La conquête d’une petite ville par les chemises brunes

Analyse d’un livre

Dans Une petite ville nazie, récemment réédité en français, l’historien américain William Allen analyse les mécanismes de la victoire du parti nazi à l’échelle d’une petite ville de Basse-Saxe. L’approche micro-historique offre une plongée glaçante dans la radicalisation d’une cité caractérisée par son calme au milieu des années 1920, progressivement mise au pas par l’occupation permanente de l’espace public.

William S. Allen, Une petite ville nazie, Paris, Tallandier, 2016 (éd. or. 1965, The Nazi Seizure of Power. The Experience of a Single German Town).

La première publication du livre de William Allen remonte à 1965 ; l’ouvrage s’appelait alors La Prise du pouvoir nationale-socialiste. Peut-être le titre de cette nouvelle édition (Une petite ville nazie) est-il plus parlant, car c’est à travers cette focale que l’historien américain analyse les mécanismes de la victoire du parti hitlérien. Le regard se fixe sur une petite ville de Basse-Saxe de 10 000 habitants, « Thalburg », pseudonyme pour la ville réelle de Northeim. C’est à cette échelle que l’auteur dissèque la contagion progressive du parti nazi, de janvier 1930 à janvier 1935 – le passage de la République de Weimar, une démocratie vivante et fragile, à une dictature totalitaire.

Le livre a beau avoir 50 ans, cette démarche inédite à l’époque – se fonder sur des entretiens oraux pour analyser la destinée politique d’une ville – apporte aux lecteurs une image saisissante et, pour tout dire, glaçante de la conquête de cette petite ville de province par les chemises brunes, car l’analyse micro-historique montre dans le détail la plongée dans le radicalisme d’une ville caractérisée par son calme au milieu des années 1920.

Une petite ville face à la crise économique et la violence politique

Thalburg est une petite ville typique de l’Allemagne protestante et bourgeoise, bien qu’elle compte une importante minorité ouvrière. Le nationalisme y est répandu ; il se manifeste par de nombreuses parades militaires en hommage aux soldats de la guerre qui s’est terminée il y a peu. La ville compte de nombreux fonctionnaires et les groupes de sociabilité bourgeoise y sont légion. Comment imaginer, alors, un basculement aussi rapide dans le fanatisme hitlérien ? William Allen effectue des corrélations entre de nombreux facteurs, mais on peut en distinguer deux principaux (p. 196) : la crise économique, d’abord. Le sillage de la crise de 1929 se fait sentir, y compris à l’échelle locale, la longue file de chômeurs attendant de toucher une allocation de misère s’allongeant dans le centre de la ville (p. 68). Mais, paradoxalement, ce n’est pas le chômage en lui-même qui précipite la crise politique, mais sa perception par les classes petites bourgeoises : la peur commence à se répandre dans les « classes moyennes », une peur de la prolétarisation. Par ailleurs, la crise prive les partis de gauche, principaux défenseurs de la cause ouvrière, de leur force, de leur arme de lutte, car le contexte de chômage de masse rend grèves et bras de fer avec les patrons plus difficiles à manier, la menace du licenciement planant en permanence. Pour Allen, c’est donc cette crise économique et surtout la peur qu’elle a causée dans les couches bourgeoises inférieures qui expliquent une véritable panique, une fuite vers l’extrémisme.

Le deuxième facteur essentiel, moins connu, est celui de la violence politique. C’est peut-être la partie la plus intéressante du livre. Les chemises brunes hitlériennes – les membres des Sections d’assaut (SA) – étaient des hommes jeunes, fanatiques, prêts à en découdre pour imposer leurs idées dans l’espace public. La stratégie était simple : il fallait contrôler la rue, saturer l’espace de symboles nationaux-socialistes qui valaient tous les discours, quitte à utiliser la violence la plus crue. Cette violence, ce n’était pas les membres de la bourgeoisie qui pouvaient s’y opposer, sauf par la voie d’un contrôle policier traditionnel. Le gant était jeté à la face des associations ouvrières qui occupaient traditionnellement le terrain de la rue. Les groupes militants communistes et surtout socialistes s’empressèrent de relever le défi ; chaque nouvelle élection, chaque nouveau meeting donnaient lieu à de sanglantes altercations entre les troupes rouges et les troupes brunes. Les membres du SPD (parti social-démocrate allemand) échouaient-ils dans les négociations à l’usine ? Ils ne voulaient pas abandonner la rue au danger fasciste. Blessés et morts constituaient le paysage d’une guerre civile larvée.

