Charles Fourier

L’illuminé de Besançon

A l’heure où d’aucuns veulent déboulonner les statues des esclavagistes, il faut se rappeler qu’il arriva qu’on se batte pour en ériger. Ce fut par exemple le cas en 1969, boulevard de Clichy dans le 18e arrondissement de Paris. Des militants situationnistes défendirent jour après jour une statue en plâtre dédiée à Charles Fourier contre les policiers chargés par le préfet de police d’interrompre l’insupportable entorse à l’ordre public que constituait un hommage au précurseur du socialisme utopique, des coopératives ouvrières, mais aussi du féminisme, toutes choses qu’il liait à la critique de l’individualisme destructeur de la nature.

Charles Fourier, né en 1772 à Besançon, fils de négociant en drap, rêvait de devenir ingénieur, mais l’école qu’il ambitionnait de suivre exigeant quelque quartier de noblesse, il succéda simplement à son père, décédé prématurément. La Révolution française le saisit épicier à Lyon, pendant le siège sanglant que la Convention fit subir à la ville réputée girondine et royaliste en 1793. Combattant avec les fédéralistes, il se vantait d’avoir « échappé trois fois à la guillotine ». Il s’éloigna certes de la ville à temps pour éviter la terrible répression menée par Joseph Fouché, le « mitrailleur de Lyon », mais il perdit aussi sa fortune puisque la foule lyonnaise affamée avait pillé sa boutique…

De la pomme de Newton à celle de Fourier

Revenu à Besançon, il évite la prison en s’enrôlant dans l’armée du Rhin à l’occasion de la levée en masse1. Beaucoup de la pensée de Fourier est liée à cette période de sa vie. Au point que Jules Michelet écrivit : « Qui a fait Fourier ? Ni Ange ni Babeuf : Lyon, seul précédent de Fourier. »

C’est bien là que le commerçant put observer la misère ouvrière, et préférera la recherche de l’harmonie sociale plutôt que l’égalité, source selon lui de la violence révolutionnaire, là aussi qu’il forgea ses opinions sur la liberté sexuelle, le divorce, la promotion des femmes comme condition de l’émancipation humaine

Son aversion pour le commerce qu’il était contraint de pratiquer l’entraîna probablement aussi vers l’antisémitisme de l’époque et l’amena à proposer la limitation des droits des juifs, ses concurrents. Pour autant, Fourier se tient éloigné des contre-révolutionnaires qui souhaitent la restauration de l’Ancien Régime, de ses hiérarchies sociales, de son ordre divin.

La divinité, d’ailleurs, dicterait les théories de cet étrange « illuminé »,  comme l’écrit Denis Clerc, persuadé que « Dieu a voulu (…) que la Théorie du Mouvement Universel échût en partage à un homme illeteré [sic]. (…) Moi SEUL , j’aurai confondu vingt siècles d’imbécillité politique et c’est à moi seul que les générations présentes et futures devront l’initiative de leur immense bonheur. (…) Possesseur du livre des Destins, je viens dissiper les ténèbres politiques et morales, et sur les ruines des sciences incertaines j’élève la théorie de l’harmonie universelle. » 

A l’aube du XIXe siècle, Charles Fourier réfléchissait en homme du XVIIIe siècle, féru des systèmes globalisants, appuyés sur la physique. De la même manière que Newton aurait découvert l’attraction universelle en recevant une pomme sur la tête, notre penseur élabora sa propre théorie, voyant dans le fait qu’une pomme dans un restaurant parisien était vendue 14 sous, prix pour lequel on pouvait en acheter plusieurs centaines en Normandie, le signe d’un « désordre fondamental »  de l’économie marchande. A partir de 1808, le voyageur de commerce va bâtir une œuvre de près de 6 000 pages, dont plus de la moitié fut publiée post mortem par ses disciples, dont Victor Considerant fut assurément le plus important.

Fragilité de la nature face aux hommes

De ce corpus foisonnant, le public retient le plus souvent la promesse d’un monde enfin harmonieux, bâti sur les « phalanstères », sortes de communes inspirées de l’Utopia de Thomas More, véritables palais des plaisirs dégagés du labeur éreintant du capitalisme naissant, rassemblant  chacun 1 600 personnes travaillant en commun et partageant les bénéfices annuels. Une société décrite dans Le nouveau monde industriel et sociétaire ou invention du procédé d’industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées, publié en 1829. L’unique expérience du vivant de Fourier sur une grande ferme à Condé-sur-Vesgre fut un échec retentissant, mais connut de nombreux avatars, en France, en Belgique, en Amériques, du familistère de Godin à Guise jusqu’aux communautés post-soixante-huitardes… Il paraît que même le New Deal de Roosevelt lui devrait aussi quelques mesures.

Précurseur reconnu du mouvement coopératif, Fourier l’est donc assurément. Très récemment, le philosophe Serge Audier lui décerne également le titre de « théoricien majeur de l’écologie politique avant la lettre », puisqu’il « articule la radicalité de son diagnostic sur la fragilité de la Nature face aux hommes à une critique non moins radicale du capitalisme ». Car la destruction de l’harmonie de la Nature accompagne, selon lui, les progrès de la société des hommes « qui se forgent des fers, se bâtissent des prisons et se dressent des échafauds »

Pour Fourier, « le plus remarquable, quant au mécanisme général, c’est la tendance de l’ordre civilisé à se détériorer physiquement par la destruction des forêts, qui attaque le luxe dans sa base, alors qu’on s’efforce de l’accroître par l’industrie »2  Dans un article posthume, prenant appui sur la déforestation généralisée de l’Europe intitulé « La détérioration matérielle de la planète »,

il réprouve l’accélération (déjà !) des ravages de l’agriculture productiviste « où tout est subordonné à la fantaisie individuelle, toujours contraire à l’intérêt général… »

Charles Fourier mourut en 1837, largement ignoré de l’opinion publique. Mais ses disciples essaimèrent sa pensée aux quatre coins de la civilisation occidentale. L’homme qui disait « sans la liberté de rêver, l’aventure humaine s’abandonne à la monotonie », mérite bien une statue… Depuis 2010, c’est une pomme en inox, œuvre de l’artiste Franck Scurti, qui rappelle aux passants du boulevard de Clichy l’histoire du prophète de Besançon.

         1.En février 1793, la Convention décide la levée en masse de 300 000 hommes, pris parmi les célibataires ou veufs de 18 à 25 ans.

         2.Charles Fourier, Les trois nœuds du mouvement. Cité par Serge Audier dans La société écologique et ses ennemis, La Découverte, 2017.

altereco