Covid et les paradoxes des TIC

Cours en visioconférence pour les écoliers/lycéens/étudiants, consultation médicale à distance, …

…télétravail, géolocalisation des malades, activités sportives ou de bien-être en ligne (danse, yoga, méditation, qi qonq…), culture/information numérique (journaux, livres, émissions radio ou TV…), achat en ligne de produits « essentiels » ou non (alimentation, livres, vêtements…)… En ces temps de pandémie la liste des usages des technologies de l’information et de la communication (TIC) est longue et multiple. Toutes ces « nouvelles » activités, résultats de décisions politiques de confinement et de réduction des activités sociales, sont montrées, diffusées et perçues comme des innovations, sources potentielles de transformation. Possible. Il existe toutefois des biais sociaux et colonialitaires (en rapport avec l’ensemble des rapports de domination) à la prolifération de ces usages.

Certes, l’existence des TIC (matériel – dont smartphone, tablette et ordinateur –, infrastructures de télécommunication et logiciels – dont réseaux sociaux numériques, jeux, sites de vente en ligne) permet de rester informé et de communiquer tout autant que se distraire, faire œuvre de solidarité, voire de résistance : mise en ligne de vidéos parodiques ou d’articles théoriques, lancement d’appels ou de pétitions contestataires, montage de réseaux d’entraide, de groupes de paroles ou d’expression artistique… Toutes ces initiatives témoignent l’envie et le besoin de changements sociaux, voire alimentent l’utopie d’alternatives transgressives au système dans lequel nous vivons.

Pour tous les usagers des TIC, le temps se distord, les espaces se rétrécissent : on peut facilement communiquer par Skypedepuis un village français vers une grande ville sud-américaine, par exemple, et ce malgré le décalage horaire. Les emplois du temps se densifient : la vie quotidienne s’accélère, des heures entières sont vampirisées par l’addiction aux jeux, aux réseaux sociaux numériques, au tout connecté. Les champs d’action se réduisent : l’utilisation des groupes Facebook, d’Instagram, de WhatApp… remplace les réunions ou les rencontres physiques. Autant d’« offres » qui sont désormais intégrées au quotidien.

Pour ces raisons et paradoxalement, les TIC, et les opérateurs privés qui les régissent, ont, au-delà des effets négatifs sur la nature (serveurs de données, matières premières toxiques ou non recyclables), des impacts sur la hiérarchie sociale. En premier lieu, des personnes n’y ont pas accès pour des raisons financières, techniques, géographiques ou d’an-alphabétisation numérique. Elles s’en trouvent isolées, exclues ou discriminées : l’exemple en France des ouvriers du BTP qui ne peuvent pas travailler à distance est éclairante. Ensuite, les personnes qui se prêtent aux usages forcés des TIC, le plus souvent pour des raisons économiques, sont précarisées : distorsion du droit du travail, isolement social, a-capacitation à envisager des solutions collectives aux contraintes liées à la production à distance de biens intellectuels ou de services.

La banalisation des usages des TIC est telle que, pour tout le monde, il existe une injonction à être connecté, si on souhaite « participer » du monde contemporain « moderne ». Cette injonction est dictée par des acteurs de la mondialisation de l’économie qui nous sollicitent en permanence par leurs requêtes multiples. Dominants, ces acteurs s’appuient depuis plus de vingt ans sur les outils numériques (propriétaires) pour accélérer autant les échanges que les savoirs, la vente de matières premières, de titres financiers (marché de la Bourse), d’encarts publicitaires ou de corps humains. L’ensemble des outils utilisés sont d’une part créés et fournis par des entreprises privées (multinationales de télécommunication ou d’informatique, très majoritairement nées aux États-Unis) dont l’objectif est de générer du profit financier. D’autre part, ils sont développés par une minorité, très majoritairement des jeunes hommes blancs occidentaux de classe moyenne hétérosexuels (les informaticiens et ceux qui leur définissent les cahiers des charges). Cette situation a pour effet que les populations, et en particulier les femmes, sont dépossédées des décisions relatives à la société numérique car elles ne sont pas consultées. Leur apport aux décisions politiques générales en est amoindri.

