Sans visage

Tu attendais le monde d’après, impatiemment.

Tu l’as appelé de tes vœux. Tu as multiplié les tribunes. Tu l’as rêvé, ce monde. Regarde-le, il est là, sous tes pieds.

Tu attendais le monde d’après, impatiemment. Tu l’as appelé de tes vœux. Tu as multiplié les tribunes. Tu l’as rêvé, ce monde. Regarde-le, il est là, sous tes pieds. Regarde autour, regarde-toi : tu l’habites déjà, le constitues, même. Car tu l’as épousé sans broncher, peut-être sans t’en rendre compte tout à fait, réaliser vraiment, un soir de beuverie ou de grande anxiété. Tu ne sais plus bien, tu étais comme groggy, et puis, trop de choses se sont passées depuis. Mais ce monde tu lui appartiens désormais. Tu lui appartiens pleinement, tu ne pourrais pas lui échapper. Tu n’as rien vu venir, rien pu éviter. Non : ce monde, tu l’as voulu plus que tout. Il faut bien vivre. Regarde ce que tu es devenu : un fantôme dans les rues de la ville, écrasé par la chaleur, fuyant les hommes autant que le soleil, affolé à l’idée de frôler des épaules inconnues quand tu marches sur le trottoir. Tu fulmines quand on te colle à la caisse. Un fantôme oui, mais un fantôme en vie, te dis-tu. C’est établi, tu ne sors plus sans ton masque. Parmi les autres, tu te caches le visage. Et en retour, tu attends d’eux qu’ils fassent de même. Tu es une personne responsable. Hors de chez toi tu ne présentes plus qu’une face recouverte, sans expression. Une façade sans sourire. Tu ne perçois plus des autres que leurs yeux grands ouverts parfois, plissés plus souvent, éblouis par la lumière. Lorsque les yeux sont cachés derrière des lunettes de soleil, tu ne perçois plus rien. Cela te convient, tu t’y es fait. On peut même dire que tu t’es drôlement vite habitué. Tu te réjouis de ta capacité d’adaptation. Tu as su intégrer le monde d’après avec une facilité exemplaire. As-tu remarqué qu’avec un morceau de tissu sur la bouche, le périmètre de ta vue est réduit ? Tu pourrais t’en amuser. Tu es incroyablement ajusté à la situation. Tu es un homme moderne. L’autre jour, à un croisement, tu n’as pas vu un enfant arriver sur ta droite. Tu lui as écrasé les pieds. Tu n’as pas osé lui frotter le dos ou lui tapoter la tête pour le réconforter. Sans réfléchir, c’est auprès de son père que tu t’es excusé, sans même penser à regarder l’enfant. Car sans que tu puisses te l’expliquer, il n’existait pas tout à fait, le petit. Tu t’es adressé au masque qui se trouvait à ta hauteur pour plus de commodité. L’incident ne te tracasse pas outre mesure car tu ne vas pas te mentir, tout cela n’a pas d’importance. Et de toute façon, les enfants ne sont pas contagieux. Tu le vois bien, tu es prêt à tout pour connaître à nouveau un peu de tranquillité. Désormais c’est cela, être responsable, ce n’est pas autre chose, même. Tu es prêt à tout supporter pour éviter la menace. Tout plutôt que l’autre : sa peau, sa sueur, sa salive. Tout plutôt que les corps humains. Aussi, souvent, tu te laves les mains. Par précaution. Tu as bien compris les mesures à suivre pour plus de sécurité. Tu as bien compris comme tu dois désormais te laver de l’autre. Tu le fais à toute occasion. Tu te laves les mains quand tu rentres dans un magasin, tu te laves les mains quand tu rentres dans une administration, tu te laves les mains quand tu t’engouffres un transport en commun, tu te laves les mains quand tu rentres dans une église. Et autant que possible tu le fais en sortant. Tout cela, tu le veux. Tu le désires ardemment. Ici, tu n’as plus accès aux parcs mais cela te convient. Tu sais que c’est nécessaire. Il faut avant tout éviter les inconscients. On te l’a répété : tu dois te protéger. Et te protéger, c’est protéger les autres, hein. Dans le monde d’après, tu te caches par altruisme.

