André Gorz et ses trois vies

Ami de Sartre et d’Ivan Illitch, lecteur critique de Marx …

… théoricien de l’aliénation et introducteur de l’autogestion en France

Le philosophe exerça une influence intellectuelle considérable sur toute une génération de militants des années 1960-1980, au croisement du PSU et de la CFDT. Il était né Gerhard Hirsh en 1923 à Vienne, devint Gérard Horst à la conversion de son père pour échapper à l’antisémitisme, et dut fuir en Suisse en 1939, lorsque Hitler annexa l’Autriche. Le 22 septembre 2007, il se suicida en compagnie de son épouse Dorine. Un geste annoncé dans son dernier livre, Lettre à D. Histoire d’un amour, paru en 2006.

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Rarement on aura vu intellectuel de premier plan aussi modeste et aussi discret. André Gorz, était, selon Sartre, « une des intelligences les plus agiles et des plus aiguës que je connaisse »1, sans doute l’un de ceux dont la pensée a marqué en profondeur l’analyse sociale contemporaine. Et pourtant, il ne faisait pas partie de ceux qui s’expriment bruyamment dans la sphère publique, que ce soit sur les plateaux de télévision ou dans les tribunes des journaux. Il avait quitté Paris et ses dîners en ville depuis longtemps déjà, pour vivre avec son épouse dans un petit village de l’Aube.

Depuis plus de trente ans, il avait choisi pour publier ses livres une petite maison d’édition, de grande qualité certes, mais connue des spécialistes plus que du grand public. Bref, André Gorz mettait au premier rang de ses exigences davantage la rigueur que la notoriété2, et c’est cela qui lui a valu d’être assez largement méconnu de ce grand public en France. Un grand public qu’il avait su pourtant atteindre, dans les années 70, sous le pseudonyme de Michel Bosquet, lorsqu’il travaillait au Nouvel Observateur.

Une vie sartrienne

André Gorz a eu successivement trois vies, qui se sont nourries et enrichies l’une l’autre. La première a été sartrienne, parce qu’il l’a vécue dans la mouvance de Jean-Paul Sartre. Elle a commencé en 1946 à Lausanne, lorsque ce dernier vient y faire une conférence. Le jeune Gérard Horst –  car tel est son nom –  termine alors des études d’ingénieur et, très marqué par la lecture de L’être et le néant, il a entamé la rédaction d’un « traité » de philosophie visant à prolonger l’existentialisme de Sartre. La rencontre pousse André Gorz à quitter la Suisse pour Paris (1949), où il devient journaliste (sous le nom de Michel Bosquet, traduction française de Horst), d’abord à Paris Presse, puis, en 1955, à L’Express, où il s’occupe d’économie.

En 1954, il finit par présenter son « traité » à Sartre. Sans grand succès, ce qui l’incite à écrire alors une sorte d’autobiographie intellectuelle puisant dans l’existentialisme et le marxisme, Le traître, pour laquelle il demande un avant-propos à Sartre. Lequel, impressionné par la profondeur et la qualité de l’écriture, rédige un long texte, très élogieux, qui assure au livre (paru en 1958 au Seuil) un succès non négligeable. En 1961, il entre au comité de direction des Temps Modernes, la revue fondée par Sartre.

Contre le structuralisme qui prend alors son essor dans les sciences sociales, il affirme l’importance de l’autonomie de chaque individu, dans la lignée quasi libertaire d’un Marcuse, dont il est proche.

Contre un marxisme dogmatique et empêtré dans un langage révolutionnaire impuissant, il affirme, dans la lignée d’un Bruno Trentin, le leader syndical italien, que l’épanouissement de l’homme réside moins dans le produire que dans le produire autrement.

Stratégie ouvrière et néocapitalisme (1964), Le socialisme difficile (1967) et Réforme et révolution (1969) influencent alors fortement ceux qui, en 1968, tenteront de « changer la vie » et militent (à la CFDT notamment) en faveur de l’autogestion.

Une tonalité écologique

La seconde vie d’André Gorz s’inscrit dans le droit fil de la première –  à la fois anticapitaliste et favorable à l’autonomie de chacun –, mais avec une tonalité écologique qui va fortement s’affirmer. En 1964, il suit Jean Daniel et Serge Lafaurie dans l’aventure du Nouvel Observateur. Michel Bosquet, son nom de plume, vulgarise avec talent les thèses de Marcuse et celles de son ami Ivan Illich, sur la société industrielle qui croit libérer l’homme alors qu’elle l’asservit. « La richesse rend pauvre », explique-t-il, à la fois en raison de l’accaparement qu’elle suppose au bénéfice de certains et de l’envie qu’elle fait naître chez ceux qui en sont privés.

La norme sociale, en évoluant vers plus d’opulence, crée de la frustration chez beaucoup en même temps que de la satisfaction chez quelques-uns. Et il souligne que la logique des outils ne contribue pas à l’autonomie des hommes, mais à leur dépendance. Ses articles (dont certains ont été réunis en 1975 dans un volume intitulé Ecologie et politique, signé pour la première fois de ses deux noms de plume et publié par les Editions Galilée) connaissent un succès considérable en raison de leur clarté et de leur force de conviction.

