La décroissance est une société du plus, pas du moins

C’est ce que pense Delphine Batho

Face à un gouvernement qui vire « conservateur assumé » et à une loi Climat « dépourvue d’ambition », la députée Delphine Batho insiste : il faut rompre avec le mythe de la croissance économique, destructrice des écosystèmes et des humains.

Delphine Batho, ancienne ministre de l’Écologie de François Hollande, est députée (non-inscrite) des Deux-Sèvres et membre du collectif Écologie, Démocratie, Solidarité (EDS). Elle est aussi l’autrice d’Écologie intégrale — Le manifeste, aux éditions du Rocher (2019).

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Reporterre — Le projet de loi Climat est en cours d’examen à l’Assemblée nationale. Quel bilan en faites-vous à ce stade ?

Delphine Batho — Cette loi renonce à toute forme d’action efficace face au réchauffement climatique. On peut d’ores et déjà en tirer une conclusion : c’est l’échec de la dernière tentative de concilier l’urgence écologique avec le consumérisme. Le choix principal du gouvernement reste de privilégier la croissance. Ce n’est pas compatible avec la réduction de l’empreinte carbone. D’où ce texte de faux semblants, avec nombre de dispositions sans portée normative, comme on jette des vœux en l’air. On affiche une ambition dans un alinéa, puis on la démonte dans l’alinéa suivant.

N’y a-t-il pas eu d’avancées par rapport à la version initiale ?

Non, au contraire. L’examen en commission a encore affaibli le texte déjà dépourvu d’ambition, même sur des éléments qui peuvent paraître insignifiants. Par exemple, la Convention citoyenne pour le climat avait proposé qu’on interdise les échantillons dans le cadre de la lutte contre le gaspillage. La majorité a décidé de les réintroduire dans les publications de presse. Même sur des mesures cosmétiques, La République en marche (LREM) tergiverse.

Le recul le plus significatif concerne la rénovation énergétique : une rénovation pourra désormais être qualifiée de « performante » si le logement rénové est classé C voire D [1], ce qui implique que la France ne respectera pas sa propre stratégie bas-carbone pour le secteur du bâtiment. Sur l’artificialisation des sols, les objectifs sont reportés de dix ans. Les dispositions sur la réduction du trafic aérien ou l’extension des aéroports sont accompagnées de tellement de dérogations qu’elles sont totalement vidées de leur sens.

Le processus de la Convention citoyenne, qui a conduit à cette loi, a-t-il été utile ?

Oui, il a démontré que lorsqu’on donne aux citoyennes et aux citoyens les clés de compréhension et les informations sur les données scientifiques sur le changement climatique, ils sont prêts à agir. Pendant des mois, ils ont porté publiquement des propositions fortes qui rompent clairement avec le consumérisme, en disant « Non à la 5G » ou « La pub, ça suffit ».

Leur travail fera date, même si le gouvernement actuel et les institutions de la Ve République sont incapables d’en faire quelque chose. La Convention a fait avancer la cause et ses propositions finiront par trouver leur concrétisation.

Après, il faut bien comprendre que ce que propose la Convention citoyenne est un programme minimal pour se mettre sur la bonne trajectoire. Pour réduire d’au moins 40 % les émissions de gaz à effet de serre, il faut aller encore plus loin. Et l’objectif de 40 % est lui-même insuffisant au regard des conclusions du Giec [le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat].

Sur le projet de loi, comment peut-on aujourd’hui changer la donne ?

Sincèrement, il ne faut pas s’attendre à des changements significatifs. Le gouvernement ne veut pas bouger.

Y a-t-il encore quelque chose à attendre des députés de la majorité En Marche ?

Les débats sont verrouillés. Les députés de la majorité qui portaient en commission des amendements allant dans le bon sens les ont systématiquement retirés, les uns après les autres. Je doute qu’ils aient plus de détermination aujourd’hui.

Est-ce Mme Pompili, la ministre de la Transition écologique, qui leur faisait retirer ces amendements ?

Oui. Elle disait : « On verra cela en séance plénière. » Mais en séance, la même logique se répète. À défaut de mesures ayant une portée normative, les députés se contentent de demander des rapports au gouvernement. Rien qu’en commission, ils en ont demandé seize, cela frise le ridicule !

Cela signifie-t-il que Barbara Pompili ne pèse pas ?

C’est clair.

En parallèle, n’assiste-t-on pas à une dérive de la majorité vers l’extrême droite ?

