Interview avec Assa Traoré

« Cette plainte veut dire qu’on leur fait très mal, qu’ils ne savent plus quoi faire » 

Depuis la mort d’Adama Traoré, la répression et la criminalisation se sont abattues sur ses proches avec une régularité effarante. La justice semble en effet bien plus diligente à inculper les familles des victimes qu’à inculper les responsables de leur mort ; dans l’affaire Traoré ces derniers ont été uniquement placés sous le statut de témoins assistés. Aujourd’hui1 comble de l’indécence, deux de ces trois gendarmes impliqués dans l’interpellation violente qui a été fatale à Adama Traoré portent plainte contre sa sœur, Assa Traoré pour « diffamation publique ». On revient avec elle sur cette énième tentative d’intimidation et ce qu’elle signifie.

Mise à jour (21.10.19) : l’acharnement continue encore et encore ; une troisième plainte des gendarmes a été portée contre Assa Traoré.

On sait depuis longtemps que la criminalisation menaçait de s’abattre sur toi. La maire de Beaumont avait d’ailleurs déjà failli porter plainte. Nous y sommes désormais. Peux-tu rappeler les faits qui te sont reprochés, par qui et nous dire ton sentiment face à cette mise en examen?

On est dans la continuité du combat, là on est dans le dur. Aujourd’hui ce qui se passe c’est qu’on fait peur. Ça veut dire qu’on appuie où ça fait mal. On met tous les frères Traoré en prison et quand on voit que les frères commencent à sortir, il faut que la criminalisation continue et là on va porter plainte contre moi pour diffamation. Et ce sont les gendarmes qui sont défendus par Maître Bosselut, l’avocat de Marine Le Pen. Il faut savoir que sur les trois gendarmes, il n’y en a que deux qui portent plainte et ce sont bien évidemment ceux qui sont représentés par l’avocat du Front National. Cette plainte confirme déjà tout ce qu’on dit depuis trois ans ; cela confirme déjà qu’ils sont racistes. Nous avons une police et une gendarmerie qui sont racistes. Quand on tue mon frère, on tue mon frère parce qu’il est noir, et on voit par qui ils sont défendus aujourd’hui. Cette plainte quand elle arrive, nous on se dit : « On y est » ; ça veut dire qu’on leur fait très mal et qu’ils ne savent plus quoi faire. Et en vérité c’est une belle tribune qu’ils nous offrent, ça légitime encore plus le combat, on gagne encore plus de soutien et ça les décrédibilise eux encore plus. Aujourd’hui ce qu’il va se passer, c’est le procès  pour Adama avant l’heure. Je donne les noms des gendarmes puisque nous, nous disons qu’on a tué mon petit frère, et si on va en procès, je vais pouvoir prouver s’ils l’ont tué ou pas : cette tribune nous permettra encore mieux de prouver qu’ils l’ont tué.

Quand ils font cette plainte, ils la font sur des posts datant de décembre 2018 et janvier 2019. Ça fait trois ans… Moi j’avais déjà donné leurs noms depuis très longtemps déjà, mais ils vont prendre ces deux-là ; pourquoi? C’est simple : en décembre et en janvier, ils pensaient déjà qu’on allait partir sur un non-lieu en février. Quand on dit que nous sommes dans un système répressif, anti-démocratique, c’est parce qu’en fait on a un pouvoir qui se partage toutes les tâches. Ce pouvoir-là en septembre fait une fausse expertise – puisqu’elle dit cette expertise qu’Adama est mort de drépanocytose – ils la mettent au dossier, ils prévoient de faire un non-lieu. Donc ils en parlent entre eux, ils font leur plainte. C’est un arrangement. Sauf qu’ils n’avaient pas prévu que nous allions sortir une contre-expertise en février 2019, et là ça remet tout en cause. À partir du moment où cette expertise rentre dans le dossier, et que les experts disent que les gendarmes sont mis en cause clairement dans la mort d’Adama Traoré, et que les juges n’iront pas sur un non-lieu, leurs noms peuvent encore sortir encore une fois, et je porte plainte. Donc à partir du moment où ils acceptent que je porte plainte, que je sois partie civile, pourquoi les noms de ces gendarmes-là ne seraient pas donnés?

On ira jusqu’au bout, on ira jusqu’à ce procès-là et on lâchera pas. C’est une forme de répression, d’acharnement. Nous sommes dans un système répressif et aujourd’hui le combat Adama met à nu ce système français. Ce système dans lequel quand tu parles, on t’enferme ; quand tu parles, on te tue ; quand tu parles, on te frappe ; quand tu parles, on te met la pression. On ne laissera pas faire. Ça fait trois ans qu’on se connait et depuis ils devraient quand même savoir que plus on nous attaque, plus on se renforce, on  se durcit et plus on a de soutiens. Et plus le combat  est légitime.

On souhaiterait profiter de cette occasion pour que tu réagisses justement à ce qui est demandé aux familles dont la police a tué les frères, les enfants, sur la réserve qu’on exige alors que ces affaires traînent systématiquement – bien souvent jusque 10 ans -, que les responsables continuent d’exercer et que la presse à la solde du pouvoir ne se prive pas elle pour diffamer victimes et familles.

Il faut sortir de ce que eux veulent, de leur modèle. Quand on fait le Combat Adama, c’est le contre-manuel qu’on met en face d’eux. Il faut donner les noms, il faut citer les juges, il faut citer les procureurs, il faut citer toutes les personnes complices. Quand je fais le « j’accuse », je mets à nu ces personnes-là et ça, ça les gêne, ça les dérange. C’est ce que tout le monde doit faire. Il ne faut pas les protéger. Et on voit que ça leur fait mal de toute façon.

Concrètement, cette mise en examen va-t-elle changer quoi que ce soit pour vous ?

Ils nous renforcent encore plus ; c’est magnifique. Ils ne nous feront pas peur, ils ne nous feront pas reculer, bien au contraire ! On ne lâchera pas, quoi qu’il arrive. Et même si moi Assa Traoré je vais en prison, aujourd’hui le Combat Adama est devenu un symbole, le combat qui met à nu un système, un combat pour tous les Adama Traoré. Vous, vous vous devez de reprendre ce combat-là. C’est une obligation. Pour que le combat ne meure pas, quoi qu’il arrive.

Avant de terminer, peux-tu nous dire où en est la répression contre les proches d’Adama actuellement ?

Quatre frères emprisonnés, deux sont sortis il y a deux mois, il y en a encore deux en prison dont Bagui qui va aller aux Assises pour « tentative d’assassinat » sur plus de soixante gendarmes qui portent plainte ; Yacouba qui est en prison pour l’affaire du bus – il faut savoir que nous sommes aujourd’hui à plus de 250 000 € d’amende à payer juste pour l’affaire de Yacouba. Et l’affaire Adama est toujours à la traîne. Les juges nous avaient promis une autre expertise pour septembre, or ce n’est pas une expertise qu’on a mais une plainte pour diffamation et une mise en examen pour Assa Traoré, la sœur. Donc on voit très bien qu’il y a un très gros problème.

Comment on peut vous soutenir concrètement aujourd’hui?

Il faut que les gens nous aident vraiment ; aujourd’hui l’argent c’est le nerf de la guerre. Si on veut continuer à être debout, si on veut continuer à combattre, il nous faut de l’argent. Il nous faut des sous, il y a la cagnotte, et c’est le seul moyen qu’on peut avoir pour avancer ; sans argent on est K.O.

***********************     *********

Merci infiniment à Assa Traoré, et au comité Adama. Force et courage à elleux.

Interview réalisée le 4 octobre 2019 par cases-rebelles.org