Pourquoi Frédérique Vidal veut stigmatiser les universitaires « gangrénée » par l’islamo-gauchisme !
À Pinar Selek
« Existe-t-il une possibilité de diriger le développement psychique de l’homme de manière à le rendre mieux armé contre les psychoses de haine et de destruction ? »
« Pourquoi la guerre? » Lettre d’Albert Einstein à Sigmund Freud, le 30 juillet 1932
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L’entretien donné par Frédérique Vidal ce 20 février au Journal du Dimanche aura eu au moins deux vertus. En persistant dans sa stigmatisation des universitaires et en maintenant sa demande d’enquête sur « l’islamo-gauchisme », la ministre aura élevé au carré l’indignation des chercheurs et renforcé leur unité : en trois jours à peine, la tribune du Monde demandant sa démission a recueilli 18 000 signatures de personnels de l’université et de la recherche. Voir ici le communiqué d’Université Ouverte et là la demande de démission d’un syndicat, parmi bien d’autres. Il est exceptionnel qu’une pétition dans le secteur de l’enseignement supérieur atteigne autant de signatures – 18 000 signatures correspond à 20 % des enseignants du supérieur. À titre de comparaison le « Manifeste des cent » réactionnaires et laïcistes de la gauche égarée qui soutenaient Blanquer à l’automne dernier, apparait, avec ses 258 signataires, tout aussi inconsistant et marginal que le phénomène incriminé par Vidal, à savoir « l’islamo-gauchisme » à l’université. Dans son entretien au JDD, Vidal, après l’avoir fait descendre très bas, souhaite qu’on « relève le débat ». Elle voulait probablement dire « élever le débat ». Ce sont les universitaires qui souhaitent aujourd’hui que l’on « relève » la ministre de ses fonctions.
La seconde vertu de l’entretien au JDD est d’asseoir une lecture politique de la séquence qui laisse peu de place à l’hypothèse de la maladresse d’une ministre fatiguée et très impopulaire, qui ne saurait plus quoi faire pour masquer son incurie et son incompétence dans la gestion de la crise sanitaire à l’université. Il apparaît en effet que nous avons affaire à la construction délibérée d’une séquence politique dans laquelle Vidal est une pièce maîtresse dans un dispositif étroitement associé à la construction de la loi sur « les séparatismes » et à la loi « sécurité globale » (voir ici la très bonne analyse de Christelle Rabier). Il convient de raisonner en terme de cohérence systémique et idéologique, et non selon le registre de la pulsion ou de l’improvisation. La séquence commence le 22 octobre avec la sortie de Blanquer contre les universitaires islamo-gauchistes accusés de « complicité intellectuelle avec le terrorisme » (ici chaque mot compte), accusation à laquelle Vidal répondra très mollement dans L’Opinion le 26 octobre. La séquence se poursuit le 1er novembre avec le Manifeste des 100, co-produit par le cercle de « Vigilance Universités » dont la majorité des publications est également accueillie dans le journal libéral et pro-business de L’Opinion. Et nous assistons aujourd’hui au troisième acte avec l’attaque de Vidal contre l’institution qu’elle est censée représenter. Le quatrième acte sera probablement l’appui des réactionnaires/laïcistes à la demande d’enquête de Vidal. Et le cinquième la réalisation de l’enquête en question, même si on ne connaît pas encore l’instance qui trouvera les quelques volontaires pour la conduire.