Mais ce que personne ne percevait – et ce qu’Hitler comprenait très bien –, c’est que ces pratiques de violence enfermaient la bourgeoisie dans un défi très simple : soit prendre parti pour la gauche ; soit rejoindre le national-socialisme. En présentant la violence comme une forme inévitable du combat politique, Hitler sommait la bourgeoisie de se positionner. Elle ne se fit pas prier, et petit à petit, à mesure que les partis bourgeois s’écroulaient un à un, le camp nationaliste et bourgeois se rangea du côté d’un parti nazi certes agité et violent, mais qui promettait l’ordre et un nationalisme intransigeant. Les militants étaient jeunes, dynamiques, ils organisaient des meetings presque chaque jour ; en face, le parti social-démocrate, déjà aux manettes depuis des années, n’avait plus rien à promettre.

La mise au pas graduelle de l’espace public par les nazis

Le pouvoir conquis, la dictature s’abat sur la ville, mais pas de la manière dont on l’imagine d’habitude, avec une répression brutale, totale et rapide. La violence est bien sûr intense à l’encontre des opposants politiques. Mais pour le reste, il s’agit surtout pour les nouveaux adhérents de convaincre graduellement (p. 253), tantôt par la connivence, tantôt par la menace, ceux qui refusent de rentrer dans le rang. À Thalburg, tout le monde se connaît, et les nazis ont obtenu une large majorité aux élections : il n’en faut guère plus pour que l’ensemble des élites se pressent dans le parti. Le prix à payer – l’enfermement et la persécution des ouvriers et leaders « rouges » – ne semble pas si important. La dictature s’est refermée sur la ville en l’espace de quelques années mouvementées, émaillées de violence et d’une intense politisation de la vie locale. Et le régime n’aboutit pas à l’unité sociale tant désirée mais bien à une atomisation totale (p. 291), à une « mise au pas » qui supprime toutes les formes d’organisation ancienne pour leur substituer une mise en scène permanente de l’unité nationale, sans fondements réels.

La méthode micro-historique donne ici toute sa portée. L’auteur décrit la sociologie de la ville mais aussi ces lieux : on peut ainsi en comprendre la topographie symbolique de la cité. Les nazis maîtrisaient plus que tout autre parti l’art du symbole : les mots, finalement, importaient moins que les rituels, les dispositifs et les messages visuels. Les troupes brunes maintinrent une pression ininterrompue sur la ville, n’hésitant pas à organiser des réunions jusque dans les dernières heures précédant les scrutins, pour être sûres d’occuper le terrain. Les nazis dominaient en permanence l’espace public.

Le caractère évitable de la victoire nazie

La démarche de l’auteur n’est pas sans défauts : à force de rester focalisé sur la ville de Thalburg, il en oublie presque les interactions avec les événements nationaux qui avaient pourtant une importance considérable pour la formation de l’opinion, comme le plan de renégociation des dettes allemandes (plan Young) ou l’arrivée au pouvoir du Chancelier Brüning, qui conduit une politique d’austérité. Plus important encore, dans le jeu d’aller-retour entre contexte local et réalité nationale, on perd parfois de vue l’exceptionnalité de la ville. Car elle n’est en réalité, sous bien des aspects, guère représentative de l’ensemble de la société allemande : la part de catholiques y est négligeable, alors que l’Allemagne en compte à l’époque 30 % ; les fonctionnaires y sont surreprésentés ; le parti communiste y est presque inexistant. Le parti nazi atteint ainsi 62 % des 6 000 votes de Thalburg en 1932 (p. 181), un niveau qui ne fut jamais approché à l’échelle de la République allemande.

En ce sens, le choix de cette ville-ci est intelligent : la petite bourgeoisie protestante et nationaliste constituait le cœur de cible du national-socialisme. Le livre reste donc, 50 ans après sa parution, d’une lecture très enrichissante, y compris du fait de son protocole scientifique. L’auteur s’est fondé non seulement sur des archives, mais aussi sur des entretiens avec la population locale qui lui ont permis de donner une image vivante et incarnée – d’autant plus tragique – de cette conquête. On y voit le caractère évitable de la victoire nazie, car peu de choses disposaient une ville fondée sur les traditions et la respectabilité bourgeoise comme Thalburg à plonger dans un fanatisme bruyant, violent et vulgaire. Cela ne fait que mieux mettre en lumière la progression dramatique de la contagion nationale-socialiste.

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