Il devient ainsi le critique sans doute le plus influent du système industriel, dénonçant par exemple la course en avant technologique représentée par l’option nucléaire en France : sous prétexte de produire massivement de l’électricité, ce système flirte avec des risques inacceptables et, surtout, rend la société tout entière dépendante d’une technique que seul un très petit nombre maîtrise, ce qui leur confère un pouvoir exorbitant.

Ruptures idéologique et professionnelle

Sa troisième vie commence en 1980, l’année où il publie ses Adieux au prolétariat. Il cherche à penser une alternative à une société boulimique de marchandises et de richesse. Le problème, écrit-il, n’est plus « de se libérer au sein du travail ni de se rendre maître du travail (…) », comme le croient les partisans du socialisme. Il est « de se libérer du travail en en refusant tout à la fois la nature, le contenu, la nécessité et les modalités », parce que le travail est aujourd’hui tout entier au service du développement de forces productives qui vont à l’encontre de l’autonomie des hommes.

Quand bien même les travailleurs de la société industrielle –  le prolétariat, dans le langage marxiste –  parviendraient à conquérir le pouvoir, ils ne sauraient que poursuivre sur la voie d’une société industrielle qui nous aliène au lieu de nous libérer.

 Aussi plaide-t-il en faveur d’une « société dualiste », dans laquelle la sphère industrielle, qu’il qualifie, en reprenant le langage d’Illich, d’hétéronome, serait limitée et subordonnée au profit d’une sphère autonome, lieu de production « des biens et services matériels et immatériels, non nécessaires mais conformes aux désirs, aux goûts et à la fantaisie de chacun ».

D’un côté, le monde de la nécessité, celui où la complexité des objets implique une stricte organisation du travail ; de l’autre, le monde de la liberté, où chacun fait ce dont il a envie et, dans ses activités, s’épanouit plus qu’il ne travaille. C’était en fait une double rupture. D’abord, et principalement, à l’égard du socialisme, la substitution du pouvoir du travail à celui du capital ne réglant en rien la question d’une société productiviste et porteuse d’aliénation. Ensuite, à l’égard des écologistes « durs », les tenants de ce qu’on appelle désormais la décroissance, rêvant de se passer de tout système industriel alors que le problème est de le contenir.

Cette rupture idéologique se double d’une rupture professionnelle. Il ne se reconnaît plus dans Les Temps Modernes et leur dérive maoïste. Au Nouvel Observateur, les frictions se sont multipliées : on lui reproche par exemple d’avoir, par sa position sur l’énergie nucléaire, amené EDF à refuser de faire de la publicité dans l’hebdo, et certains trouvent excessive sa critique du système industriel. Bref, il lui devient de plus en plus difficile d’exprimer sa radicalité dans son journal. Aussi, en 1983, il quitte Le Nouvel Obs et Paris à la faveur d’une préretraite.

S’il déserte la scène publique, il ne déserte pas la scène intellectuelle. Il écrit encore quelques articles, notamment dans Alternatives Economiques3 . Et, surtout, il approfondit son analyse sur la nécessité de développer des espaces de vie autonomes au sein de la société et d’y réduire la part du travail au sens classique –  économique –  du terme. Cela passe notamment, estime-t-il, par la création d’un « revenu social », qu’il imagine d’abord (dans Les chemins du paradis, éd. Galilée, 1983) lié à une contrepartie en travail, avant de renoncer (dans Misères du présent, richesse du possible, éd. Galilée, 1997) à une problématique qui aurait pu légitimer une limitation drastique et inacceptable de la liberté individuelle : il se rallie alors à un revenu d’existence inconditionnel.

Prophéties

A-t-il renoncé pour autant au combat pour un socialisme respectueux des personnes, comme on le lui a parfois reproché ? Ce serait se méprendre, mais il ne mettait pas forcément, sous ce terme, ce que la majorité de ses partisans mettent, comme il l’explique dans un texte de 1989 reproduit dans Capitalisme, socialisme, écologie (éd. Galilée, 1991) : « Il n’existe pas d’autre économie d’entreprise –  d’autre rationalité microéconomique –  que la capitaliste. Il s’agit seulement de savoir dans quelle mesure les critères de la rationalité économique doivent être subordonnés à d’autres types de rationalité. Il faut concevoir le socialisme comme la subordination restrictive de la rationalité économique (…) à des buts sociétaux démocratiquement élaborés, qui auront bien évidemment aussi pour effet de restreindre l’application de critères purement économiques à la gestion des entreprises.»

Toute sa vie, il aura mis en garde contre l’expansion de la logique marchande dans la vie sociale, l’émergence de la production immatérielle lui faisant craindre le pire dans ce domaine, à savoir la transformation d’un bien public comme la connaissance, voire la pensée, en marchandise ou en capital destiné à rapporter un profit. Cette mise en garde profondément éthique en faisait à la fois un proche et un prophète. C’est pour cela que son oeuvre restera.

altereco 

  • 1.La phrase de Sartre est citée par Christophe Fourel dans la remarquable présentation qu’il fait du Traître, l’une des oeuvres majeures (et semi-autobiographique) de Gorz. Voir www.nonfiction.fr/article-65-le_cas_gorz.htm
  • 2.Ce qui est un trait assez commun aux grands philosophes, qu’il s’agisse de Paul Ricoeur, de Jacques Bouveresse ou d’Emmanuel Levinas.
  • 3.Notamment dans les numéros de juillet 1982, juillet 1983, juillet 1984, mai 1987, décembre 1988, mars 1998 et mars 2003.