Le pas de côté

Rien n’est épargné aux huit nouveaux diplômés ingénieurs agronomes d’AgroParisTech

Scandale. Zadistes, Amish, enfants gâtés… Ils ont osé proclamer leur refus de participer par leur travail à la dégradation de notre environnement. Comme s’il était interdit à de jeunes femmes et hommes de tenter de conformer leur vie à un idéal ! Comme si cela n’était pas, même, vital pour notre société !

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Je n’ai que mon témoignage de retraité à apporter pour la défense de ces huit jeunes Agros, rebelles à leur manière, qui pourraient être mes petits-enfants. Comme eux diplômé de grande école agronomique – mais c’était il y a près de cinquante ans –, j’ai refusé le « système » auquel j’étais appelé à collaborer. A la minute où je quittais l’école, j’ai chiffonné le papier sur lequel un de mes enseignants avait inscrit le numéro de téléphone de ses contacts dans les grandes firmes agrochimiques. Et une heure plus tard je débarquais, muni de mon sac à dos, au siège de l’association Nature & Progrès, pionnière de l’agriculture biologique. Je savais juste qu’ils recherchaient un agro dans la perspective de la création du premier label bio. Pas de salaire, mais un hébergement…

Bilan, quelques décennies plus tard, de ce qui pouvait passer alors pour un coup de tête : j’ai participé à la fondation, et suis devenu un des directeurs, d’un journal et d’une maison d’édition – Terre Vivante – spécialisés dans le jardinage bio, l’alimentation saine, l’écologie pratique. Une SCOP toujours innovante et florissante, employant maintenant 34 personnes dans les Alpes. J’ai eu ensuite l’opportunité de participer à la création puis au développement d’une agence régionale de l’environnement, en Haute-Normandie, comme directeur-adjoint puis directeur. Une association qui avait pour mission de sensibiliser les citoyens à ce qu’on appelait à l’époque l’écocitoyenneté et le développement durable. Une continuité parfaite avec mes thématiques, mais dans un cadre non plus militant, mais institutionnel, puisque la Région et les collectivités locales finançaient. Changement d’époque. Pour faire ce travail, il fallait bien des gens un peu spéciaux, atypiques, convaincus. Comme moi. Ils étaient rares à l’époque, mais il faut croire qu’ils ont été un peu utiles.

Dans tout cela, ma formation d’ingénieur agronome a été essentielle. Biologie végétale, zoologie, pédologie, géographie, économie, viticulture… Tout cela était fondamentalement utile. Mais le « pas de côté » était nécessaire pour me trouver ma trajectoire personnelle, qui n’était ni celle d’un chercheur à l’INRA, ni celle d’un technico-commercial de grande firme agrochimique ou d’un technicien de chambre d’agriculture ou de collectivité territoriale. Car à tout cela j’ai goûté, de près ou de loin, sans que les atomes daignent s’accrocher. Alors oui, aucune autre formation existante ne pouvait me préparer mieux que celle de l’Agro à ce que j’allais faire tout le restant de ma vie : écrire et publier sur les sujets du jardinage bio et de l’environnement. Il fallait que je passe par là, mais il fallait aussi que je me décale.

Alors oui, j’ai été un peu zadiste. Au début des années 1970, vous m’auriez vu dans les premières manifs contre le projet de camp militaire au Larzac. Avec quelques autres gauchistes, j’emboîtais le pas aux gens de l’Arche, une communauté non-violente de la région. Filles en jupes longues, sabots de bois… Pas de quoi avoir honte que d’avoir contribué avec des centaines de milliers d’autres personnes à la préservation d’un territoire où des paysans produisent maintenant de délicieux fromages de brebis.

