Abnégation dans l’éducation nationale

Je suis entrée dans l’Abnégation Nationale en 2010, par fidélité familiale pour la Fonction Publique et engagement pour l’intérêt collectif.

J’ai croisé la route d’enfants cabossés et rieurs, de parents valeureux et modestes, de collègues engagés et résiliants. Après 12 ans de chemins de traverse, la coupe est pleine. J’ai été bien résistante mais là je suis abîmée. Alors je sauve ma peau, je pars.

Formation « Entrée dans le métier »

30 août 2010, réunion d’accueil des stagiaires organisée en guise de journée de pré-rentrée pour tous les nouveaux reçus au CRPE du département. Pour être tout à fait honnête, je n’ai pas grand souvenir de l’état d’esprit dans lequel je me suis rendue à cette grand’messe, mais je me souviens qu’on nous a listé tous les devoirs du fonctionnaire – « Les droits, vous en avez aussi bien sûr, mais vous verrez ça plus tard avec les syndicats ».

Un Inspecteur a même particulièrement insisté sur la nécessité d’être propre et de sentir bon. Nous représentons l’État, la douche est donc une mission d’importance nationale. J’avais réussi à être dans les 10% d’élus, pas peu fière certes, mais à l’époque j’étais remontée à bloc de confiance après mes premières expériences professionnelles en tant qu’enseignante de français à l’étranger.

C’était d’une logique implacable de réussir le concours vu que « j’étais déjà enseignante. » Encore aujourd’hui je range cette réussite en grande partie sous l’égide de mon état d’esprit de gagnante. Je n’avais pas encore conscience que je l’aurais perdue, cette confiance, pour la décennie à venir…

Dans une cité « craignos » de la périphérie de la ville, je connaissais l’ancien siège délabré du CASNAV, car en fac de FLE j’y retrouvais ma tutrice de mémoire. Mais là, c’était dans le bâtiment flambant neuf qu’on avait été conviés. Était-ce pour nous en mettre plein la vue ?

En tous cas je me souviens m’être dit que de tels investissements ne pouvaient être que le bon signe d’une volonté de soutenir l’accueil des élèves étrangers. Bon point pour moi ! Mais avant de pouvoir prétendre à enseigner le français aux allophones, il allait falloir que j’en passe par la case « Maîtresse de classe ».

Au sein de l’Institution, il faut respecter les étapes hiérarchiques et faire ses preuves.

Or, c’est lors de cette grande réunion menée par toute une brochette d’Inspecteurs et de formateurs que j’ai compris que la disparition des IUFM au profit des ESPE signait la disparition en bonne et due forme de la formation initiale au métier de Professeur des Écoles.

Et jackpot ! Me voilà encore une fois à essuyer les plâtres d’une énième réforme ! Finis les cours de didactique et de pédagogie appliqués à la pratique ! Finis les projets d’enseignement portés par des groupes de futurs professeurs soutenus par des enseignants-formateurs chevronnés! Finis les stages en responsabilité en binôme et tutorés solidement ! On nous présenta la toute nouvelle formule de formation.

Tout d’abord basée sur le principe cher à Sarko du compagnonnage : Non ! Pas le Tour de France des Compagnons-Hussards de la République en un an, faut pas exagérer avec le budget de l’État ! Seulement 6 semaines d’observation dans deux classes de PEMF (4 semaines en CM1 et 2 en Grande Section de Maternelle), sur la petite douzaine de sections de classes différentes qui risquait de nous être arbitrairement attribuée ensuite.

Malgré ma volonté, mon engagement de bonne élève et mon travail assidu, j’en garde comme un souvenir de vacances au Pays des Bisounours : une école d’application uniquement portée par des maîtres-formateurs hyper-chevronnés qui enseignent auprès d’élèves « tout blonds-tout mignons » d’un quartier CSP+. Quand tu enlèves les problèmes sociaux-économiques, la grande difficulté scolaire et le handicap, c’est fou comme la première immersion dans le métier peut paraître surréaliste !