Par ailleurs, la mainmise du privé sur le secteur a des impacts sur les comportements et la pensée de ceux et surtout de celles qui utilisent ces outils. Par exemple, si on veut échanger avec d’autres ou se faire connaître, partager des photos, souvenirs, idées, on ne se pose plus la question d’avoir un compte Facebook. On n’hésite pas à utiliser Google pour trouver ce qu’on cherche. On utilise WhatsApp parce que c’est pratique. Toutes ces applications sont régies par des algorithmes inspirés par une culture et des choix économiques pour le moins occidentaux, sinon masculins, voire paternalistes. Ils sont le produit d’un mode de pensée structuré, normé, codé, dicté par une culture nord-américaine, judéo-chrétienne, cartésienne et libérale.

Aussi, depuis la création des TIC, on assiste à une privatisation des moyens et des modes de communication et d’information, ce qui va à l’encontre de toute idée de bien commun. On observe également une occidentalisation et une masculinisation de la pensée, ce qui réduit les libertés individuelles, le libre arbitre, les libres exercices de la citoyenneté et de la démocratie, la contestation.

Que ce soit à des fins de travail ou de consommation, l’obligation d’être connecté transpose le lieu d’action des individus de la « sphère réelle » à la « sphère virtuelle ». Cette transposition déplace les rôles et responsabilités politiques. Par exemple, la faible visibilité du rôle social quotidien des femmes en matière de santé, éducation et nutrition des ménages – renforcé en période d’épidémie–, est accentué car on passe, implicitement, du « collectif politique » (division entre sphères privée et publique) à l’« individuel symbolique » (le peer to peer, l’« ami » Facebook, l’« abonné » Twitter, les blogs…).

En outre, l’émergence de la « société de l’information » coïncide avec la Conférence mondiale des femmes de Pékin de 1995. On observe alors une double institutionnalisation, celle des TIC et celle du genre. Peu à peu, les politiques de TIC sont venues biaiser les politiques d’égalité femmes/hommes. Au-delà de relayer les stéréotypes de genre généralement véhiculés par les médias, elles ont orienté les actions des institutions vers l’accès des femmes aux infrastructures technologiques au détriment de leur contribution à la diffusion de contenus. Les expressions d’une majorité de femmes, en particulier dans les pays dits pauvres, leurs savoirs, n’ont pu être mis en lumière. L’émancipation a été plus technique qu’éditoriale, plus fonctionnelle que politique. Ces deux institutionnalisations conjointes ont participé de l’invisibilité et de la dépolitisation des luttes des femmes et par là même de leur subalternité : les femmes ne sont pas considérées comme des actrices du politique, porteuses de savoirs propres.

Plus généralement, les TIC génèrent des inégalités et renforce les hiérarchies sociales (de classe, de race, de genre), entre anciens territoires colonisés et nouveaux États expansionnistes, entre États et populations, entre savants et non savants… Parce que, au cœur de la société numérique, un registre universaliste abstrait est emprunté – les missions des multinationales comme Microsoft, Google, Facebook, Twitter… prétendent « ouvrir » le monde, favoriser l’échange entre les individus du monde entier, d’où qu’ils soient, comprendre ce qui est « le plus important » pour ces individus –, les savoirs des « invisibles » (femmes, racisés, pauvres) sont capturés et ignorés. L’historicisation, la contextualisation, la genrisation de ces savoirs sont méprisés. On assiste ainsi à un déracinement épistémique (hiérarchie de pensée) qui fait violence. Cette violence est désormais partie intégrante de la colonialité numérique qu’on peut définir comme étant la reproduction patriarcale, accélérée, excessive, en surenchère, de la mondialisation, du capitalisme et de l’occidentalisation, et antérieurement du colonialisme.

Fort heureusement, la colonialité numérique est paradoxale. Elle permet de libérer des « contretemps ». Comme pendant les « printemps arabes », ou aujourd’hui en Iran, en Algérie, au Chili… on attend de voir comment, pendant et après cette crise sanitaire, les paroles vont se libérer, les rébellions se concrétiser, les collectifs se créer, les alternatives émerger et les TIC se penser.

Joelle Palmieri
23 mars 2020

Pour aller plus loin :

 

Joellepalmieri.org