J’ose le gros mot : politisation. A un moment, dont j’ai un souvenir très précis, j’ai eu à choisir entre préparer le traditionnel bal de l’Agro, avec des copains, et participer à un contre-voyage d’étude dans l’Ouest, très orienté, avec d’autres copains. Vite vu ! Quelques jours plus tard, je me suis retrouvé, avec les autres, accueilli en « caméra cachée » par le staff directorial de la plus grande coopérative agricole de Bretagne, à Landerneau. Une occasion unique de comprendre ce qu’est l’intégration verticale dans l’agriculture ! Cause de beaucoup de nos soucis actuels, en Bretagne et ailleurs.

En parallèle avec les études au sein de l’école, j’ai participé à quelques « longues marches » d’inspiration ouvertement maoïste. Au Pays basque, j’ai découvert la situation de petits paysans en voie de prolétarisation. Dans l’Hérault, j’ai travaillé avec des viticulteurs militants. Instructif, édifiant !

J’en ai fait des pires, comme de m’intéresser de près à la biodynamie, issue de la pensée du contestable penseur autrichien Rudolf Steiner. J’ai côtoyé encore plus réac, avec les disciples de Raoul Lemaire, un des pionniers du bio en France, propagateur de la fumeuse théorie des transmutations et grand vendeur de lithothamne. Cela m’a fait connaître le paysage de l’agriculture biologique, mon futur domaine d’activité.

Alors oui, j’ai été aussi un peu Amish, vivant en communauté, sans aucun salaire, à Nature & Progrès, apprenant la quasi-autosuffisance alimentaire sur un terrain de trois hectares clos de murs, au milieu des tours de HLM, mangé depuis par la Francilienne ! Les sabots de bois, les filles en jupes, le boulghour bio… Oui, tout ça. Mais apprenant beaucoup de choses, voyageant dans toute la France, en Suisse, en Espagne et en Belgique. Voyages initiatiques qui m’ont apporté un précieux réseau. Participant à l’organisation des premiers salons bio, de congrès internationaux sur le bio, aux balbutiements du label bio, et faisant mes premières conférences…

Alors oui, enfin, j’ai été un peu enfant gâté. Je n’en reviens toujours pas d’avoir pu faire ces études qui me correspondaient parfaitement, qui m’ont laissé la liberté de faire des choses à côté, y compris de contester.

C’est à l’Agro que j’ai bénéficié de la première option « Aménagement et protection de la nature », alternative innovante aux traditionnelles options de seconde année « Productions végétales » et « Productions animales ».

C’est à l’Agro que j’ai découvert à la bibliothèque le livre d’André Birre, « Un grand problème humain : l’humus », un des textes fondateurs de l’agriculture biologique. Je trouvais cela très, très réactionnaire, mais je sentais qu’il y avait du vrai dans ces idées complètement décalées.

Et ensuite, toujours enfant gâté, mais longtemps sans revenu, j’ai pu poursuivre dans ma voie alternative en vivant avec mon épouse sur son salaire de fonctionnaire. On mésestime l’importance des fonctionnaires dans cette société : ils assurent un revenu aux gens qui se lancent sans filet, agriculteurs ou autres, comme moi.

Bien sûr, j’ai rencontré dans ces aventures bien des idéalistes comme moi, sortis de HEC, Polytechnique, etc. Je cite l’un deux, Claude Aubert, ancien de l’Institut national agronomique (maintenant AgroParisTech), qui est devenu – hors du système – un des pionniers incontestés du bio et de l’alimentation saine. J’ai eu la chance de travailler avec lui.

Parmi mes anciens copains de l’Agro, nombreux sont ceux qui, comme moi, ont fait un autre choix que celui de mettre leur force de travail d’ingénieur agronome au service d’un système dont ils ont compris qu’il constituait une impasse. Certains sont devenus paysans, d’autres ont milité dans des associations. J’en connais même un qui a fait métier de réaliser des documentaires sur l’environnement… Où est le scandale ? La différence que je vois avec nos jeunes collègues, c’est que, peut-être, les enjeux sont devenus encore plus globaux et cruciaux, et que les appels au pas de côté bénéficient d’un fantastique écho grâce aux réseaux sociaux.

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