A Lille Saint-So

La capitale mondiale du design débute en censure

Oups, la première expo de « Lille Capitale mondiale du Design 2020 » débute par une opération de censure. « Les Usages du Monde » doit présenter à partir du 9 septembre à Saint-So « des alternatives sociales, environnementales, architecturales. » Mais ses commissaires d’exposition commencèrent par exclure les auteurs d’un livre sur Notre-Dame-des-Landes qu’ils avaient pourtant invités. De la lutte contre l’aéroport, les dits commissaires n’entendaient garder que l’esthétique de lointaines et inoffensives cabanes. Et non considérer les « alternatives », et encore moins la contestation, qu’elles portent jusqu’à la friche Saint-Sauveur.

Ceux-là avaient, en apparence du moins, de quoi s’entendre sur les manières d’« habiter le monde autrement », ainsi que le prétend l’expo « Les Usages du monde » à Saint-So. D’un côté l’architecte Christophe Laurens, ses étudiants en architecture et le photographe Cyrille Weiner, ont réalisé des dessins et photos de cabanes de la ZAD : Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre [1]. De l’autre, les deux commissaires de l’exposition, Michel Jacques et Mathieu Berteloot, affichent les valeurs d’une architecture supposément transgressive. Michel Jacques est scénographe pour Arc-en-rêve, un centre d’architecture situé à Bordeaux [2]. Il y présentait début 2020 l’exposition « Inservitude » afin de « mettre en espace cette question de la liberté comme un matériau essentiel de l’architecture porteuse d’alternatives potentielles. [3] » Mathieu Berteloot est le régional de l’étape, l’architecte à qui l’on doit par exemple un « habitat participatif » dans le quartier des Bois Blancs. On trouve sa signature au bas d’une tribune publiée par le journal Médiacités réclamant « un gouvernement métropolitain démocratique. [4] » Comme les valeurs n’engagent que ceux qui les reçoivent, venons-en aux faits.

Oui mais non

Christophe Laurens est d’abord contacté pour présenter les inserviles cabanes de la ZAD. Invitation suspecte : qu’est-ce qu’un événement aussi institutionnel et patronal que « Lille Capitale mondiale du design » peut faire de cette contestation de projets d’aménagement ? Les auteurs du bouquin sur la ZAD comprennent que l’opération « Lille Design », de la scénographie à la qualité de ses « partenaires », aura pour effet de dépolitiser leurs travaux, de ne garder des constructions zadistes qu’une esthétique innocente pour finalement servir des intérêts radicalement contraires : mobilier et cabanes en palettes sont tout-à-fait solubles dans la cosmétique des tiers-lieux et des occupations temporaires de friches, comme ici-même autour de « Saint-So Bazaar ». L’expo commandée par la Capitale du Design et Lille3000 est non seulement financée par la MEL, qui entend bétonner la friche Saint-Sauveur, mais aussi par Vinci, constructeur de feu l’aéroport nantais, et BNP Paribas Real Estate, l’un des promoteurs immobiliers présents sur Saint-Sauveur. À ce moment-là, les architectes zadistes sont coincés.

Ils se disent : si le commissaire veut du Notre-Dame-des-Landes, on va lui en servir l’esprit plutôt que l’image. Ils utiliseront l’espace qui leur est réservé pour évoquer la friche Saint-Sauveur et ses similitudes avec Notre-Dame-des-Landes, que ce soit en terme d’urbanisme ou de contestation. Arc-en-rêve, qui pilote l’affaire depuis Bordeaux, donne son accord. Laurens et son équipe se mettent à l’ouvrage, planchent sur quelques croquis, imaginent la construction d’une cabane, et rédigent leur présentation destinée à l’impression. Quelques jours passent pendant lesquels on imagine assez bien les élus et services de la ville, découvrant la proposition avec effroi, s’agiter comme des gardons suffoquant au bord de la Deûle. Aussi bien imagine-t-on la tête de l’architecte Mathieu Berteloot, effrayé à l’idée que ses clients, qui sont aussi les financeurs et partenaires de l’expo, puissent passer devant une cabane de la friche Saint-Sauveur.

Le couperet tombe la veille de l’impression des supports d’exposition. Par mail, Michel Jacques explique : « Saint-sauveur est un vrai sujet, un autre sujet, sur lequel nous nous étions interrogés. Mais qui finalement n’avait pas été retenu comme tant d’autres. Peut-être est-ce une erreur ? Mais nous assumons cette responsabilité de commissaire. » Accepter une proposition artistique puis la refuser, sans se payer de mots, on appelle cela de la censure. D’un coup, la friche Saint-Sauveur n’a plus rien à voir avec la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. L’une comme l’autre ne sont désormais plus les bienvenues à Saint-So. Et il est trop tard, explique Michel Jacques, pour « improviser » une alternative. L’équipe est « chaleureusement » remerciée pour sa « proposition ».

À la violence de l’exclusion s’ajoute ensuite le mépris : « Nous allons organiser une rencontre sur le sujet en le replaçant dans un contexte plus large. » C’est ça oui… plus large le contexte, et surtout avec quelqu’un d’autre que Laurens et ses étudiants. L’exposition s’intitule « Les Usages du monde », pas « Les Usages de la friche ».

Allez plutôt voir ailleurs si j’y suis

Outre le cas de censure assumée, un an après que Lille3000 ait déjà censuré des muralistes mexicains ; outre les décalages somme toute assez comiques entre les valeurs et les actes des commissaires, cet épisode est révélateur du rôle dévolu à la Culture3000 : la propagande. Depuis « Lille 2004 » et l’inauguration de Saint-So en 2009, on peut découvrir gratuitement, en famille ou avec sa classe, l’Inde, le Mexique, l’Afrique, l’Europe de l’est ; on peut voyager dans la Renaissance ou revivre l’Eldorado ; on peut s’aventurer dans les ruines industrielles de Détroit et les favelas de Rio ; on peut partir en Utopie [5] et même s’encanailler devant des photos de Notre-Dame-des-Landes. À leur sujet, on est même invité à se « questionner » si ce n’est à « rêver ». Renart avait relevé le mépris des institutions culturelles lilloises à l’égard d’Alexandre Desrousseaux, le plus illustre représentant de la culture du quartier Saint-Sauveur. En 2020, à l’occasion du bicentenaire de sa naissance, il est non seulement impossible de faire vivre le passé du quartier, mais il est interdit d’en évoquer le présent et l’avenir si les discours et la mise en scène n’ont pas été scrupuleusement supervisés par les services et les élus.

Le quatrième mandat d’Aubry s’ouvre comme se sont déroulés les trois précédents, dans la collusion entre pouvoir politique, culture et béton, et pendant six ans c’est nous qui suffoquerons comme des gardons échoués sur les bords de la Deûle. A moins que ce cas de censure n’entraîne quelque réaction de la scène culturelle de Lille et d’ailleurs.

Notes

[1] Éditions Loco, 2018.

[2] La directrice du centre résume ainsi sa démarche : « Prendre le risque de faire autrement, […] mais aussi d’ouvrir de nouveaux horizons », Le Monde, 26 octobre 2019.

[3] arcenreve.eu

[4Médiacités, 2 juillet 2020.

[5] L’édition 2022 de Lille3000 s’intitule « Utopia ».

chez.renart.info