Les cantines populaires

Elles sont un atout indispensable au sein des luttes

lles se nomment “Les Lombrics utopiques”, “La Cagette des terres”, “L’autre cantine”… Les cantines populaires auto-gérées se multiplient sur le territoire français depuis une quinzaine d’années, ravitaillant squats, quartiers défavorisés, ZAD, festivals ou manifestations. Lors des Rencontres intergalactiques de Notre-Dame-des-Landes, plusieurs représentant·es de ces collectifs étaient présent·es pour mettre le focus sur une pratique peu mise en lumière et qui s’est pourtant imposée comme un atout indispensable des luttes.

L’auto-organisation alimentaire au coeur des luttes

Les cantines auto-gérées représentent une réponse populaire à la thématique centrale de l’alimentation. Alimenter gratuitement ou à prix libre des populations n’est pas une idée nouvelle, on peut en France en remonter l’origine à la Commune de Paris. Il est communément admis que cette phase de résistance populaire aura pu faire face dans un premier temps au siège de la capitale par les Prussiens en 1870, puis à son blocus ferroviaire l’année suivante, en organisant la distribution de pain et de nourriture (exemple des Marmites d’Eugène Varlin, créées en amont pour nourrir les milieux ouvriers, et qui se sont perpétuées lors de la Commune). Les cantinières subissent alors une répression très importante. A l’époque, les dépenses alimentaires représentent en effet l’essentiel du budget de la population, leur action est donc une épine dans le pied des autorités qui cherchent à écraser la contestation.

On peut également citer l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) qui met alors en place la première coopérative des cantines pour les ouvriers, sorte de réseau comparable à nos AMAP actuelles. Plus récemment, au Chili, le rôle des cantines populaires a été remis en exergue lors de la dramatique crise socio-économique liée au coronavirus, et un élan de solidarité mondial s’en est suivi pour soutenir cette pratique humaniste venue au secours d’une population considérablement précarisée par le confinement. Ce type d’actions tend aussi à se développer en France depuis quelques décennies, et est aujourd’hui mise en lumière par un “Festival des cantines autogérées” qui se tient annuellement à Montreuil.

Face à la précarisation croissante, face à la répression et l’exclusion, il nous semble nécessaire de créer et renforcer les espaces d’auto-organisations partout où les systèmes d’oppressions se font sentir ; et notamment dans les quartiers populaires, les zones rurales, les quartiers visés par la gentrification ou l’exclusion, les espaces de luttes.

Différents modes de gestion et publics visés

Le collectif des Lombrics Utopiques s’organise depuis deux ans dans la région nantaise, autour de cultures collectives multiples (oignons, pommes de terre, courges et courgettes), lui permettant de ravitailler des populations démunies ainsi que d’autres cantines populaires. L’exploitation d’une parcelle d’un demi-hectare se fait régulièrement autour de chantiers réunissant des dizaines de personnes, dont de nombreux·ses exilé·es, invitées à se saisir de la question alimentaire et participer à leur propre subsistance.

Ces différentes participations à l’aventure renforcent le désir et la concrétisation d’activités autonomes et collectives de production alimentaire et font la jonction entre la solidarité internationale et la résilience locale.

Progressivement d’autres pratiques sont mises en place, “visant à relocaliser la production et la consommation et venir en aide aux personnes les plus touchées par les destructions des habitats et des écosystèmes de par le monde” : conserverie, événements festifs et conviviaux, échanges de savoirs, entraide. Une cantine mobile est montée, permettant de ravitailler entre 200 et 400 personnes au coeur même d’actions, de blocages ou de manifestations. Se pose dans cette pratique un premier écueil pour le collectif, qui est celui de la visibilité au sein d’un contexte dynamique de luttes, où la sensibilisation sur l’alimentation et la logique de consommation deviennent une pratique complémentaire au rationnement alimentaire.

“La Cagette des terres” s’inscrit dans un réseau d’approvisionnement et de ravitaillement sur Nantes depuis 2017. C’est une initiative de zadistes et de paysans de Notre-Dame-des-Landes, qui s’appuie sur l’expérience de mai 68, où le lien renouvelé entre paysans, étudiants et ouvriers, avait permis un échange de savoirs, une entraide, et l’expérimentation de l’auto-organisation collective. L’engagement de chacun·e dans la cantine varie selon quatre rôles : les producteurs donnent ou vendent à leur prix des produits locaux (ce qui leur garantit une juste rémunération), des militants forment des passerelles avec des acteurs des luttes locales, des petites mains et des bénévoles assument la redistribution des denrées, tandis que des cotisants solidaires et des donateurs permettent le minimum des rentrées financières indispensables.

La Cagette des terres s’appuie elle aussi sur une structure mobile, multifonctionnelle, permettant la distribution des repas et l’animation à partir d’une sono, ce qui la rend très visible lors de ses actions. Ses membres reviennent sur les actions récentes : beaucoup de petits déjeuners sur les piquets de grève, à 5h du matin, lors du mouvement contre la réforme des retraites. Des liens se font, avec les différents publics couverts, mais aussi des interconnexions avec les autres cantines.

