La 5G et la gauche

«La gauche a longtemps été prisonnière du modèle productiviste»

Pour le philosophe Pierre Dardot, le PS, le PCF et même une partie de l’extrême gauche peinent à sortir de leur croyance fondatrice selon laquelle le progrès social va de pair avec le progrès technologique.

Pierre Dardot est philosophe, spécialiste de Marx et Hegel. Il a récemment publié avec le sociologue Christian Laval Dominer, enquête sur la souveraineté de l’Etat en Occident (La Découverte).

Que dit le débat autour de la 5G du rapport de la gauche au progrès ?

Le débat autour de la 5G est un terrain assez difficile à occuper pour la «gauche historique » (PS, PCF, une partie de l’extrême gauche), qui s’est construite autour du culte du progrès scientifique et technologique. Cette gauche a longtemps été dans une forme de surenchère sur la question du progrès technique ; or il est aujourd’hui difficile de faire de la surenchère par rapport au «progressisme» d’Emmanuel Macron. Elle doit donc revoir

son logiciel, en reconsidérant la notion de progrès et en acceptant que la priorité soit donnée à l’exigence démocratique.

Face à ceux qui disent que si on ne continue pas sur la lancée du progrès, ce seront les Chinois qui nous imposeront leur modèle, il me semble qu’il faut réaffirmer comme premier impératif l’organisation d’un débat public qui engage la totalité des citoyens. Car derrière la rhétorique modernisatrice, c’est surtout la volonté d’engager la France dans la compétition internationale de la 5G qui prime.

Peut-on dire que «le progrès» est une notion de gauche ?

La notion de progrès a été élaborée dans le creuset des Lumières, par des savants et des philosophes qui ne dissociaient pas le progrès social et le progrès de la science. L’idée qui prédominait alors était que la science pouvait aider à venir à bout des problèmes sociaux.

Au long des XIXe et XXe siècles, la gauche s’est déclarée héritière des Lumières, et a considéré que le progrès scientifique et technologique allait nécessairement de pair avec le progrès social, ou en tout cas, le conditionnait. Cet héritage culturel explique une certaine frilosité chez beaucoup de personnes à gauche, qui continuent de se définir par rapport à l’idéologie du progrès.

Prenez quelqu’un comme Marx : en 1842, une loi interdit que les pauvres ramassent les bois morts tombés dans la forêt. Marx prend alors position contre les propriétaires fonciers, et défend le droit des pauvres. Mais à partir de 1845, il élabore sa propre théorie scientifique et mise entièrement sur le développement des forces productives matérielles, donc sur le progrès ; il regarde alors d’un oeil critique les anciens communaux comme les communs forestiers. Jaurès, dans son histoire de la Révolution française, dira ensuite que les communaux étaient une forme de communisme grossier et archaïque, qui est un obstacle au communisme scientifique.

Tout est dans cet épisode !

Quels outils ont été les plus investis par la gauche ?

Le perfectionnement technologique des usines devait faciliter le travail des ouvriers, l’automobile devait permettre plus de mobilités pour tous… Après la Seconde Guerre mondiale, il y avait le sentiment qu’il fallait reconstruire l’Europe et que tous les moyens étaient bons pour le faire : avec

les Trente Glorieuses, l’expansion démographique, il y a eu une espèce de bain culturel qui a renforcé et nourri cette idée.

C’est bien ce qui est devenu problématique aujourd’hui.

Mais des critiques contre le progrès n’ont-elles pas aussi été formulées au sein de la gauche depuis un siècle ?

En 1932, Lewis Mumford écrivait : «L’idée de progrès est la plus morte des idées mortes.»

Des voix se font certes entendre au XXe siècle, mais elles n’ont pas eu l’écho qu’elles méritaient d’avoir. Le mouvement des luddites, dans l’Angleterre industrielle, montre une critique du progrès technologique, perçu comme destructeur des anciennes conditions sociales communautaires. Certains penseurs et certains mouvements ont donc contribué à éroder la croyance dans le progrès scientifique.

Mais ils ont souvent été perçus comme rétrogrades : c’était alors une position difficile.

Ces voix critiques sont plus faciles à entendre aujourd’hui.

Qu’est-ce qui nourrit ces critiques ?

C’est une panne de l’imaginaire foncièrement productiviste de la gauche, qui était développé par des auteurs très divers depuis Marx.

L’idée, jusqu’alors, était de dire : on va produire plus, ce qui permet plus d’abondance matérielle, donc une meilleure redistribution des richesses. Cette idée selon laquelle tous les problèmes se résoudraient grâce à une meilleure capacité de production est insoutenable aujourd’hui. Et c’est une bonne chose.

Quand la croyance dans le progrès a-t-elle commencé à se fissurer ?

Dans les années 70 émerge une remise en cause de la société de consommation, mais la gauche est alors plus que jamais prisonnière du modèle productiviste. Il y a bien la campagne du candidat écologiste à la présidentielle René Dumont, mais elle est surtout perçue comme celle d’un marginal  qui propose des solutions farfelues. Le vrai effritement se produit plutôt entre la fin des années 90 et le début des années 2000 : on voit alors une bascule culturelle, provoquée par toute une série de problèmes environnementaux et sociaux, notamment liés à l’eau – comme le mouvement de Cochabamba en 2003, en Bolivie, autour de la récolte de l’eau de pluie – et à la défense des communs environnementaux. En même temps la question

du climat émerge au premier plan avec la détérioration de la couche d’ozone et donne une dimension globale inédite à tous ces mouvements de défense des milieux de vie.

Ces moments font surgir des questions auxquelles on ne peut pas répondre avec un logiciel productiviste. Avec un peu de retard, donc, la prise de conscience de ces problèmes s’impose de façon suraiguë.

Où en est-on aujourd’hui ?

Ce qui est épuisé, et c’est fort heureux, c’est la croyance dans le progrès indéfini de la science et de la technologie comme moteur du progrès social. Mais il y a une bataille autour de la notion de progrès qui est très intéressante à suivre, parce qu’on ne sait pas encore ce qui va en sortir. Il ne suffit pas de dissocier le progrès social du progrès scientifique et technologique, en subordonnant le second au premier. Il faut aller plus loin encore

et questionner la notion même de progrès.

A mon sens, le mouvement initié par toutes les actions collectives sur l’écologie, comme les coalitions transnationales sur la protection du climat, est porteur d’une remise en cause radicale de l’imaginaire productiviste.

Et, compte tenu de la lourdeur de l’héritage, je serais assez méfiant face à ceux qui veulent réexaminer la notion de progrès d’une manière intellectuelle et académique pour la concilier avec les exigences de l’écologie aujourd’hui. C’est plutôt des actions concrètes et des mouvements collectifs de citoyens que viendra une redéfinition de la notion de progrès.

 

libé