Les avantages de la séquence ont été soulignés à mainte reprises : le coup de politique politicienne vise à racoler toujours plus loin sur les terres du RN, à attaquer la gauche et à la diviser davantage – il n’est pas anodin que Vidal s’en soit prise nommément à Mélenchon – et à faire oublier l’état calamiteux dans lequel Vidal a mis l’université et la recherche, les personnels et les étudiant.es. Les conséquences, calamiteuses au plan éthique et politique, sont principalement les suivantes : la création d’une polémique qui cherche à faire oublier que des étudiant.es se suicident ou meurent de faim ; la validation, la banalisation et le renforcement des thèses du RN ; la légitimation du concept d’islamo-gauchisme auprès de l’opinion publique alors qu’il est une construction de l’extrême droite ; la porte ouverte à l’alt-right, dont l’un des schèmes de la pensée est que l’université serait un ramassis de gauchistes, ainsi que le rappelle justement David Chavalarias dans son étude. Tout ceci est entendu, mais nous ne pouvons en rester à cette seule analyse. Car les armes utilisées par les néolibéraux pour faire la guerre aux biens communs, aux services publics, aux libertés fondamentales et à toutes les minorités, ces armes sont celles-là mêmes que les régimes les plus autoritaires utilisent systématiquement. On peut au moins commencer à le montrer.
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Reprenons ! Le passage de la ministre sur CNews, le choix de cette chaine ainsi que l’adéquation des propos de Vidal à sa ligne éditoriale et idéologique qui est celle de l’extrême droite raciste et nationaliste, renforcent la lecture d’une stratégie politique élaborée en amont, nécessairement en lien avec le sommet de l’Etat, avec l’accord de Macron et Castex. Dès lors, la critique de Macron rapportée par Gabriel Attal doit être comprise comme une nouvelle tartuferie d’un pouvoir qui nous a habitués à toutes les comédies du « en même temps », avec son lot de mensonges, son hypocrisie permanente et son cynisme consommé. On trouvera une preuve évidente de la tartuferie de Macron dans le fait que dès le 2 octobre 2020, soit 20 jours avant la sortie de Blanquer, le président, lors de son discours des Mureaux sur le « séparatisme islamiste », a porté la charge contre les intellectuels qui « sont hors de la République », contre certaines « traditions universitaires » et des « théories en sciences sociales totalement importées des États-Unis d’Amérique ». Des théories que Vidal, dans un confusionnisme digne des complotistes les plus dérangés, n’hésitera pas à mettre en rapport avec la prise du Capitole et le drapeau des Confédérés… En d’autres temps, la séquence aurait pu provoquer le rire, tant la farce politique semble énorme, tant la bêtise est confondante. Mais, de la bêtise à la bête, il n’y a souvent qu’un pas. Car, si une analogie pouvait avoir du sens, il me semble que nous assistons à la pièce que Brecht écrivit en 1941, La résistible Ascension d’Arturo Ui, dont l’épilogue est bien connu : « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ». Je laisse chacune et chacun imaginer ce à quoi pourrait bien correspondre, aujourd’hui, le trust des choux-fleurs. Et retrouver qui fit l’éloge de Pétain en 2018. Sans mémoire et sans éthique, un homme politique porte en lui un monstre.
« La bête immonde » est donc à l’œuvre. Elle use de trois moyens, parmi bien d’autres : elle fait exister une chose qui n’a aucune réalité, elle crée des boucs émissaires et elle programme de les éradiquer de la société. Les deux premières étapes ont été méthodiquement appliquées. Si nous n’y prenons garde, la troisième pourrait être mise en œuvre rapidement. Elle a peut-être déjà commencé.
Il en va du « séparatisme » comme de « l’islamo-gauchisme » : l’incrimination de « séparatisme » crée le « séparatisme », l’incrimination d’«islamo-gauchisme » crée « l’islamo-gauchisme » . En effet, il arrive que dans certains états autoritaires les lois fassent exister des choses qui n’existent pas, simplement en les nommant. En Turquie on accuse des chercheur.e.s de terrorisme pour la conduite d’une enquête sociologique. C’est ce qui est arrivé à Pinar Selek. En France les propos et la communication de Blanquer, Vidal, Darmanin et Macron font exister l’islamo-gauchisme par le simple fait d’utiliser, de propager et de banaliser le concept : le donner en pâture aux médias qui s’en repaissent et à une opinion publique fragilisée en temps de pandémie, suffit à faire exister une chose qui n’a pourtant aucune réalité effective. C’est une politique du performatif : je fais exister la chose en la nommant. La vérité et la force du concept seront proportionnels à sa viduité, c’est-à-dire à son aptitude à être rempli par de l’impensé, du fantasmatique et de l’idéologie. Vidal elle-même concède dans le JDD que le concept n’a aucun fondement scientifique et correspond à « un ressenti de nos concitoyens ». Une enquête sur un ressenti : Vidal ou l’art du vide. Mais une stratégie qui marche à plein.