En gros, tu assistes à tout un tas de dispositifs pédagogiques que tu ne pourras jamais mettre en place. Et oui, il ne faut pas négliger l’importance de bien visualiser l’orthodoxie : c’est crucial pour forger chez les nouveaux un idéal inatteignable et culpabilisant.

À la suite de cela, 3 semaines de stage en responsabilité dans une classe « piquée » à une instit’ ordinaire. Oui, piquée, chipée, volée. N’avaient-ils pas trouvé assez de collègues en maladie à cette période de l’année? Pas assez de départs en formation ?

De fait des collègues ont été désigné.e.s volontaires pour nous laisser leur classe durant ces 3 semaines. Il était grand temps que l’on soit jetés dans le bain, non mais ! J’ai bien tenté de grapiller deux ou trois billes pédagogiques à cette vieille maîtresse de Moyenne Section de Maternelle, mais elle n’était vraiment pas enchantée de m’accueillir. J’en garderai en mémoire cette consigne de bien séparer filles et garçons aux toilettes et de veiller à ce qu’ils aient le fessier bien essuyé après la grosse commission, car « Dans notre quartier, les parents sont très vigilants à la propreté. »

Cette collègue était aussi, je crois, assez effrayée à l’idée que je gère toute seule ses 34 élèves de 3-4 ans. Je la comprends cela dit !

Je n’avais jamais vu de près ou de loin des enfants si petits. Quand ils essaient de te parler, tu ne comprends rien. Quand tu dois les déplacer en salle de motricité, tu en perds la moitié. Quand il faut tous les faire asseoir en regroupement pour les histoires et les chansons, 34 ça ne rentre pas sur 3 bancs. Du coup ceux qui sont au sol soit se roulent par terre, soit lèchent le lino ou mangent la mousse des coussins déchirés.

Débuter dans le métier, c’est entrer dans une réalité parallèle complètement hallucinatoire, il faut le savoir !

Heureusement, les petits génies qui avaient concocté cette nouvelle mouture de formation avaient eu la bonne idée de nous mettre par deux. Pas dans la classe, non, ça aurait été trop facile de se partager le fardeau ! Mais au moins dans l’école : j’étais donc avec mon binôme de galère et depuis ami pour la vie. Lui en élémentaire, avec les grands dont certains gosses de foyer s’échappaient par la fenêtre en plein cours, moi en maternelle avec les petits trolls dont un m’a vomi sur les pieds dès le premier jour. À l’aube, on partait au front ensemble en voiture – moi sous Xanax et lui sous insomnies – et au retour, le soir, on pleurait de rire et de fatigue en se racontant nos aventures hallucinogènes de la journée.

La suite de l’année s’est construite autour de différents postes de remplaçante, avec en tout et pour tout deux visites de suivi par un tuteur.

Déchargé seulement un jour par semaine pour surseoir à toutes ses missions, ce tuteur était dans mon cas un instit’ certes très sympa et compétent dans son domaine, mais qui n’avait pas bougé depuis 15 ans de son CM1. Les seuls enfants de 3 ans avec qui il avait jamais été en contact étaient soit les siens, soit ses neveux.

Je serai toute l’année en poste dans des classes maternelles : c’est ce qu’on appelle un suivi adapté aux besoins du terrain.

C’est donc mon ex belle-mère, psychologue scolaire qui avait des collègues de Maternelle, qui m’a fait gagné cette année-là de précieuses heures de sommeil en me transmettant quelques clés pour préparer plus efficacement la classe. Grâce à cela, à ma ténacité et à mon don pour la théâtralisation, j’en ai mis plein les yeux à mon tuteur devant ces parterres de petits bouts.