Regarde bien. Arrête-toi de marcher quelques secondes. Dans le métro lève les yeux de ton journal aux chiffres alarmants et/ou seuils inédits deuxième vague ne sont pas bons et vois la vie que tu t’es faite. Regarde un peu celle des autres qui est la tienne. Regarde autour de toi, ces yeux assis, baissés, mi-clos, rivés sur leur téléphone. Vous avez peur. Comme tu as peur. Ta peur, regarde-la dans les yeux des autres et qui sont ta menace. Désormais au fond, tu ne te sens bien que chez toi. Tu ne te sens véritablement soulagé que dans ton logement, quel que soit son état. Tu veux bien tout plutôt que des corps étrangers. Tu ne supportes plus que ta solitude, au mieux ne tolères que la vie en famille. Jamais tu ne t’es senti autant en sécurité qu’avec celui avec qui tu dors et la chair de ta chair. Au-delà, point de salut. Peu importe que tes proches soient en réalité des vecteurs potentiels au même titre que les autres : ils ne sont pas les autres et c’est toute la différence. À présent le monde se divise en deux catégories : d’un côté il y a les tiens, et de l’autre le danger. Oh, il ne faut rien exagérer : tu n’es pas tombé dans la psychose. D’ailleurs tu ne fais aucune remarque aux gens que tu croises et qui par inadvertance, bêtise ou folie se présenteraient à toi nus, c’est à dire sans masque. Ils sont libres après tout. Tu ne te fâches pas, tu es la tolérance même. Tu es juste conscient des risques qu’ils te font courir. Hyper conscient, même. Car oui, la maladie est toujours là. C’est très exactement cela : tu n’es pas malade, mais la maladie est toujours présente, dans l’air que tu respires. Tu n’es pas une personne fragile. Peu importe, tu ne dois pas sous-estimer le péril. Et surtout, il te faut protéger les autres. Hein. Il n’y a pas de rationalité qui tienne. Tu as même envie de dire : à bas la raison. Car tu crains. Tu crains pour la vie. Ce dont tu es certain, c’est que tu ne veux pas mourir. Jamais. Mourir, jamais. Pas toi pas tes proches jamais pas mourir. Alors, à cause de la mort que tu respires, tu es comme terrorisé en sourdine.

Regarde-toi, qu’es-tu devenu ? Tu as accepté de ne pas aller voir ton père dépérir, seul dans sa chambre d’EHPAD. Pour sa sécurité. Quand il est mort, tu as accepté de ne pas l’enterrer. Pour sa sécurité. Ta mère cependant, tu peux te réjouir qu’elle ait survécu. Pour cela, tu as renoncé à envoyer tes enfants la voir. Tu as fait ce qu’il fallait, tu sais que rien ne vaut la vie. Tu es hyper-responsable et t’en réjouis. Désormais que tu es conscient de tes devoirs, la vie est devenue une source inépuisable de réjouissance. Dans le village où tu vis, dans ton immeuble, le petit garçon n’a plus le droit d’aller rendre visite aux très vieux voisin, celui qui vit seul depuis que sa femme est morte. Lui qui était sa seule compagnie, qui s’entendait si bien avec : il ne va même plus lui parler à travers la fenêtre. Il l’a sans doute oublié. La vie d’abord. Ici, après 20h, tu n’as plus le droit d’acheter de l’alcool. Tu es d’accord. C’est pour le bien de la collectivité. Là, si tu veux consommer de l’alcool, tu dois manger en même temps. Tu ne protestes pas : la mesure est juste. Tu n’incrimines pas les gouvernants. Comme tout le monde tu penses qu’ils sont nuls mais tu ne cherches pas vraiment à imaginer d’autres manières de lutter contre la menace. D’autres solutions à la mort. Tu ne souhaites pas des protections ciblées, pas plus que la mise en place d’un service national dédié aux personnes fragiles, tu ne te contenterais pas d’horaires aménagés. Dans cette histoire, vous êtes tous dans le même bateau. La menace est un risque universel. La menace universelle un risque et vice versa. Bientôt, tu le vois venir, vous n’aurez plus le droit de boire du tout. La santé avant tout. Bientôt aussi, tu devras prendre le vaccin, comme tout le monde. Ce sera une mesure de bon aloi. Puis dans la foulée, tous les autres vaccins. De bon sens. Après tout, te dis-tu, la grippe et la gastro sont des maladies invasives mortelles récurrentes, universelles de surcroît, plus graves qu’on ne le pense. Comment as-tu pu vivre si longtemps sans nous en protéger collectivement davantage ? Tu étais insouciant. Tu étais comme un enfant. Les menaces en réalité sont innombrables. Tu mesures ta chance d’être passé dans ce monde-ci, d’avoir survécu jusque là. La protection de tous est ta priorité. Finis de rire. Tu ne te perds plus en conjectures sur les changements sociaux nécessaires à une existence meilleure. C’est maintenant de vie et de mort, qu’il s’agit. Tu ne remets plus en cause la société à tout bout de champ : avec cette crise tu as su aller à l’essentiel. Tu en es ressorti plus fort. Tu es même devenu très compréhensif. Pour le moment, tu acceptes que ceci soit permis et cela non. Tu acceptes les contradictions car tu les sais temporaires. Regarde, tu es devenu une personne adulte et responsable, tu es la patience même, tu peux être fier de toi. Tu sais que nous sommes encore en transition et que viendra le moment où toutes les folies d’autrefois seront interdites pour de bon. Alors, va pour les vaccins, va pour les masques en tout lieu et toute la journée, va pour les gants s’il le faut, va pour l’indifférence. Va pour la sécurité autant que nécessaire. Tu as regardé et tu es prêt : ce monde d’après, tu le désires plus que tout. Car le monde où tu as sauté à pieds joints ou bien l’on t’a poussé tu ne sais plus, c’est celui du progrès inéluctable. En sifflotant sous ton masque, rassuré, serein et la bouche humide, tu te dis : le progrès, c’est la santé.

 

Blog de Maud Assila