l’association, accompagne Au nom de la terre pour la cinquième fois. « L’agriculture fabrique une dramatique exclusion sociale et pourtant on en parle très peu, car cette réalité, dans une agriculture performante, est très embêtante à accepter », analyse l’homme. Sa collègue Lison Guinchard, 29 ans, salariée Solidarité Paysans, renchérit : « Le film est un moyen de faire le lien avec l’association et de mettre la lumière sur ce qui se passe dans nos métiers. »

Dans la salle de deux cent vingt places, une grosse cinquantaine de spectateurs est directement concernée, dont notre voisin de fauteuil, qui travaille dans la pomme et les fruits rouges bio. Pierre Chupin, 50 ans, a hésité avant d’acheter son billet. « Je n’étais pas motivé par ce sujet dramatique mais je savais aussi que le film porte une dimension politique, sur un secteur à bout de souffle », explique-t-il. Il est venu avec Maxime, son fils de 12 ans, qui a hérité de son regard bleu. Quand le générique de fin défile sur le grand écran, un autre voisin de rangée, dont le fils est agriculteur, souffle un « c’était dur, hein ? », les yeux embués.

“Merci de nous avoir fait découvrir votre famille et vos difficultés. On voit bien que c’est quand votre père s’est retrouvé seul face à son rêve que c’est devenu un cauchemar”, un éleveur de moutons

Comme il l’a fait des dizaines et des dizaines de fois depuis le mois de juin, Édouard Bergeon débat avec le public après la séance. Plusieurs spectateurs prennent la parole, souvent pour parler de leur propre expérience ou partager des réflexions sur l’impérieuse nécessité de changer de système de production et distribution. « Merci de nous avoir fait découvrir votre famille et vos difficultés. On voit bien que c’est quand votre père s’est retrouvé seul face à son rêve que c’est devenu un cauchemar », s’émeut un éleveur de moutons.

« Il était important pour moi de me rendre dans des territoires où je n’étais jamais venu », nous confie le réalisateur de 37 ans, avant de raconter comment le film est né grâce au producteur Christophe Rossignon (La Haine, La Loi du marché, Une hirondelle a fait le printemps…), quand le DVD du documentaire Les Fils de la terre, réalisé par Édouard Bergeon en 2012, s’est retrouvé sur son bureau. Dans ce film poignant, il suivait – déjà – un paysan de la vallée du Lot aux prises avec de grandes difficultés économiques, se battant contre la dépression. En 2014, le producteur aguerri convainc Édouard Bergeon de tirer un long métrage de cette histoire. Le jeune réalisateur avait aussi signé le documentaire L’Entrée des Trappistes, sur l’enfance de Jamel Debbouze, Nicolas Anelka et Omar Sy, et longtemps collaboré avec le 13h15, sur France 2, pour réaliser des sujets au long cours, sur la toxicomanie chez les marins-pêcheurs, les gamins qui vont faire le djihad ou encore le combat d’un agriculteur, Paul François, contre Monsanto.

Avec ce nouveau projet, Bergeon allait faire ses premiers pas dans la fiction. Au même moment, Guillaume Canet découvrait de son côté Les Fils de la terre, à la faveur d’une rediffusion télé. L’acteur a tenu à incarner Christian Bergeon quand il a découvert qu’Au nom de la terre allait se monter. Canet s’est d’ailleurs beaucoup impliqué dans l’accompagnement du film à travers la France et le soutien à l’association Solidarité Paysans. Patricia Lyautey, femme d’un agriculteur à la retraite qu’elle a dû « nourrir pendant quinze ans » grâce à son activité de salariée, juge l’implication du comédien « extraordinaire » : « C’est une chance inouïe d’être représentés par une équipe comme celle-là ! »

“C’est un succès surprise, vraiment inattendu, même si on a senti, dès les avant-premières organisées cet été, qu’il se passait quelque chose”, Édouard Bergeon

Jamais Édouard Bergeon, qui a œuvré deux ans et demi à l’écriture du scénario, n’aurait imaginé connaître pareil triomphe. D’autant que, selon Didier Lacourt, distributeur historique chez Diaphana, le film pourrait, à ce rythme, atteindre 1,8 million d’entrées, voire franchir la barre des 2 millions. « C’est un succès surprise, vraiment inattendu, même si on a senti, dès les avant-premières organisées cet été sans affiche ni bande-annonce, qu’il se passait quelque chose, face à ces salles pleines. » Distribué sur 437 écrans lors de sa sortie, il atteint aujourd’hui les 550 en cinquième semaine d’exploitation. À quelque 600 kilomètres du Mégarama d’École-Valentin, l’engouement ne faiblit pas non plus. Cathy Coppey, qui dirige l’Ociné, à Saint-Omer (Pas-de-Calais), approche les 5500 entrées dans son cinéma de 1500 places. « Le film a marché très vite, très fort, et notamment lors des séances du dimanche après-midi, toujours pleines, avec une clientèle qui ne vient pas forcément d’habitude : une population issue du milieu agricole qui se rend compte que ce film provoque des discussions. » Même son de cloche à Saint-Brieuc, en Bretagne, où Gérard Hoffmann, exploitant du Cinéland, se réjouit d’avoir franchi les 13 000 entrées. « Une telle constance, on n’a jamais vu ça ! »

D’ores et déjà, il est prévu dans la foulée une sortie DVD/VOD exceptionnelle « avec une grosse implantation dans les hypermarchés régionaux et une moyenne de 50 000 DVD prévus, ce qui est un chiffre énorme aujourd’hui », explique Simon Sastre, responsable de l’édition vidéo-VOD chez Diaphana. Mais, au-delà de ce triomphe commercial, Édouard Bergeon insiste sur la portée politique, militante même, d’Au nom de la terre. Il profite systématiquement de la parole qui lui est donnée pour enjoindre les consommateurs à « acheter le plus court possible » et espérer que son film va « réveiller les consciences ». Pour que son père ne soit pas qu’une statistique de plus chez les agriculteurs qui ont préféré mourir plutôt que finir à genoux. Plus de six cents d’entre eux se sont donnés la mort en 2015, selon les derniers chiffres de la Mutualité sociale agricole rendus publics cet été.

(1) Plus d’infos sur le site www.solidaritepaysans.org