Plein les yeux au point qu’un jour de visite il n’a pas cru bon s’inquiéter du fait que j’avais égaré un élève ! « Oui, excusez-moi, je suis un peu distraite, lui dirai-je lors de l’entretien. En effet je ne me sens pas bien, j’ai perdu Preston-Lee, là… » Rassurez-vous, il n’était pas bien loin en réalité. J’ai même été titularisée.

En bref, je peux dire aujourd’hui que j’ai suivi une formation d’entrée dans le métier novatrice et pratico-pratique : de nos jours on appellerait ça « En démerdentiel ».

https://blogs.mediapart.fr/halawalex/blog/100822/abnegation-1

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Abnégation. 2

https://blogs.mediapart.fr/halawalex/blog/170822/abnegation-2

Les Tout-Petits-Petits

Cet été-là, contre toute attente, j’ai rencontré quelqu’un. On pourrait croire que cela n’a rien à voir, mais si. 400 km nous séparait à l’époque. Grâce à cette relation à distance, j’ai appris à gérer mon temps comme un vrai de chrono de compèt’. J’ai pu toucher du doigt des qualités que les misogynes aiment à assigner aux femmes : organisation multi-tâches, efficacité, jambes épilées, sourire fixé. J’ai pu être reliée à une étoile de fuite qui m’a magnifiquement fait dérailler de l’axe dangereux du bouchons-boulot-dodo. Je crois que ça m’a sauvé mon année.

Sans affectation pour la rentrée, j’avais secondé l’équipe de mon école de rattachement le vendredi de la pré-rentrée des enseignants. Bon, de toute évidence, pour la rentrée des élèves je serais toujours en sur-numéraire dans cette école en attendant un remplacement… Pas de points, pas de poste! Aux vues de ma tendance à la sur-anticipation et de mon inexpérience, être brigade et appelée du matin pour le jour même sur n’importe quel poste du département (de la Toute-Petite Section de Maternelle au CM2, en passant par l’éducation spécialisée) se présentait pour moi comme une situation des plus confortables, vous l’imaginerez! Sans nouvelle du Rectorat le vendredi je décide donc de prendre un TGV le soir pour profiter de ce « dernier week-end avant le grand rush ».

Le samedi vers 13h30 je rate un appel sur mon portable. Je regrette encore presque aujourd’hui d’avoir écouté ma messagerie! Une voix m’annonce, le temps de 2-3 phrases bien ponctuées, que je prends en charge lundi matin la rentrée sur une ouverture de classe de CE2. Suit le nom de l’école et la ville. Merci Madame. Au revoir Madame.

Quoi ? Comme ça, le samedi après-midi sur messagerie vocale ? Des CE2 ? Une ouverture de classe ? Mais y’aura zéro matériel ! Le jour de la rentrée on fait les en-tête de cahiers, non ? Y aura-t-il seulement des bureaux et des chaises dans la salle ? Et je connais pas ce niveau ! Le jour de la rentrée, on pose les bases et on présente aux élèves les grandes lignes de ce que l’on va faire ensemble, non ? Et c’est où cette école au juste ? Ouf, pas à 2 heures de route déjà. Heu… bref, je panique. Logique. J’écourte mon week-end amoureux. Ce sera loin d’être le dernier week-end écourté/annulé, mais ça je ne le savais pas encore. Bon, c’est beaucoup d’heures, en fait, tout un dimanche après-midi + une soirée. Ça va le faire. Panique pas. Appelle les copines. Récupère du matos, prépare juste la première journée.

Ma nuit a été longue et sereine courte et mouvementée, mais j’ai réussi à arriver sur le pont avec seulement le rituel quart d’heure de retard sur l’horaire que je m’étais fixé : 7h15. La directrice m’accueille tout sourire. Désabusé, le sourire : une autre enseignante est arrivée avant moi ce matin pour la même mission. Premier Ouf ! Et en réalité il n’y a pas d’ouverture de classe, elle a été annulée lors de la dernière commission. Patap’Ouf ! Bienvenue dans l’univers merveilleux de la communication bureaucratique. Là où tu te rends compte que non, tu n’es pas une personne, seulement un pion. Va juste falloir s’y faire. Et alors on était encore bien loin des ordres et contre-ordres incessants du déconfinement 2020 : je me plaignais vraiment de rien !

