Pour le moment, le monde d’après c’est le monde d’avant en pire

Un entretien avec Thomas Porcher

Le confinement a jeté une lumière crue sur la précarité vécue par des Français et sur la fragilité des services publics dont on vantait auparavant la qualité. Ces éléments, l’économiste Thomas Porcher les avait décrits dans son dernier livre  Les  délaissés  (Fayard, 2020), retenu parmi les premières sélections pour trois prix (prix de l’écrit social, du livre d’économie et le prix lycéen lire l’économie).

Selon lui, le triptyque mondialisation-financiarisation-austérité a dégradé le niveau de vie de tous, du banlieusard à l’agriculteur en passant par le gilet jaune. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les cadres ne sont pas exempts de cette glissade économique. Tous ont, d’après l’auteur, intérêt à prendre conscience qu’ils sont touchés par le système tel qu’il est. Mais les discours individualistes et culpabilisateurs entretiennent la division, que la récession et la montée du chômage vont alimenter.

Entre le casting gouvernemental, qui penche plus à droite, et le choix de l’exécutif de ne pas renoncer à ses réformes, notamment celle des retraites, Thomas Porcher juge que pour l’instant le monde d’après ressemble très franchement à celui d’hier, voire en pire.

Cette période du confinement a-t-elle changé votre conception du monde ?

Le confinement m’a conforté dans mes idées. Je dénonçais depuis longtemps la baisse des moyens dans les services publics, en premier lieu à l’hôpital, les méfaits de la mondialisation et de la désindustrialisation.

On n’a eu de cesse de nous rabâcher ces dernières décennies que l’Etat ne pouvait pas tout, qu’il fallait gérer les services publics comme des entreprises, que la mondialisation profitait à tous, que l’industrie ne servait plus à rien et qu’il fallait que la France devienne une « start-up nation ». Aujourd’hui c’est l’Etat, seul, qui soutient la reprise. La mondialisation et la désindustrialisation nous ont désarmés : on ne sait plus fabriquer en France des choses aussi simples que des masques ou des respirateurs.

Ceux qui ont défendu ce modèle se sont trompés sur tout. Il faudrait les confronter à leurs erreurs, et cela vaut aussi pour une grande partie de la gauche. La casse de l’hôpital public n’a pas débuté sous la présidence d’Emmanuel Macron, elle dure depuis vingt ans, et dans ce laps de temps il y a eu des gouvernements et un Président « de gauche ».

Avec la crise, des dogmes sont tombés. Du jour au lendemain, on est passé des « nécessaires économies » au « quoi qu’il en coûte ». A l’inverse, on a vu surgir des propositions, comme l’annulation des dettes détenues par la Banque centrale européenne (BCE). Qu’en pensez-vous ?

Je pense qu’il faut dans un premier temps se concentrer sur l’essentiel. Le soutien budgétaire de l’Etat à l’économie est primordial et doit se faire sous conditions. La question de l’annulation des dettes ne doit pas nous en détourner.

« Il faudrait plutôt militer pour une impulsion budgétaire plus forte et être vigilant pour qu’il n’y ait pas dans deux ans un tournant austéritaire comme en 2011. Ce serait une catastrophe »

La dette publique n’est pas un problème actuellement en France, elle pourrait l’être pour des pays du Sud de l’Europe, il faut donc renforcer les garanties de la BCE pour que les taux d’intérêt convergent le plus possible. Parler d’annulation maintenant enverrait un mauvais signal aux créanciers, c’est un débat qu’on pourra avoir plus tard. L’urgence actuelle est de relancer l’activité parce que des gens crèvent de faim.

Il faudrait plutôt militer pour une impulsion budgétaire plus forte et être vigilant pour qu’il n’y ait pas dans deux ans un tournant austéritaire comme en 2011. Ce serait une catastrophe, il ne faut surtout pas refaire les mêmes erreurs qu’en 2008. Rappelons que la France a mis huit ans pour retrouver son niveau de richesse d’avant crise quand les Etats-Unis en ont mis trois. La différence, c’est que les Américains n’ont pas eu peur de creuser leur déficit pour soutenir l’activité, quand nous avons préféré une politique pro-cyclique (réduire les déficits pendant les récessions, ndlr) à partir de 2011 qui a freiné la reprise.