Car l’invention du concept est pleine de sens. L’idéologie qui la sous-tend est toute entière dans la relation entre les deux concepts : elle est dans le tiret entre islamisme et gauchisme, l’association de la gauche à l’islam politique et, par glissement, de la gauche au terrorisme islamiste. Et encore, pour finir, elle produit cette double équation : gauche = islamisme = terrorisme. Le monstre idéologique créé par Macron, Vidal and Co est le suivant : les universitaires sont des gauchistes, des islamistes et des terroristes. L’opinion a désormais ses boucs émissaires, désignés, dénoncés et bientôt nommés : les musulmans, les gauchistes et les universitaires. L’association des universitaires aux seconds et premiers construit un schème imaginaire de la radicalisation et du danger. Ce n’est plus seulement de l’anti-intellectualisme primaire, ce qui devrait en soi faire honte à une ministre le l’enseignement supérieur, mais une véritable incitation à la haine.
Il sera donc non seulement légitime, mais urgent – troisième étape – de couper le membre gangréné que les « islamo-gauchistes » constituent au sein de l’université et qui risque de pourrir, tout comme l’islam menace de gangréner la totalité du corps social. Ce schème est au-delà de la droite extrême : il est proprement fasciste. Macron, qui souhaite « décapiter » Al-Qaïda au Sahel, met dans son langage la pratique des terroristes. On a souligné que l’incrimination d’islamo-gauchiste fonctionnait sur le modèle sémantique et historique de l’incrimination de judéo-bolchévique. L’« islamo-gauchiste » ne devient-il pas le juif de l’université, le juif des années 30 ?
Une dernière question : quel sens y a-t-il à ce que les musulmans et les universitaires « gauchistes » soient si étroitement associés ? Question sans réponse. Mais question essentielle. Il nous faudra y répondre avant que ce pouvoir sans nom ne passe vraiment à la troisième étape. Nous n’en sommes pas loin, si l’on veut bien considérer tout l’arsenal législatif que Macron et sa majorité mettent au service de la bête immonde, de « la bête qui monte, qui monte »*, et de la bête qui est déjà là, en eux.
Un épilogue, en manière d’hommage à celles et ceux qui se sont battus et se battent encore, et se battront demain, sans fin. Les Gilets jaunes ont parfaitement saisi la nature du pouvoir politique auquel ils se confrontaient : la dimension militaire de la répression policière leur a permis de comprendre dans leur chair ce qu’il en était de la violence pure de ce pouvoir. Ils l’ont exprimé dans une chanson qui a la force des chants populaires et révolutionnaires : « Macron nous fait la guerre, et sa police aussi ». Les universitaires sont en train de comprendre la vraie nature du pouvoir qui les opprime, qui tente de les diviser, et qui les affaiblit un peu plus chaque jour en détruisant leur outil de travail, leurs libertés et leur dignité. Macron devrait y prendre garde : quand on touche à la dignité et à la liberté d’une communauté, elle résiste. La résistance est en route.
Pascal Maillard
* L’expression « Nous sommes la bête qui monte, qui monte… » est de Jean-Marie Le Pen, le 3 mars 1984, à quelques mois des élections européennes.
PS : Je recommande vivement la lecture intégrale du communiqué du laboratoire TEMOS (Temps, Mondes, Sociétés, UMR 9016), un texte approuvé par l’AG du 23 février 2021 et qui décrit fort bien les conséquences désastreuses des positions de Vidal et du gouvernement auquel elle appartient.