De la convivialité

Comment penser nos rapports aux objets techniques et plus largement aux institutions utiles à la vie collective ?

Quels sont ceux qui nous émancipent ; quels sont ceux qui, au contraire, nous aliènent ? Tout au long de son parcours, Ivan Illich n’a cessé de se poser ces questions au regard leur actualité.

https://www.terrestres.org/2020/03/10/de-la-convivialite/

extraits

Le mot de « convivialité » est à la mode. On l’associe à un comportement bienveillant, à des relations apaisées, sympathiques ou cordiales. L’adjectif « convivial » qualifie aussi bien un pot de départ à la retraite, qu’une action culturelle, un mobilier urbain, un réseau social, une voiture… Le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (1869) de Pierre Larousse le définissait de la manière suivante : « Goût des réunions joyeuses et des festins », L’origine du mot serait la francisation de l’anglais conviviality, « goût des réunions ». Introduit en France par Anthelme Brillat-Savarin, puis tombé en désuétude dès la fin du XIXe siècle, il renaît avec la parution en 1973 d’un essai d’Ivan Illich (1926-2002) qui porte ce titre. Le Larousse en cinq volumes (1997) propose cette présentation : « (angl. Conviviality).

  1. Capacité d’une société à favoriser la tolérance et les échanges réciproques des personnes et des groupes qui la composent.
  2. Facilité d’emploi d’un système informatique. »

Illich serait-il en accord avec cette définition, lui qui attribuait à ce terme une autre dimension, liée à l’autonomie de chacun ? Il est vrai que depuis les années 1970, la société a profondément changé. La convivialité ne serait-elle qu’un élément correctif à l’égard d’un fonctionnement social trop inhumain ? De la première énonciation de ce qu’est la convivialité – il y a presque cinquante ans – et à présent, il convient d’en réajuster le sens et d’en circonscrire les conditions de son déploiement.

De Brillat-Savarin au « convivialisme »

            Les dictionnaires mentionnent toujours une phrase ou deux d’Anthelme Brillat-Savarin (1755-1826) pour illustrer le terme de « convivialité ». Magistrat puis député et maire, il est l’auteur de la Physiologie du goût ou Méditations de gastronomie transcendante, ouvrage théorique, historique et à l’ordre du jour, dédié aux gastronomes parisiens, par un professeur, membres de plusieurs sociétés savantes, publié anonymement en 1825 un an avant sa mort. La convivialité est d’abord un état d’esprit, une façon d’être avec autrui qui efface les différences socio-économiques et rassemble aimablement des individus en une même communauté quasi égalitaire. Elle n’homogénéise pas mais pacifie et socialise. C’est ce sens que l’on retrouvera plus tard dans les travaux menés par Alain Montandon et ses co-auteurs, par exemple Convivialité et politesse (1993), Les espaces de civilité (1995) ou encore le Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre du Moyen-Âge à nos jours (1995).

Ivan Illich ambitionne d’écrire un « épilogue de l’âge industriel », pour cela il s’attache à étudier les « outils » (par ce terme, il désigne ce qui conditionne la production industrielle de biens et de services et non pas seulement un tournevis ou un escabeau) et la manière dont ils sont utilisés et ce faisant interviennent ou pas dans le degré d’autonomie de chacun ou à l’inverse de sa dépendance… Dans La Convivialité il écrit : « Lorsqu’une activité outillée dépasse un seuil défini par l’échelle ad hoc, elle se retourne d’abord contre sa fin, puis menace de destruction le corps social tout entier. » (Oeuvres complètes [O.C], t 1, Paris, Fayard, 2001, p.454) Il convient de trouver la taille au-delà de laquelle un outil, une institution, se retourne contre celui qui le manie, l’utilise. Il poursuit : « On déterminera les seuils de nocivité des outils, lorsqu’ils se retournent contre leur fin ou qu’ils menacent l’homme ; on limitera le pouvoir de l’outil. On inventera les formes et le rythmes d’un mode de production postindustriel et d’un nouveau monde social. » (O.C.1, p.455) « J’appelle conviviale, précise-t-il, une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. » (O.C.1, p.456)

On le voit, avec Ivan Illich, la convivialité a une portée philosophique qui dépasse la simple courtoisie, ce qui est convivial n’est pas un rapport entre humains mais l’outil et le système écologico-social qui le propose. Ainsi la convivialité qualifie-t-elle une nouvelle société où règne l’austérité au sens de Thomas d’Aquin, c’est-à-dire entendue comme « une vertu qui n’exclut pas tous les plaisirs, mais seulement ceux qui dégradent une situation personnelle. » (O.C.1, p.457) Ainsi le mot « convivialité » et l’adjectif « convivial » si répandus de nos jours, y compris dans la publicité, ne correspondent plus du tout à l’usage qu’en faisait Ivan Illich. Ils ont perdu leurs dimensions politique et éthique. Pourquoi ?