La dette a déjà fortement augmenté. L’Etat a-t-il encore les moyens de faire plus ?

Bien sûr ! Pour la simple et bonne raison que la France peut s’endetter facilement. Encore aujourd’hui, l’Etat emprunte à des taux d’intérêt très bas malgré la crise. Investir dans la transition énergétique ce n’est pas jeter de l’argent dans un trou noir. Au contraire, les multiplicateurs sont très élevés. Idem pour l’hôpital, la petite-enfance ou l’éducation. Demander à la majorité de la population, si elle ne considère pas que ces services sont utiles.

Puis, le niveau des dettes est relatif. Celle de la France dépassera largement les 100 % du PIB à la fin de l’année, mais elle ne sera pas la seule dans ce cas. Les Etats-Unis, le Japon ou le Royaume-Uni vont également voir leur dette publique augmenter. Or, il faut bien que les investisseurs institutionnels placent leur argent quelque part et, encore plus en temps de crise, là où il est plus sûr d’investir, c’est dans les titres souverains.

Aujourd’hui, le vrai souci, c’est la dette privée. Mais personne n’en parle. Or, elle pourrait entraîner une crise boursière si l’activité ne repart pas rapidement.

La crise a aussi révélé les deux visages de l’Europe : un premier plutôt solidaire, avec les plans de relance proposés par Emmanuel Macron et Angela Merkel ou par la Commission, puis celui de la division avec des pays frugaux qui freinent toutes les négociations. Prônez-vous toujours la « confrontation » avec l’Union européenne ?

Il est très difficile de juger « le bon visage » de l’Europe pour le moment. Ce n’est réellement qu’après coup qu’on verra si les lignes ont réellement bougé. Je constate surtout qu’on a un très lourd passif sur le fonctionnement de la zone euro, surtout depuis 2008. Il faut ouvrir les yeux, la Commission européenne a demandé 63 fois aux Etats de réduire leurs dépenses de santé entre 2011 et 2018.

« Aujourd’hui, le vrai souci, c’est la dette privée. Mais personne n’en parle. Or, elle pourrait entraîner une crise boursière si l’activité ne repart pas rapidement »

On nous vend depuis des années cette idée qu’on a besoin de l’Europe pour peser dans le jeu géopolitique face à la Chine, les Etats-Unis et la Russie. On nous rabâche qu’elle est la juste taille pour mener une transition écologique efficace, mais elle n’a jamais cherché à s’imposer d’un point de vue géopolitique. Economiquement parlant, l’Europe est ouverte à tous les mauvais vents de la mondialisation, notamment les traités de libre-échange. Elle en a tout de même signé un avec le Mexique pendant le confinement !

Enfin, l’Union européenne (UE) a été construite sur une matrice qui fait qu’elle est devenue une machine à fabriquer de l’austérité, sans tenir compte des choix démocratiques, comme nous l’a montré le cas grec. Donc oui, sans hésiter, il faut une confrontation forte avec l’UE et le cas échéant se préparer sérieusement à la sortie.

Dans votre livre vous insistez sur la dégradation des services publics locaux, qu’il s’agisse de l’Etat ou des collectivités. Emmanuel Macron a nommé un maire d’une petite commune Premier ministre. Est-ce une façon de dire qu’il donne la priorité aux territoires ?

Rappelons d’abord que François Hollande a appliqué la plus grosse cure d’austérité jamais vue depuis la Seconde Guerre mondiale sur les collectivités territoriales. Il leur a imposé plus de 10 milliards d’euros d’économies par an. Emmanuel Macron est allé encore plus loin dans cette politique.

