Le chercheur Christophe Lafaye et l’Algérie

Les armes chimiques ont été utilisées par l’armée française en Algérie, notamment par les « sections de grottes »

Enseignant chercheur à l’université de Bourgogne, Christophe Lafaye est docteur en histoire contemporaine et archiviste. Il a travaillé sur l’utilisation des armes spéciales, nucléaires, bactériologiques et chimiques, pendant la guerre d’indépendance algérienne et en particulier sur les « sections de grottes » mises en place par l’armée française et qui ont fait un grand nombre de victimes entre 1956 et 1962

Dans une interview accordée au journal algérien L’Expression (rapportée par le site histoirecoloniale.net), Christophe Lafaye répond aux questions du journaliste Kamel Lakhdar Chaouche, qui l’interpelle en premier lieu sur la question des archives.

Christophe Lafaye – (selon le communiqué officiel des présidents Tebboune et Macron) les archives seraient entièrement ouvertes en France et en Algérie pour les douze historiens désignés pour faire partie de la commission mixte. En France, cela pose une question d’éthique et juridique. Pourquoi réserver l’accès aux archives à six historien(ne)s désignés par le fait du Prince ? Ne serait-il pas plus égalitaire de les ouvrir à tous les citoyens pour permettre les débats contradictoires ? Les archives n’appartiennent pas au président de la République mais à la Nation. Depuis la loi du 7 messidor an II du 25 juin 1794, le principe des archives de la Nation est consacré. Les citoyens ont le droit de savoir ce qu’il a été fait en leur nom. Le Code du patrimoine de 2008 et même la loi de prévention des actes terroristes du 30 juillet 2021 viennent encadrer la communication des fonds, durcissant l’accès à certaines archives militaires en particulier. Est-il tolérable dans un régime démocratique que l’Exécutif puisse décider qui a le droit à la faveur d’une commission, d’accéder à des archives de la Nation inaccessibles aux autres ? Les membres de la commission sur le Rwanda n’ont pas pu avoir accès à toutes les archives. En sera-t-il de même pour celle sur l’Algérie ? Autant pour le Rwanda, la proximité temporelle des faits (1994) pouvait justifier une déclassification partielle des fonds pour les chercheurs, autant pour l’Algérie nous frôlons le ridicule. Nous parlons d’une histoire débutée en 1830 et terminée en 1962. Toutes les archives devraient être déjà communicables
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De nombreux observateurs redoutent l’idée d’un récit commun sur une histoire, certes, commune, mais qui a été vécue distinctement par les deux peuples. Qu’avez-vous à dire à ce sujet ?
Les réalités de la recherche historique et de la vie démocratique sont très différentes en France et en Algérie (accès aux fonds d’archives, autonomie de la recherche, etc.). Cette dissymétrie et la présence politique des deux États derrière la commission, me font plutôt m’interroger sur les résultats concrets possibles d’une telle initiative. Je me garderais bien de donner des leçons aux autorités algériennes sur la tenue et la communication de leurs archives. Chacun des pays doit faire son chemin. Je suis solidaire de tous mes collègues algérien(ne)s dans leur demande à pouvoir accéder aux fonds en France et en Algérie. Vous savez, la méthode historique n’a pas de frontière. Pour pouvoir réaliser correctement notre travail, nous avons besoin d’avoir un accès aux archives publiques, aux documents privés, aux témoignages oraux etc. tous les éléments qui nous permettent de croiser les sources et de chercher à administrer la preuve. C’est au bout de cet effort que des bribes de vérités peuvent émerger. Il faut pouvoir travailler sereinement, débattre et écrire librement. Il n’y pas d’Histoire mais des historiennes et historiens qui interrogent le passé avec les questions du présent. Le côté « définitif » des réponses qui devraient être apportées par la commission mixte m’interroge. C’est finalement tout le contraire de la discipline historique. Enfin, la recherche sur la colonisation de l’Algérie produit des analyses intéressantes aux Etats-Unis, en Australie, au Canada, en Grande-Bretagne etc. Il n’y a pas de monopole de la France et de l’Algérie sur cette histoire. Et c’est tant mieux !