D’une part, parce que « Nos rêves sont standardisés, notre imaginaire industrialisé, notre fantaisie programmée » liste Ivan Illich (O.C.1, p.475). Et d’autres part, parce que « La désaccoutumance de la croissance sera douloureuse. Elle sera douloureuse pour la génération de transition, et surtout pour les plus intoxiqués de ses membres. » (O.C.1., p.549). La radicalité du changement qu’exige la société conviviale effraie certainement de nombreuses personnes attirées par une alternative « douce », se contentant d’une ambiance « bon enfant » et hésitant à rompre définitivement avec le monde enchanté de la marchandise. Il y a donc deux convivialités, l’une qui se veut « sympathique » et l’autre, plus exigeante, qui réclame un « art de vivre » caractérisé par la survie, l’équité et l’autonomie créatrice (O.C.1, p.473), trois attitudes qui réunies dépassent largement ce que chacune promet. Là, le « monopole radical » (l’école pour apprendre, l’hôpital pour se soigner, les transports publics pour se déplacer…) et les « professions mutilantes »1 s’effacent, laissant la place à l’auto-organisation décentralisée de petits groupes.

Après la publication de l’essai d’Ivan Illich, le mot continue son chemin. En 1979, trois jeunes membres du mouvement des Radicaux de gauche publient “La révolution conviviale”2, sans mentionner une seule fois le nom d’Illich. Ils décrivent ce que serait une entreprise, une ville, une région, un droit, la démocratie et l’écologie, revus et corrigés par la convivialité. Ils s’inspirent de nombreuses mesures « novatrices » mises en place à La Rochelle, sous la mandature de Michel Crépeau maire de 1971 à 1999, pour élaborer un programme en trois temps : « conquérir le quotidien, imaginer une économie qualitative et choisir le bonheur ». Régionalisme, autogestion, écologie, temps choisi, droit « dépollué », toutes les idées de la « deuxième gauche » sont réunies (il manque curieusement la parité femme/homme) afin de rendre applicable ce qui ne s’appelle pas encore « convivialisme ».

Ce terme surgit sous la plume d’Alain Caillé (fondateur et animateur du MAUSS, « Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales ») en 2013 lorsqu’il rédige le premier jet du Manifeste convivialiste. Déclaration d’interdépendance3 qui sera complété par une quarantaine de personnalités, parmi lesquelles, Claude Alphandéry, Geneviève Azam, Jean-Baptiste de Foucauld, Susan George, Jean-Claude Guillebaud, Hervé Kempf, Jean-Louis Laville, Patrick Viveret… Ce document liste les « menaces » et les « promesses » présentes, pose quatre questions (morale, politique, écologique, économique) en y ajoutant de manière facultative une cinquième (religieuse ou spirituelle), avant de fonder le convivialisme : « nom donné à tout ce qui dans les doctrines existantes, laïques ou religieuses, concourt à la recherche des principes permettant aux êtres humains à la fois de rivaliser et de coopérer, dans la pleine conscience de la finitude des ressources naturelles et dans le souci partagé du soin du monde. » Les signataires ne se réclament nullement d’Illich et confèrent au convivialisme, terme dérivé de « convivialité », un autre sens avec d’autres perspectives.

Un Second Manifeste convivialiste. Pour un monde post-néolibéral, mis au point par Alain Caillé et ses ami-e-s du Club des convivialistes est publié en 2020 chez Actes Sud. Il, se veut plus international dans ses soutiens, il est cosigné par les co-auteurs du premier auxquels s’ajoutent Bruno Latour, Barbara Cassin, Chantal Mouffe, Jean-Claude Michéa, Edgar Morin, Jean Ziegler… On peut y lire cette définition du convivialisme, qui s’inspire de la précédente : « nom donné à tout ce qui dans les doctrines et sagesses, existantes ou passées, laïques ou religieuses, concourt à la recherche des principes permettant aux êtres humains à la fois de rivaliser sans se massacrer pour mieux coopérer, et de nous faire progresser en humanité dans la pleine conscience de la finitude des ressources naturelles et dans le souci partagé du soin du monde. »

