Les personnalités narcissiques aiment les situations de crise

Entretien avec un docteur en génétique

Bruno Lemaitre dirige un laboratoire de recherche en immunologie à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Ce spécialiste de la réponse immunitaire aux infections chez les insectes a commencé sa carrière auprès du professeur Jules Hoffmann, prix Nobel de médecine en 2011.

Parallèlement à son métier de chercheur, Bruno Lemaitre s’est lancé avec passion dans l’étude de la psychologie des personnalités. Il explore en particulier le narcissisme, et son influence dans les sciences et la société. Après un premier essai sur ce thème en 2016 (An Essay on Science and Narcissism, autoédition, non traduit), il a publié Les Dimensions de l’ego (éditions Quanto, 2019).

L’étude des personnalités, est-ce pour vous un nouveau champ de recherche ou un moyen de mieux comprendre l’univers dans lequel vous évoluez ?

Bruno Lemaitre : Je suis spécialiste des drosophiles mais l’humain m’a toujours intéressé. Après avoir fait de la recherche pendant un grand nombre d’années, pris un peu de distance, observé comment le monde de la science fonctionne, et j’ai eu envie de me plonger dans l’étude des personnalités et la psychologie évolutionniste.

Comment monte-t-on dans la hiérarchie ? Peut-on être sympa et génial à la fois ? En sciences comme ailleurs, la dimension « politique » est très importante, mais il y a peut-être un peu plus d’autocritique dans notre domaine. Et puis ces sujets ont donné lieu à tout un faisceau de recherches, principalement dans les pays anglo-saxons. Le narcissisme et son rôle dans le leadership sont assez bien compris, mais ce n’est pas pour autant qu’on parvient à le contrôler.

En me passionnant pour ce sujet, j’ai réalisé que la montée du narcissisme ces dernières décennies peut expliquer bien des maux de nos sociétés : les inégalités croissantes, la pression sociale, mais aussi l’emphase sur l’apparence physique, la défiance envers les institutions, les difficultés à construire un couple durable… Je n’ai pas franchi le pas pour faire de la recherche en psychologie, mais j’aimerais aller plus loin dans l’exploration des personnalités des scientifiques. Ils forment un groupe puissant, peut-être le plus puissant, même s’ils s’en défendent, et la connaissance scientifique régente beaucoup de choses dans la société. J’aime la recherche, mais je ne pense pas que les chercheurs doivent être mis sur un piédestal.

Comment reconnaître un narcissique ?

En France, le narcissisme est surtout vu sous l’angle de la psychanalyse, et le sujet est surtout centré sur les pervers narcissiques et leur comportement manipulateur. Mais c’est une forme extrême qui ne permet pas de saisir toutes les facettes de ce trait de personnalité, qui est en fait un continuum. Depuis un siècle, le narcissisme a fait l’objet de nombreuses définitions.

Pour résumer, on peut retenir des caractéristiques comme le sentiment de supériorité, le besoin d’être mis en avant, l’attirance pour le succès et le pouvoir. Les narcissiques ont une forte confiance en eux, ce qui explique leur aisance dans un groupe. Ils jouent de séduction et utilisent leurs relations personnelles non pas comme une fin en soi, mais comme stratégie pour gravir les échelons. En même temps, ils ont un besoin constant d’être reconnus, de recevoir de la part des autres une confirmation de leur supériorité, et ce tant dans le domaine sentimental que professionnel. Ainsi, une de leurs stratégies classiques est de placer leurs plus fidèles collaborateurs à des postes-clés, cela crée un réseau de personnes serviles qui entrent dans un jeu d’alliance « donnant-donnant ».

Vous soulignez aussi la tendance de ces personnalités à s’attribuer le travail des autres…

Sans forcément s’en rendre vraiment compte, un narcissique surdimensionne ses actions, et déprécie celles des autres. S’il présente un projet collectif, il va ainsi particulièrement mettre en valeur sa contribution personnelle. Ses propos aussi sont surdimensionnés, et chez certains cela confine à la mythomanie. En même temps, ce sont des personnalités très susceptibles à la moindre critique, dont ils exagèrent la portée.

En fait, ils se comportent souvent comme s’ils avaient un titre qui les distingue des autres. Cette notion de passe-droit, que j’appelle l’« entitrement » (entitlment en anglais), est l’une des facettes les plus négatives du narcissisme, car la sensation d’être spécial fait qu’on ne se sent pas dans l’obligation de suivre les règles. C’est ce qui explique le fort taux de corruption chez les politiciens, par exemple. Les narcissiques aiment aussi se regrouper auprès d’institutions d’élite qui deviennent en fait des lieux de réseaux pour leur ascension vers le pouvoir.

