Invasion de puces dans les livres et poubelles de Grenopolis

La « technopolice », c’est bien plus que le flicage

Qu’est-ce que la police ? « L’organisation rationnelle de l’ordre public » (le dictionnaire). Comment organiser l’ordre public de façon rationnelle ? En remplaçant les citoyens par des automates. Voici les dernières innovations de Grenopolis.

Fin novembre, un coin de confinement se lève, je retourne à la bibliothèque municipale du centre-ville.

Je fais bien de venir aujourd’hui : dans trois jours, le 1er décembre, la bibliothèque fermera à nouveau pour deux semaines.

– On doit installer des bornes et pucer les livres, m’explique l’employée.

– Des puces RFID ?

– Oui des puces RFID.

Ici, les bibliothécaires n’en disent jamais plus. Ils doivent être si mal encadrés, si mal payés, que leur remplacement par des automates de prêt ne leur hausse même pas un sourcil. Je n’ai pas eu plus d’échange avec eux en deux décennies que je n’en aurai avec les futures bornes de « prêt/retour » – comme susurre le site Internet des bibliothèques municipales. N’empêche, je préférais des humains indifférents. A l’occasion, avant les masques, je leur arrachais un sourire

en m’emmêlant les livres, les doigts et les cartes d’abonnement ; une fois on a parlé du baron des Adrets. Riant, comme sujet de discussion ; les non-Dauphinois ne peuvent pas comprendre.

A partir du 14 décembre, je pourrai toujours tenter une saillie sur les guerres de Religion, l’automate ne fera pas de commentaire. La Machine enregistrera mes « prêts/retour », je ferai le boulot d’un employé qui ne sera pas remplacé quand il ira voir ailleurs si on sourit, et je ne râlerai plus contre les mines fermées des bibliothécaires. Je ne m’intéresserai plus à eux, de même que je n’ai plus rien à dire sur les guichetiers de banque, des chemins de fer et de la Poste. Ils ont tous la même face d’écran digital, le même contact glacé au bout de mes doigts, la même procédure bornée de borne automatique. On peut vaquer des journées entières en ville sans s’adresser à un humain. Fatalement, les humains finissent par préférer leurs machines. A l’arrêt de bus ou dans la queue de la pharmacie, ils ont le nez sur leur assistant de vie numérique. Je ne croise plus beaucoup de regards, par-dessus les masques. Les petits enfants, encore.

J’habite à Grenopolis, « cette smart city où on est plein de capteurs bourrés de partout1 », comme dit son ingénieur Vert Éric Piolle.

Trois jours plus tard, je trouve un avis de passage dans ma boîte aux lettres.

« Madame, Monsieur,

La société CONTENUR, mandatée par Grenoble Alpes Métropole, procède actuellement au recensement de vos bacs de collecte des déchets et à la pose de deux étiquettes d’identification. Un agent recenseur s’est présenté à votre domicile le 30/11/20 à 13h48. En votre absence, nous n’avons pu réaliser ce recensement.

Nous vous remercions de bien vouloir nous contacter avant le 04/12/20 au numéro vert indiqué ci-dessous du lundi au vendredi de 9h à 17h. Vous pourrez ainsi communiquer les éléments nécessaires au recensement. »

Un prospectus de la Métro accompagne cet avis. Il m’informe que « la pose de puces électroniques sur les bacs roulants est liée à la mise en oeuvre du Schéma directeur Déchets pour permettre de répondre à l’impératif : jeter moins, trier plus, faire face ! »

Voyons. Je jette peu, n’achetant que le nécessaire, en vrac ou le moins emballé, compostant beaucoup et récupérant tout ce qui peut resservir, à la déchetterie même (on peut de moins en moins, la récup’ fait du manque à gagner pour la métropole qui préfère « l’économie circulaire »).

Trier ? J’ose à peine l’avouer, mais quand j’avais dix ans, avant l’élection de François Mitterrand pour vous dire, j’allais chaque mois au bureau de mon père pour y récupérer le papier dans les poubelles. On le portait à un bonhomme chiffonnier, qui pesait sur une vieille bascule le produit de ma collecte et me donnait dix francs pour ma peine. C’était le bon temps ; la Métro n’existait même pas, j’emmerdais ma mère pour avoir des poubelles différenciées à la maison.