Je ne l’assimilerais pas à l’« extrême droite », qui est pour moi une qualification politique très précise. Conservatrice assumée, en revanche, oui. Depuis plus d’un an, le président de la République assume clairement une confrontation idéologique avec l’écologie. On l’a vu avec ses déclarations sur les amish [2]. C’est le clivage autour du rapport à la croissance et au consumérisme qui structure les débats entre écologistes et conservateurs. On le ressent très fortement dans les discussions à l’Assemblée nationale sur le projet de loi Climat.

Le mot de la décroissance est-il signifiant et pertinent dans le débat actuel ?

Tout à fait. Nous n’avons pas d’autre choix que d’organiser une décroissance de la consommation d’énergie et de matières. Mais la décroissance, c’est une société avec plus de bien-être, plus de culture, plus de liens humains, plus de respect des personnes. C’est une société du plus, pas du moins ! Nous devons rompre avec le mythe de la croissance économique, et avec l’idée qu’elle est la solution pour réduire les inégalités. C’est faux, c’est même l’inverse. La croissance détruit les écosystèmes comme les humains.

Au Parti socialiste, vous travailliez sur les questions de sécurité. Comment avez-vous rencontré les enjeux écologiques ?

Depuis toujours, en réalité. L’écologie fait partie de ma culture familiale, c’est un attachement presque charnel. J’ai été éduquée dans une relation très forte à la nature, nourrie avec une alimentation saine. L’écologie a d’abord été un espace personnel avant d’être politique. Les catastrophes écologiques ont fait partie de mes prises de conscience à l’adolescence. Plus tard, dans les débats internes au PS, en 2004, j’étais déjà l’une des rares militantes à être pour la Charte de l’environnement. Je faisais partie à l’époque du courant « la gauche socialiste » qui était assurément le plus écologiste du PS, même s’il n’avait pas rompu avec le keynésianisme et donc le productivisme.

En 2012, vous disiez pourtant qu’on avait besoin de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et vous assuriez l’importance du nucléaire. Avec le recul, comment réagissez-vous à ces propos ?

Nous étions engagés dans une campagne présidentielle et je savais à quoi je m’engageais en acceptant d’entrer au gouvernement puis en devenant ministre de l’Écologie. Ces deux sujets — nucléaire et Notre-Dame-des Landes — avaient été tranchés par la campagne électorale. Le président de la République et le Premier ministre avaient une feuille de route et je ne la découvrais pas. J’avais accepté ce cadre.

Ensuite, sur Notre-Dame-des-Landes, plus je suis entrée dans les dossiers, plus j’ai pris conscience que c’était foireux. En tant que ministre de l’Écologie, j’ai fait mon boulot en montrant qu’il n’y avait pas de compensation écologique possible si on détruisait la zone humide. Cela ne m’a d’ailleurs pas valu des compliments de la part de mes supérieurs de l’époque. Sur le nucléaire, mon but, concrètement, était de fermer Fessenheim et d’engager la première fermeture d’une centrale nucléaire en France.

Votre vision a-t-elle évolué depuis 2012 ?

Oui, j’ai mis plusieurs années à rompre avec la social-démocratie et la gauche. J’ai été limogée du gouvernement de Jean-Marc Ayrault après avoir dénoncé les politiques d’austérité appliquées à l’écologie. J’ai cheminé depuis vers la nécessité d’une écologie politique autonome. J’ai voulu la rejoindre, y apporter mon expérience militante et mon expérience des institutions et de l’État. J’ai passé vingt-cinq à trente ans de ma vie à croire que l’on pouvait féminiser et écologiser les anciens partis. Maintenant je n’y crois plus, il faut une dynamique indépendante et créer un rapport de force électoral.

Rediriez-vous aujourd’hui que la France a durablement besoin du nucléaire ?

La France a besoin du nucléaire aujourd’hui. Indéfiniment, non. Je suis pour la sortie du nucléaire à terme. Mais je ne pense pas qu’on puisse fermer toutes les centrales nucléaires du jour au lendemain.

Je suis radicalement contre le nouveau programme de nouveaux EPR [3]. C’est une folie, tant sur le plan énergétique que sur le plan économique. Cela va avoir des conséquences extrêmement lourdes sur le prix de l’électricité, sans parler des enjeux de sûreté, ni même de la capacité industrielle du secteur à construire des EPR. C’est une politique du fait accompli et j’y suis radicalement opposée.

Vous avez écrit un livre sur « l’écologie intégrale ». Qu’entendez-vous par là ?