Concrètement cela signifie des baisses de moyens pour les bibliothèques, les crèches, les cantines… Une ville comme la Courneuve (Seine-Saint-Denis) a vu les dotations de l’Etat divisées par deux depuis 2014, alors que 40 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Pour les habitants de cette commune, les conséquences de ces choix politiques sont perceptibles dans leur vie de tous les jours : moins d’agents à Pôle emploi alors que le chômage est l’un des plus élevés du pays, des classes de 35 élèves et les cours du soir supprimés…

Réduire les budgets des services publics locaux a des incidences concrètes sur la vie quotidienne des gens. C’est très bien de placer un Premier ministre qui affirme « croire aux territoires », mais à la fin ce sont les moyens qui comptent.

Les élections municipales ont été marquées par une forte abstention mais aussi par le succès des alliances écologistes. Peut-on espérer que les choses s’améliorent ?

J’ai suivi de très loin les municipales. Je me concentre plutôt sur mes travaux et mes livres. J’ai d’ailleurs cofondé l’année dernière un centre de recherche sur l’énergie et le climat, le Crecc (center of research for energy and climate change) avec Khaled Guesmi et d’autres.

La politique m’intéresse beaucoup moins aujourd’hui, mais je dirais que les victoires des alliances écologistes dans les grandes villes sont de bonnes nouvelles. Maintenant, il est important de rappeler que pour un grand nombre de collectivités locales, les dotations de l’Etat sont primordiales, surtout pour les plus pauvres. Tant qu’il poursuivra une politique d’austérité à l’égard des collectivités locales, l’Etat demeurera le bras armé des inégalités territoriales dans le pays.

Vous critiquez la taxe carbone, qui est un impôt régressif, et plaidez pour un grand plan de rénovation des bâtiments. La Convention citoyenne pour le climat a écarté la première et consacrée le second. Une réussite démocratique ?

Sur la transition énergétique, certaines questions demandent d’être tranchées, mais grosso modo on sait ce qu’il faut faire. De nombreux scénarios existent comme celui de Négawatt ou de l’Ademe.

Honnêtement, on n’a pas attendu la Convention citoyenne pour le climat pour savoir que la rénovation des bâtiments était un chantier important et qu’il fallait le faire à un rythme plus élevé qu’actuellement. Déjà, le Grenelle de l’environnement avait pour cible de rénover 400 000 habitations par an, François Hollande en avait promis 500 000. Or, dans les faits, il y a en toujours deux fois moins et c’est souvent les ménages les plus aisés qui font les travaux.

« Encore faut-il que, quand le politique interroge les Français, il les écoute et qu’il ne s’en serve pas de faire-valoir pour se gargariser d’avoir fait participer des citoyens, alors que le programme était déjà bien établi avant »

Les incitations fiscales ne suffisent pas, il faudrait de l’investissement public. Ce qu’il faut faire pour engager la transition écologique a déjà fait l’objet de nombreux travaux, les moyens pour arriver aux objectifs sont le nerf de la guerre et pour cela, il faut poser la question des traités européens, de la nécessité d’obtenir des fonds propres supplémentaires, de l’investissement public, de la politique industrielle et de la planification sur vingt ans de la transition.

Une autre question majeure est celle du nucléaire. Nos réacteurs vieillissent, ils ont 33 ans d’âge moyen et étaient initialement prévus pour 40 ans. Il faut d’urgence se poser la question : soit de l’allongement de leur durée de vie à 50 ans, pour un coût estimé à 50 milliards, soit de l’arrêt progressif d’un certain nombre de réacteurs et de leur remplacement par des unités d’énergie renouvelables.

Ce choix est certes technique mais aussi démocratique. En l’occurrence, il serait pertinent de consulter les citoyens pour trancher une bonne fois pour toute cette question qui est en suspens depuis des années, et enfin amorcer la suite. Il faut que chacun ait bien en tête que les choix énergétiques que nous faisons aujourd’hui déterminent l’énergie que nous consommerons dans 20 ans.

Le point positif de la Convention citoyenne pour le climat est qu’elle a pu faire participer les Français et c’est une demande constante, en témoigne le référendum d’initiative citoyenne (RIC) que défendaient les gilets jaunes. C’est une forme de participation intéressante. Encore faut-il que, quand le politique interroge les Français, il les écoute et qu’il ne s’en serve pas de faire-valoir pour se gargariser d’avoir fait participer des citoyens, alors que le programme était déjà bien établi avant.