Indépendamment du convivialisme, une anthropologue américaine, Lisa Peattie (1924-2018, petite-fille du sociologue américain Robert Park), qui a aussi bien travaillé dans et sur les bidonvilles vénézueliens que sur la participation des habitants lors d’opérations d’urbanisme aux États-Unis, oppose à la « planification urbaine » axée sur la défense de la communauté (sa stabilité, sa localisation, ses règles, ses leaders, etc.), la convivialité qui valorise un « mode d’être ensemble », plutôt festif et désintéressé, sans faire pour autant « communauté »4. Elle écrit joliment que la communauté répond au besoin de « racines » et la convivialité à celui de « fleurs ». L’architecte Silvia Grüning-Iribarren analyse la place de l’urbanisation et de la ville dans l’œuvre d’Ivan Illich et suggère des pistes pour créer une cité conviviale5. De leurs côtés des écodesigners s’évertuent à introduire la dimension conviviale à leurs créations d’un design, à la fois écologique, social et esthétique6.

Un riche parcours

La pensée d’Illich procède d’un parcours existentiel riche et mouvementé7. Né à Vienne, il passe une partie de son enfance en France, puis la fin de son adolescence à Florence, il étudie l’histoire à Salzburg, la cristallographie à Florence et la théologie et la philosophie à Rome. Ordonné prêtre, il souhaite poursuivre ses études postdoctorales à Princeton. Aux États-Unis, il décide d’officier dans une paroisse portoricaine de New York où il est nommé en 1951. En 1956 il devient vice-recteur de l’université catholique de Porto-Rico et commence à analyser à la fois le système scolaire et l’Église catholique (une véritable entreprise « multinationale » qui emploie plus d’un million de collaborateurs et collaboratrices…). Il publie divers articles critiques de l’institution ecclésiastique, dont certains sont signés du pseudonyme de Peter Canon, ce qui l’obligent en 1960 à quitter son poste.

Il s’installe à Cuernavaca (Mexique) et fonde en 1961 le Centro de investigaciones cultural (CIC) et en 1966 le Centro Intercultural de Documentacion (CIDOC), les deux fonctionnant parallèlement. De lieu de formation de « coopérants », « missionnaires » et autres « volontaires de la paix » américains envoyés en Amérique du sud pour contrer le marxisme et le castrisme, le CIDOC devient une école de langue et un laboratoire de la critique du « développement » produisant d’innombrables études remarquablement documentées sur les changements qui affectent les sociétés traditionnelles et les américanisent. C’est là que mijote ce qu’il rassemblera plus tard sous la commune appellation de « pamphlets » : Libérer l’avenir (1971), Une société sans école (1971, le titre anglais est Deschooling Society), La Convivialité (1973), Énergie et équité (1975) et Némésis médicale (1976). En 1976, il décide, avec l’accord de celles et ceux qui y travaillent, de le fermer afin d’éviter son institutionnalisation teintée d’académisme « alternatif ».

À travers l’analyse des services (école, transport, santé, entreprise, énergie…), Ivan Illich formule, avec Jean-Pierre Dupuy, la loi de la contre-productivité. Que dit-elle ? Passé un certain seuil, ces services ne satisfont plus leurs buts : l’école désapprend, les transports ralentissent et congestionnent les déplacements, l’hôpital rend malade, etc. Il faut donc rompre avec eux et les « inverser », d’où la déscolarisation de la société, la dénonciation des professions « mutilantes » (enseignant, travailleurs sociaux, médecins…) et le « ré-outillage » de toutes les activités humaines… Ces ouvrages sont traduits en plusieurs langues et se vendent très bien, plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, selon les langues. Particulièrement sollicité, Ivan Illich donne des conférences partout dans le monde, ce qui lui permet de cultiver un incroyable plurilinguisme. Il rencontre d’autres savants, militants et activistes et constitue ainsi un réseau de correspondant-e-s, qu’il ne cesse de mobiliser et d’étendre. Avec un groupe de travail à Cuernavaca, il construit une bibliographie autour d’un sujet, rédige des notes de lecture, élabore une conférence, qui deviendra un article, qui s’enrichira pour faire un livre, qui en deviendra un autre lorsqu’il est traduit, etc. Cette méthode repose sur l’échange, le travail d’équipe, l’écriture collective, autant dire qu’elle s’avère conviviale ! Le texte final résulte toujours de sa seule écriture, il prend soin néanmoins de remercier celles et ceux qui ont participé à l’ouvrage en question. Écriture fluide, vive, sans aucun jargon qui vise la plus grande clarté d’exposition.