« Intégrale » signifie que l’écologie n’est plus une dimension parmi d’autres. Elle doit être au fondement de toutes les décisions dans tous les domaines. C’est l’affirmation de la primauté de l’écologie sur l’économie. Toutes les politiques publiques, même la politique étrangère et les enjeux régaliens, doivent être abordées sous cet angle.

Cette expression a été employée par le pape François dans son encyclique « Laudato Si’ ». Vous en êtes-vous inspirée ?

Oui, complètement. Quand j’ai lu cette encyclique — c’est la première fois de ma vie que j’en lisais une ! —, j’ai trouvé que c’était l’un des textes les plus révolutionnaires du moment sur l’écologie. Il énonce très bien le lien entre la destruction de la nature et les inégalités. C’est une référence que j’assume, mais que je revendique du point de vue politique et non à travers son sens moral ou religieux. Bien sûr, j’ai des désaccords avec certains passages de l’encyclique. Mais ce n’est pas la question.

Ce concept est repris par certaines personnes très à droite…

Le vert est à la mode. Chez les réactionnaires, l’écologie sert de paravent pour faire avancer leurs idées de toujours, à savoir la fermeture des frontières, le refus du métissage ou l’interdiction de l’avortement. Il y a une bataille à mener dans le domaine des idées. Nos adversaires tentent de se réapproprier nos concepts pour mieux les dévoyer. Il me paraissait donc très important de ne pas leur laisser l’idée d’« écologie intégrale », afin qu’ils n’en fassent pas un outil au service de l’oppression des femmes ou de l’idéologie nationaliste. Ces thèses, il faut les affronter et les démasquer.

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En 2022, sera-t-il possible d’échapper au duel entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen ?

Bien sûr. À un certain nombre de conditions. Mais avant 2022, il y a les élections régionales. Nous ne faisons pas partie de ceux qui enjambent ces élections. Nous croyons aux territoires et à l’action locale. C’est déterminant pour la transformation écologique de notre pays dans les prochaines années.

Pour 2022, la solution réside d’abord dans la dynamique propre des écologistes. Il n’y a aucun désir dans le pays de retour vers le passé. Nous devons donc créer une dynamique écologiste et démocratique puissante en rupture avec la Ve République et le présidentialisme. Nos institutions nées en 1958 sont épuisées, elles sont patriarcales et verticales, bref, elles sont d’un autre temps. Elles empêchent toute transformation écologique et sociale du pays. L’écologie peut gagner en 2022 à la condition d’incarner un profond changement du système politique, et d’en finir avec le piège du présidentialisme. La première conséquence, c’est qu’il faut construire du collectif plutôt que de rechercher une candidature magique.

Comment créer ce collectif ? Faut-il tendre vers une alliance des forces de gauche comme cela se fait déjà aux régionales ?

Le collectif, c’est d’abord une équipe écologiste, un programme de gouvernement écologiste construit avec les forces citoyennes. Je suis opposée à la confusion qui s’installe autour du retour de l’union de la gauche. C’est une erreur stratégique de croire que la victoire en 2022 passe d’abord par des alliances. La question de la coalition viendra après celle du fond.

Si ces logiques d’alliance reviennent à dire que l’écologie doit se dissoudre, s’allier avec tels types de partenaires indépendamment de leurs positions sur les contenus, refuser de s’ouvrir à des électrices et des électeurs qui veulent rejoindre l’écologie d’où qu’ils viennent, je ne suis pas d’accord. Surtout que sur le fond des visions, le débat sur la loi Climat en commission a encore montré qu’il existe des désaccords importants entre les partis de gauche traditionnels et les écologistes.

Dans ce cas-là, pourquoi ne pas renforcer encore le pôle de l’écologie politique et vous joindre à Europe Écologie — Les Verts plutôt que de relancer Génération écologie ?

Mais c’est ce qu’on fait ! Génération écologie est favorable à la création d’un grand parti de l’écologie politique qui dépasserait les organisations actuelles. La question ne peut pas être d’adhérer à EELV, mais de rassembler toutes les ressources humaines, militantes, intellectuelles qui veulent que l’écologie gouverne, dans leur diversité. Nous pensions que c’était le bon moment pour créer une dynamique de départ pour 2022. D’autres ont estimé que non.

Qui ? Europe Écologie — Les Verts ?

Oui, à leurs yeux ce n’est pas faisable maintenant. Évidemment, nous avons des différences de fond mais cela n’empêche nullement d’être dans la même organisation.