« Faire face » ? C’était la devise de Jeunesse & Montagne, où mon grand-père, à 22 ans, faisait des faux certifs pour éviter le STO aux jeunes gens de 1943. Quel rapport avec nos poubelles ?

Je passe ma vie à « faire face ». J’ai dû condamner l’accès à mon compteur d’électricité pour empêcher les techniciens de la smart city de m’installer de force un capteur connecté à la maison.

Eux aussi, veulent m’aider à économiser. Vous fatiguez pas, les ingénieurs. Ici, on n’a ni frigo, ni micro-ondes, ni électroménager sauf un lave-linge Nogamatic des années 80, ni télé, ni guirlandes de Noël qui clignotent. On met des bougies sur le sapin, du bois dans le poêle (et un pull), la cafetière sur la cuisinière. La seule électricité qu’il nous reste à économiser, c’est celle que pomperait votre compteur Linky pour piller nos données en temps réel, les stocker dans des datacenters, les faire mouliner par les machines et en tirer notre profil de non-consommateurs.

Je passe mes journées à « faire face » à des robots qui me demandent un numéro de téléphone portable que je n’ai pas. Je me retrouve en rade en gare à 23 heures, parce que la SNCF a prévenu les voyageurs de l’annulation de la correspondance par SMS. Je ne peux pas prendre un billet de car juste avant le départ de celui-ci, là, devant moi, parce que les places ne s’achètent que sur Internet. Je ne peux plus guère faire d’autostop, les automobilistes réservent leurs places à des blablacaristes enregistrés par SMS. Je passe les résultats d’analyses en laboratoire, les codes de sécurité pour ceci-cela et toutes les fois où le formulaire n’accepte pas les numéros de téléphone fixe.

« Faire face » à la furie technocratique qui remplace les humains par des machines, écrase notre autonomie et l’arrangement délicat de nos vies sous sa volonté de contrôle, de rationalisation et d’automatisation : je connais.

Le site Reporterre applaudit ce puçage2. Il s’agit d’espionner nos poubelles avec des mouchards communicants. Les mauvais trieurs et gaspilleurs seront bientôt pénalisés (bienveillance et bonnes pratiques), La Métro connaîtra nos habitudes et nos changements d’habitudes. Cet article pseudo écologiste ne dit pas ce que coûte à la Terre et aux hommes la production et l’élimination des milliards de puces posées sur mes livres, mes poubelles et chaque parcelle de ma ville.

Le pauvre hère croit bien faire, assurément ; l’enfer Vert est pavé de bonnes intentions3.

Oudjaoudi, on se fout que tes puces de poubelles soient « passives et n’émettent aucune onde », ainsi que tu t’en vantes sur ton prospectus. Tu nous parles d’ondes quand on te parle de liberté et d’autonomie. Tes puces nous rendent passifs. Tout ce qu’on faisait directement est désormais délégué à tes machines. Voilà le Grand remplacement.

 

T’as vu ta ville ?

Grenopolis, 6 décembre 2020

 

Lire aussi :

  • RFID : la police totale. Puces intelligentes et mouchardage électronique, Pièces et main d’oeuvre (L’Échappée, 2008)

Voir aussi le film « RFID : la police totale », sur

www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=327

  • Entretien avec la revue BIBLIOthèque(s) en 2010 :

www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=292

  • « Les radio-étiquettes dans les ordures ménagères : le recyclage doit faire face à de nouveaux défis » (2010) :

www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=249

  • « Wifi dans les bibliothèques : que ne ferait-on pas pour le Progrès ? » (2009) :

www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=213

  • « Retour à Grenopolis » (2020) :

www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=1256

  • « 5G : quand Piolle, maire technologiste de Grenopolis, nous vole des « éléments de langage » » (2020) :

www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=1327

Notes

1 Le 6/07/20 sur sa page Facebook

2 Reporterre, 5 septembre 2019, https://reporterre.net/A-Grenoble-pour-moins-payer-les-habitantsdevront-moins-jeter

3 Cf. L’enfer Vert. Un projet pavé de bonnes intentions, TomJo (L’Échappée, 2011)