Vous estimez que cette transition écologique doit être portée par un Etat stratège qui planifie et par des entreprises publiques, comme EDF et SNCF. Vous proposez de démocratiser les conseils d’administration de ces entreprises en y incluant des représentants des salariés, mais aussi des usagers, des collectivités territoriales… Pourquoi ?

Les conseils d’administration ne peuvent plus se résumer à une poignée de personnes qui ont fait les mêmes écoles, appartiennent à la même classe et se refilent des jetons de présence pour gagner leur vie. Ces instances doivent accueillir des représentants des salariés, des consommateurs et des collectivités territoriales.

Il faut que la prise de décision prenne en compte toutes les parties prenantes affectées par l’activité de l’entreprise. L’Etat doit fixer une feuille de route, organiser la production avec les entreprises publiques et privées. Nous l’avons vu dans cette crise, nous avons besoin d’un Etat stratège. Emmanuel Macron doit recréer un ministère du Plan.

Comment renforcer un Etat social et un Etat stratège fort quand ce sont des hauts fonctionnaires eux-mêmes qui sont à l’origine du détricotage ?

Je pense effectivement qu’il faudrait redéfinir les fonctions d’au moins 200 hauts fonctionnaires. Cela fait bien longtemps qu’une partie de l’Etat, certains hauts fonctionnaires de Bercy ou de la Cour des comptes, s’en prend, sous couvert d’expertises techniques, aux Français les plus fragiles.

L’Etat doit fixer une feuille de route, organiser la production avec les entreprises publiques et privées. Nous l’avons vu dans cette crise, nous avons besoin d’un Etat stratège. Emmanuel Macron doit recréer un ministère du Plan

Le contrôle des chômeurs, le recul de l’âge de la retraite, la baisse des pensions de retraite, des allocations familiales, des remboursements des soins de santé sont autant d’« idées » qui reviennent constamment dans différents rapports émanant des hautes sphères de l’administration publique. Franchement, les entreprises n’ont plus besoin de lobbyistes. Elles en ont au cœur de l’Etat et payé par le contribuable.

Présentation détaillée du plan de relance, discussions sur les réformes de l’assurance chômage et des retraites… Comment se profilent les prochains mois selon vous ?

Je ne me fais pas d’illusion, surtout depuis que j’ai vu la composition du nouveau gouvernement. La politique est devenue un spectacle. On va avoir droit à de belles phrases, mais rien ne va changer. On voit déjà que sur la santé, ce ne sera finalement pas « un plan massif » comme l’avait promis Emmanuel Macron, que les salariés des supermarchés ont été rapidement oubliés, que la réforme des retraites doit être menée… Pour le moment, le monde d’après c’est le monde d’avant en pire.

Concrètement, je pense que nous serons dans la configuration suivante : les entreprises vont être aidées (plus les grandes que les petites d’ailleurs), une fois qu’elles seront remises sur pied, on retombera dans la logique qui prévalait : on n’a pas d’argent à volonté, il faut faire des économies, et ce seront toujours les mêmes qui paieront l’addition.

Plutôt que de renforcer la lutte des classes, l’opposition horizontale entre les Français que vous déplorez ne risque-t-elle pas de se renforcer, alors que le chômage grimpe ?

J’ai bien peur que la crise augmente les tensions entre « délaissés » sur des questions sociétales. Alors que le nerf de la guerre c’est la remise en cause du modèle économique. Notre modèle écrase les plus fragiles sans se soucier de leur origine ou de leur sexe.

Les délaissés, au-delà de leurs différences géographique, culturelle ou sociale, doivent en prendre conscience et remettre en cause ce système. La lutte doit être verticale pour une meilleure répartition des richesses. S’ils ne font rien, ils trinqueront tous comme cela a été le cas après la crise de 2008.

AlternativesEconomiques