Lorsque vous évoquez un grand parti de l’écologie politique, y incluez-vous la France insoumise ?

Non pour ce qui est du parti écologiste. Pour la coalition de second tour, cela dépend du projet et du programme. Je ne partage pas, notamment, le rapport au chef et à la présidentielle de la France insoumise. Je plaide pour une transformation écoféministe de l’exercice du pouvoir. 2022 doit être un moment de rupture avec le présidentialisme. Il n’y aura pas de transformation écologique sans ce changement institutionnel. Et ce changement pour moi cela ne consiste pas à dire : « Élisez-moi d’abord et ensuite on changera les institutions. » C’est dans la façon de conduire la campagne qu’il faut mettre en avant un collectif.

Mais il y a un enjeu arithmétique. En 2022, si un candidat ne fait pas 20 ou 23 % face à la droite, il ne sera pas au second tour. Comment, concrètement, imaginez-vous que l’écologie puisse être présente au second tour ?

La politique n’est pas une arithmétique statique, mais une dynamique. Appliquer le mode de raisonnement sur la fatalité du second tour, dès le premier, est une folie. À un an de l’échéance, la première question posée est celle du rapport de force pour l’écologie, pas encore celle de la coalition du deuxième tour, voire de possibles alliances au premier tour. L’écologie ne parviendra pas au pouvoir par un arrangement entre partis, mais d’abord avec un programme, une manière de gouverner et une capacité à exercer les responsabilités.

Le présidentialisme est un poison mortel pour tous ceux qui veulent changer la société. L’histoire l’a largement prouvé et c’est d’ailleurs ce qui a tué le Parti socialiste. Les écologistes ne doivent pas tomber dans le piège des conflits de personnes. Aujourd’hui, ce que la situation impose, c’est d’abord un collectif fort. Il faut aborder ces échéances de manière subversive. C’est aussi ce que demande la société civile. Il faut inventer un processus démocratique et s’extraire des règles du jeu institutionnelles et du système médiatique qui nous demande sans cesse : « C’est qui ? », « Quel nom avez-vous choisi ? » Beaucoup de Françaises et de Français sont fatigués de cette infantilisation. Un nouveau processus plus collectif pourrait au contraire créer de l’énergie et susciter l’espérance.

Comment dans les prochains mois, allez-vous nourrir cette dynamique ?

Il y a d’abord les régionales. Cet enjeu, vraiment, n’est pas secondaire. Ensuite, au sein du pôle écologiste, le travail programmatique doit changer de dimension. Une équipe de France de l’écologie doit se constituer. Je milite pour qu’un mode de désignation novateur avec le scrutin préférentiel : il permet de désigner d’abord la personne que vous préférez puis la seconde, puis la troisième etc. Cela évite que l’on vote contre les uns ou contre les autres. Et de fait, cela définit une équipe qui joue collectivement.

Dans Reporterre, Matthieu Orphelin avait déjà prôné cette idée d’équipe de France de l’écologie, vous la partagez ?

Oui. Nous sommes tous les deux conscients des risques liés au présidentialisme. Dans la situation politique française, nous partageons aussi l’idée que les écologistes doivent désormais franchir un cap de crédibilité pour montrer qu’ils sont capables de diriger le pays. Ce cap ne peut pas être franchi par une personne seule. Il faut une équipe, un collectif. La question de savoir qui sera capitaine, avant-centre ou milieu de terrain, viendra plus tard.

Quel est le calendrier ? ll faut beaucoup de temps pour ces discussions, or l’échéance se rapproche vite…

Pour l’instant, les discussions se poursuivent. Mais concrètement, ce processus doit commencer après les régionales.

Pour les régionales, Jean-Luc Mélenchon a proposé un accord à Europe Écologie — Les Verts. Il s’est dit prêt à les soutenir dans cinq régions en échange d’une tête de liste dans une autre. Que pensez-vous de sa proposition ?

Je ne suis pas favorable à ce marchandage. Il y a une liberté des militants écologistes dans les régions, et parfois des coalitions qui ont tout leur sens en fonction de réalités locales. Mais pour moi, il n’y a pas d’équivalence entre le projet écologiste et les autres. Le débat sur le projet de loi Climat à l’Assemblée le prouve d’ailleurs.

Comment imaginez-vous une France écologiste en 2027 ou en 2030 ?

Ce serait une France où les enfants auraient classe dehors, et pas à cause du Covid-19.