Il n’y a cependant pas que des aspects négatifs. Les personnes avec un gros ego peuvent être de grands créateurs, de grands scientifiques et leur narcissisme contribue certainement à leur créativité et à leur capacité à innover.

Quid du narcissisme en sciences ?

Les scientifiques sont encore souvent perçus comme des individus travaillant collectivement à la recherche de la vérité, mais les luttes de pouvoir et les batailles d’ego sont très présentes dans la communauté académique. Je l’ai souvent constaté dans ma vie de chercheur, et c’est attesté par des études.

Le surdimensionnement et la forte estime de soi des narcissiques font qu’ils sont très habiles à valoriser leurs travaux de recherche. Ils peuvent épater la galerie avec quelques données préliminaires quand d’autres scientifiques, moins sûrs d’eux, auront besoin de beaucoup de résultats pour convaincre. Ils savent aussi tisser des réseaux avec des personnes qui leur favoriseront l’accès aux meilleures revues, les invitations dans des congrès… ce qui va augmenter leur visibilité. C’est ainsi que des narcissiques peuvent braquer les projecteurs sur certaines disciplines, créant des effets de mode. Sans la personnalité dominante de Freud, la psychanalyse n’aurait sans doute pas pris autant de place.

Selon vous, les conséquences peuvent être graves pour la communauté scientifique. En quoi ?

Le sentiment d’être supérieur aux autres rend les narcissiques moins sensibles aux conflits d’intérêts. Plus ou moins inconsciemment, certains chercheurs à l’ego surdimensionné peuvent ainsi s’approprier les données de leurs collaborateurs, ou s’arroger la paternité d’une découverte collective. L’interprétation exagérée des résultats, la culture du sensationnalisme, qui contribuent à « bien » publier, est un vrai problème qui entame la crédibilité de la science. Par ailleurs, le comportement non éthique de certains scientifiques narcissiques à forte visibilité encourage d’autres à faire de même, créant une spirale négative qui affecte toute la communauté.

Les crises comme la pandémie de Covid-19 contribuent-elles à propulser sur le devant de la scène des narcissiques ?

De manière générale, les personnalités narcissiques peuvent aimer les situations de crise, parce que leur forte confiance en eux-mêmes leur procure une forte résistance au stress qui leur permet de prendre des décisions rapides. Ce sont donc des moments d’émergence de nouveaux leaders, en politique notamment.

Dans des crises scientifiques qui deviennent des enjeux publics, comme l’épidémie de sida, le réchauffement climatique ou aujourd’hui le Covid-19, des chercheurs à gros ego, que l’on connaît déjà dans la communauté, se révèlent au grand jour.

Ainsi les propos du microbiologiste Didier Raoult sur la pandémie et l’efficacité de l’hydroxychloroquine peuvent paraître surdimensionnés, mais il exerce une fascination sur certains publics. C’est finalement délétère pour la recherche, car les gens sont très en demande de ce traitement alors qu’on ne sait pas s’il est efficace, et on ne peut plus faire d’essais cliniques dans des conditions apaisées, ce qui retarde le processus. Didier Raoult est un chercheur reconnu, mais c’est aussi un homme de pouvoir. Il est difficile de lutter contre des personnes qui affichent une telle confiance, tout en prenant aussi, parfois, la position de victime de la communauté scientifique. Résultat, on est dans une situation très confuse.

Y a-t-il des antidotes ?

Il n’y a pas de solution simple au problème de l’ego. Si on en avait une, on aurait évité bien des guerres, des individus comme Kadhafi, Bachar El-Assad ou Donald Trump n’auraient pas accédé au pouvoir. Sans aller jusque-là, nous avons tendance à choisir des leaders sûrs d’eux-mêmes, qui souvent déçoivent ensuite. Les dirigeants laborieux, éthiques, sont moins attractifs.

Des recherches suggèrent que les femmes auraient peut-être un leadership plus égalitaire, moins dominant que les hommes. Dans un article tout juste publié dans la revue The Leadership Quartely, des chercheurs suisses et allemands proposent une solution originale : choisir des leaders par tirage au sort. Selon leur étude, ce mode de sélection conduirait à des dirigeants moins enclins à abuser de leur pouvoir et qui prennent de meilleures décisions pour le groupe que les leaders « traditionnels ».

 

Le Monde

Dans son livre « Les Dimensions de l’ego », le chercheur en immunologie Bruno Lemaitre décrit le narcissisme dans la sphère scientifique, et ses dangers.