 « Inverser les institutions »

En 1971 Ivan Illich commence à travailler sur ce qui deviendra un an plus tard Tools for Conviviality dont un long extrait est publié dans Esprit en mars 1972, « Inverser les institutions », suivi de remarques et d’appréciations critiques. Il annonce d’emblée qu’il a choisi le terme de « convivialité » en opposition à celui de « productivité ». « Je veux dire par là, précise-t-il, des rapports autonomes et créateurs entre les personnes d’une part et des rapports entre les personnes et leur environnement d’autre part. Ceci s’oppose à la réponse conditionnée et efficace des personnes aux exigences de leur entourage et de leur cadre de vie. Je considère que la convivialité, c’est la liberté individuelle réalisée dans une interdépendance mutuelle et personnelle, et ayant, comme telle, une valeur éthique intrinsèque. Je crois que sans convivialité la vie perd son sens et les hommes dépérissent. »

Il s’en suit une dénonciation du « progrès technique » pour lui-même au nom de l’accroissement de la production de biens et services destinés à satisfaire des « besoins » créés de toute pièce par une économie dont l’idéologie est celle de la croissance, entendue comme un bienfait. Or, celle-ci saccage d’innombrables ressources non renouvelables, détruit des paysages, pollue l’air, les mers et le sol, dévalorise des savoir-faire et des fabrications vernaculaires, impose des « professions mutilantes » aux langages codés, emprisonne chacun dans des dépendances technologiques et institutionnelles dont il ne peut s’échapper, etc. La victoire de cette société productiviste s’accomplit avec l’addiction de tous les consommateurs de déléguer à des « institutions » (école, hôpital, transports, promoteur, etc.), en les rémunérant, ce qu’auparavant ils maîtrisaient, avec leurs moyens et à leur rythme, leur formation, habitation, santé, déplacement…

Ivan Illich dénonce également celles et ceux qui, sans récuser la productivité, en appellent à des droits des consommateurs, qui à ses yeux, sont des droits à détruire l’environnement et surtout à s’autodétruire. Ainsi réserve-t-il quelques « piques » au Club de Rome, qui cette année-là en 1972 publie son rapport Halte à la croissance, à Ralph Nader (né en 1934), un avocat de la cause des consommateurs et à Richard Buckminster Fuller (1895-1983), architecte et selon lui, « ingénieux technosophe ». « Ma proposition d’une politique nouvelle, conclut-il, fixant une limite supérieure à la consommation n’est pas un simple néo-luddisme. Je ne propose pas la diminution des outils de la vie en nombre et en quantité. Ce que je propose c’est une dévaluation radicale du rôle de ce que les outils et leur production doivent jouer dans la société et la vie sociale de l’individu. »

À en juger par les réactions globalement négatives publiées dans ce numéro d’Esprit, la réception de la notion de convivialité suscite des résistances parmi les « progressistes ». Par exemple, Yves Goussault, spécialiste du Tiers-Monde, ne comprend pas pourquoi Illich renvoie dos à dos « les société capitalistes et marxistes », alors que l’Union soviétique ou la Chine « font de l’éducation réformée une arme (…) contre les mécanismes de ‘reproduction sociale’ » et qu’il entend par « convivialité » un passé qui ignore « les réalisations en cours » et craint qu’il ne conduise à une « dépolitisation ». Jean-William Lapierre, sociologue à l’université de Nice, n’ose imaginer une ville dont les maisons seraient construites par les habitants (que des Sam’suffit !), trouve qu’Illich idéalise les relations de voisinage, ne croit pas que chacun puisse autolimiter ses besoins, reproche à l’auteur d’ignorer les classes sociales, les ethnies, les castes, les groupes sociaux, qu’inverser les institutions est un projet politique quelque peu naïf, véritable apologie du self-service et du do it yourself. Ivan Illich répond à ces critiques dans La Convivialité où il écrit afin de clarifier sa pensée : « Je crois qu’il faut inverser radicalement les institutions industrielles, reconstruire la société de fond en comble. Pour être efficient et satisfaire les besoins humains qu’il détermine aussi, un nouveau système de production doit retrouver la dimension personnelle et communautaire. » (0.C.1, p.470)

Un an plus tard, Esprit consacre son numéro de juillet-août à « Avancer avec Illich ». Retooling society rédigé en 1972, publié dans une version développée en 1973 Tools for conviviality, sortira en automne en français dans une traduction complétée sous le titre, La Convivialité. Cette fois les articles sont plutôt favorables, seule Martha Reed Herbert (alors étudiante new-yorkaise) regrette que l’inégalité entre les sexes ne figure que dans une note de bas de page. Serait-ce une telle réaction qui entraînera Ivan Illich à rédiger Le genre vernaculaire, ouvrage majeur, dans lequel, il récuse précisément l’égalité entre les sexes et souhaite la reconnaissance pleine et entière des différences genrées ?