L’intégration de problématiques liées au territoire

Si les cantines s’inscrivent au sein des luttes, elles intègrent systématiquement des engagements propres liés à diverses thématiques, et notamment au respect de l’environnement, que ce soit autour de la récup’ ou de l’agriculture biologique. Ainsi de la Cantine Schmruts itinérante, qui depuis plus de quinze ans, distribue des repas “100% végétal” à prix libre lors de manifestations, festivals, rassemblements et événements culturels, en produisant par elle-même une partie des légumes et légumineuses utilisés. Son projet, qui s’est monté en statut associatif sur le constat de l’absence de cantines vegan lors des événements, tend à valoriser l’agriculture végétalienne (sans intrants d’origine animale et sans produits chimiques).

“L’autre cantine”, active sur la ZAD lors du festival Zadenvies, s’est montée à Nantes en 2018, pour accompagner l’occupation du square Daviais par un campement de migrant·es, en protestation aux multiples expulsions. Fruit de l’union de différents acteurs de l’alimentation auto-gérée, elle parvient alors à ravitailler 800 personnes. Différentes équipes se forment pour répondre aux besoins des différentes communautés. Depuis le collectif est lui aussi devenu une association. La cantine dépend d’actions de récup’, de dons de particuliers, de maraîchers ou de structures humanitaires. Elle parvient à fournir quotidiennement des repas aux exilés en bénéficiant des invendus des grandes surfaces (Loi Royal pour la Lutte contre le gaspillage alimentaire, 2016). La rencontre avec les publics aboutit souvent à un système d’entraide qui ne se limite pas à l’alimentation, mais aborde aussi les questions administratives ou médicales. Récemment, l’installation de la cantine dans un lieu fixe permet la régularité des distributions mais aussi un accueil de jour ou la distribution de vêtements. L’autre cantine s’inscrit ainsi dans une démarche activiste beaucoup plus large que la simple thématique de l’alimentation.

C’est le cas également de “Graine Pop des Luttes”, qui forme un réseau de rencontres depuis 2005 dans les quartiers populaires de la région parisienne. Ce réseau est le fruit d’un cheminement de rencontres avec d’autres luttes, et a permis la mise en commun de matériels pour des luttes et des occupations : prêts, dons, entraide. L’idée est de rompre l’isolement dans les quartiers défavorisés. Depuis la Loi Travail en 2016, une nouvelle génération est en lutte, y compris dans les cités. La représentante du réseau explique que les acquis autogérés des luttes des années 60-70 s’y sont écroulés, au bénéfice de la hausse de la criminalité. “On va tout droit vers la favela. Le système a détruit le tissu social des banlieues.” L’idée est donc de transmettre, encore plus que d’appliquer, le principe de l’auto-organisation et notamment des cantines populaires à la population des quartiers : expliquer la récup’ alimentaire, les achats collectifs en marché de gros, l’utilisation d’outils de communication…

Ça commence toujours par des frigos vides ces histoires. Amener de la bouffe sans conditions, de manière bénévole, est un acte politique concret et anticapitaliste.

Le Réseau de ravitaillement des luttes en pays Rennais est quant à lui le fruit de la fusion de cantines et de groupes militants en 2016. Son action s’appuie sur des bons plans et de la récup’, des réseaux d’AMAP, et vient fournir des cantines pour les collectifs et des événements. Le Réseau est présent en 2018 pendant la dernière vague d’expulsions de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Il se mobilise aussi en soutien des facteurs et factrices en grève pendant quatre mois, une action primordiale puisqu’elle vient combler l’absence de paye pour les travailleurs grévistes, et leur permettre de poursuivre leur mobilisation. “On cherche à motiver les gens, encourager une ambiance de luttes, et faire du lien avec les personnes en lutte, qu’on cherche à faire perdurer dans le temps.” Depuis le confinement, le Réseau répond à l’accroissement des précaires. “Il faut nécessairement un contenu politique aux distributions, pour s’inscrire en opposition avec l’institutionnel.

Le réseau I.B.M. (pour Internationale Boulangère Mobile) se monte en 2018 à la suite de rencontres sur la ZAD. Après la victoire contre l’aéroport, restait le “et son monde“. La lutte ne pouvait donc se limiter à une réussite locale, et devait répondre aux problématiques alimentaires du territoire. La réunion de différents boulangers actifs dans différents collectifs vient axer ces actions autour du pain et de la boulange. L’idée est de faire du lien entre ces acteurs, et d’être présents ensemble sur les fronts des luttes, des camps internationaux, sous une étiquette commune. Le réseau songe à un projet d’école de boulange autogérée et à s’internationaliser.

Les cantines populaires s’inscrivent ainsi dans des pratiques de lutte différentes, avec des enjeux souvent croisés, et des modalités d’action complémentaires. Leur fondement s’appuie sur une part d’audace et de risque autour de l’alimentation : squats, manifs, quartiers, actions pendant le confinement… C’est une motivation humaniste qui vise à la réappropriation populaire des moyens de subsistance et à former une alternative fiable à un système individualiste et inégalitaire.

lamuledupape.com