La semaine suivante, j’ai été positionnée sur un remplacement à l’année : une classe de Tout-Petits-Petits. Un double niveau, donc, mais le plus confortable à mon sens : section des Tout-Petits (2 ans) et des Petits (3 ans). Le soulagement sidéral ! Une classe à l’année, me voilà à l’abri des appels téléphoniques intempestifs et des missions-surprises de dernière minute. Soulagement double-crème : en Maternelle. J’avais déjà plusieurs mois d’expérience dans l’interprétariat du langage Petit-Trolléen. J’avais affûté mes plus belles prestations en chansons de gestes pour capter les attentions volatiles. Développé un art incontestable de la posture du câlin professionnel. Renforcé miraculeusement l’enveloppe de mes tympans en cas de chagrin sonore et durable. J’étais devenue experte en mouchage-séchage-habillage-nettoyage. Solidement entraînée à la surveillance d’enfants petits qui tombent souvent, se cognent aux coins des tables et qui à l’occasion se mordent, se tapent avec un jouet ou coupent les cheveux du copain au lieu du dessin. Bref, j’étais toute prête à apprendre à enseigner à mes TPS-PS les compétences attendues des Programmes ! Toute prête à les accompagner sur le chemin de l’autonomie et à veiller à ce que cette première rentrée à l’école éveille en eux le désir d’y rester et d’y apprendre des choses qui font grandir.

De cette école, je garde le souvenir de ceux que je considère vraiment comme mes premiers élèves. Quel âge auraient-ils donc aujourd’hui ? Aïe, ils entrent dans l’adolescence, est-ce bien le moment d’un rappel en mémoire :

  • de Corentin, qui ne voulait pas lâcher les bras de sa mère, artiste du rouler par terre en hurlant; 
  • d’Alycia, petite fille suspectée de « psychose-autisme » (mots posés par les parents), experte en arrachage de seins et en caressage tendre de joues; 
  • d’Ariel, fan dubitatif et inquiet de Monsieur Pouce; 
  • de Boris, petit garçon-fée sautillant, qui hurlait en souriant : « Putâââ! » ( Traduction : « Plus tard! ») 
  • de Célestine, couettes à bondir et grand sourire à chaque mission Toilettes : « Ouiiiiii, on va faire pipiiiiiii! »
  • de Louise, petite mère de 3 ans au caractère bien assis, pleine d’initiatives et de gentillesse pour ses camarades; 
  • de Suzanne, 2 ans d’intelligence mature et de cris stridents; 
  • de Thomas, dormeur invétéré, calé sur son banc « Réveil en cours »; 
  • de  Léo – « Blablabla-ala-bala-bala » : aura-t-il appris à parler avec l’orthophoniste? 

Avec leurs 17 autres camarades et du haut de leurs 3 ans, ils ont épatés tous les spectateurs lors de la danse de fin d’année, et leur maîtresse si fière de les avoir vus réussir leur autonomie et sourire à la vie. Ça valait bien quelques crises de larmes sur mon trottoir entre midi et deux.

À la fin de l’année, un papa m’a dédicacé un de ses livres avec les mots suivants : « Une première maîtresse, c’est important. Merci d’avoir attisé le désir d’apprendre d’Ariel. » J’aurais eu tellement envie de répondre à mes premiers parents d’élèves : « Une première classe, c’est important. Merci à vos enfants, à leurs sourires, à leur travail, à leur engagement à grandir avec moi cette année. »

Mais aussi aujourd’hui à tous les parents que des citoyens qui ont et gardent la vocation de les aider à faire grandir leurs enfants, il y en a de moins de moins. Et c’est loin d’être que le salaire qui explique cela.