De l’âge des outils…

Les thèses convivialistes d’Illich ne sont pas discutées mais ridiculisées dans le premier dossier d’Esprit et complétées dans le second. Ivan Illich participe activement à la traduction française qui devient plus riche que l’édition américaine. Avec La Convivialité Ivan Illich démontre que « les deux tiers de l’humanité peuvent éviter de traverser l’âge industriel s’ils choisissent dès à présent un mode de production fondé sur un équilibre postindustriel – celui-là même auquel les nations sur-industrialisées vont être acculées par la menace du chaos. » Afin d’échapper au contrôle de la « mégamachine » et de la « technobureaucratie » qui la conforte, il convient, pensait-il alors, de faire éclore une société conviviale. Celle-ci est « une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil » (je souligne). Pour Illich, l’outil est aussi bien un marteau que la main qui l’emploie, une seringue que le dispensaire où un médecin l’utilise, une craie que l’école dans laquelle les tableaux des classes ne cessent de la solliciter, etc. Il distingue « l’outil maniable » (dont l’énergie métabolique résulte de son utilisateur) de « l’outil manipulable » (qui use d‘une énergie extérieure). Seul « l’outil convivial » s’avère « conducteur de sens, traducteur d’intentionnalité ».

Il décrit et analyse tour à tour la nouvelle conception du travail et la déprofessionnalisation qui l’accompagne, les conditions d’équilibre qui réclament la fin du monopole de certaines institutions, le refus de la polarisation et de nouvelles modalités d’usure des biens fabriqués pour ne plus saccager la nature et mettre en péril les fragiles écosystèmes, etc. Il esquisse des pistes philosophiques, plus que pragmatiques, pour sortir du « tout croissance » et prévient : « La désaccoutumance de la croissance sera douloureuse. »

En 1977, Illich publie Le chômage créateur qu’il présente comme une « postface » à La Convivialité ayant trois objectifs : « 1. Décrire le caractère d’une société hyperproductrice de marchandises dans laquelle c’est précisément l’abondance des produits hétéronomes qui paralyse la création autonome de valeur d’usage ; 2. montrer que les professions jouent un rôle occulte dans ce type de société en modelant les besoins ; 3. Dénoncer certaines illusions et proposer quelques stratégies pour mettre des bornes au pouvoir des professionnels qui perpétuent la sujétion à l’égard des produits qu’ils normalisent. » (O.C.2, p.27) Il revient sur la « métamorphose des besoins » dans une « civilisation de la marchandise » à l’aide des « professions mutilantes » qui contrôlent une « pauvreté modernisée » et milite pour une « austérité conviviale ».

… à l’âge des systèmes.

Interrogeant Ivan Illich sur La Convivialité, David Caley8 obtient en 1988, la réponse suivante : « À cette époque-là, j’utilisais encore des mots tels que ‘dans la société’. Je ne les utiliserais plus aujourd’hui. Les concepts que j’ai forgés alors sont difficiles à saisir aujourd’hui. La plupart des certitudes sur lesquelles les gens se reposaient en 1973 se sont envolées. (…) Vous me posez des questions sur un homme qui n’existe plus. (…) Mais ces textes sont morts, ce sont des écrits d’un autre temps.  » (p.161) Illich ne les renie pas pour autant, il ne veut pas les actualiser car il a d’autres chantiers. En 1992, il ajoute : « En 1971, quand j’ai commencé à écrire La Convivialité et à parler de seuils multidimensionnels au-delà desquels l’humain s’efforce de devenir destructeur du mode de vie, je me suis effondré. C’était la première fois de ma vie que je me trouvais dans cet état que l’on appelle ‘dépression’. Je ne crois pas que j’aurais continué à écrire si j’avais tenu un fils de ma propre chair dans mes bras. (…) Je pense qu’il est indispensable, pour pouvoir penser et réfléchir, pour avoir des idées claires et précises et les exprimer avec des mots significatifs et sensuels, de savoir que nous n’avons pas de futur. »  (p.347)