La question des essais nucléaires et bactériologiques ainsi que la question des disparitions avant et durant la guerre d’Algérie demeurent ignorées par la France officielle. Qu’en est-il de votre analyse ?
Vous pouvez aussi ajouter à cette liste la question des enfumades de la conquête et celle de l’utilisation des armes chimiques pendant la guerre d’indépendance. La France ne souhaite pas exposer ces questions embarrassantes. Dans le cadre de mes travaux, je me heurte à l’article L123-2 du Code du patrimoine de 2008, qui rend incommunicable : « Les archives publiques dont la communication est susceptible d’entraîner la diffusion d’informations permettant de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires, biologiques, chimiques ou toutes autres armes ayant des effets directs ou indirects de destruction d’un niveau analogue. » Alors qu’il doit empêcher la prolifération des Armes de Destruction Massive (ADM), cet article est utilisé pour ne pas communiquer les éléments relatifs à l’emploi des gaz toxiques ou du napalm en Algérie.
La France a utilisé l’arme chimique pour lutter contre les grottes, caches, tunnels etc. de l’ALN. Elle a créé en décembre 1956 une unité spécialisée : la batterie armes spéciales du 411e RAA, basée à Sidi Ferruch (actuellement Sidi Fredj). Au printemps 1959, en préparation du plan Challe, cette unité a formé de nombreuses sections de grottes au sein des compagnies du génie de zone et même une unité au sein de la demi-brigade de fusiliers marins (Dbfm). Depuis 1962, de nombreux livres ou témoignages sont venus éclairer cet aspect méconnu de la guerre. Mais les archives restent fermées, malgré ce que les inventaires laissent apparaître. Les fonds dont nous parlons concernent principalement des PV de création d’unités, des comptes rendus d’opérations, des synthèses réalisées pour l’état-major des armées sur leur utilisation opérationnelle, etc. Finalement, nous sommes bien loin des « plans de bombes nucléaires » ou « d’installations sensibles » invoquées lors des débats parlementaires en 2008 et 2021 pour justifier l’existence d’archives incommunicables. L’exploitation de ces documents permettrait de retrouver des portés disparus algériens et même français – et les identifier – puisque les grottes étaient utilisées comme lieux de détentions. La communication des archives sur les essais nucléaires et bactériologiques seraient susceptibles – si les fonds existent encore – de décontaminer les sites mais aussi d’agir concrètement auprès des populations pour essayer d’en atténuer les effets encore de nos jours.
Mais pour cela, il faut accepter de regarder la vérité en face, d’ouvrir les fonds d’archives à tous et de laisser les historiens travailler ensemble des deux côtés de la Méditerranée. Donner les moyens aux sociétés civiles des deux pays de bâtir ce lent travail d’apaisement des mémoires.

interview intégrale :
https://histoirecoloniale.net/Le-chercheur-et-archiviste-Christophe-Lafaye-La-France-accepte-mal-

Témoignage d’un ancien appelé de la « section des grottes », qui souffre encore aujourd’hui de graves séquelles :
À 86 ans, Yves Cargnino, ancien combattant de la guerre d’Algérie, avale tous les jours une dizaine de médicaments. « Ça a démarré par des bronchites, puis j’ai été hospitalisé plusieurs fois », explique-t-il. La raison : durant la guerre d’Algérie, pendant laquelle il était parachutiste, il a servi dans une unité qui utilisait des gaz de combat, et qui menait une guerre souterraine contre les combattants algériens dissimulés dans les grottes. L’armée refuse d’ouvrir les archives liées à l’utilisation de ces armes spéciales. Selon les historiens, plus de 2 000 militaires français auraient participé à cette « guerre des grottes ».

https://www.francetvinfo.fr/culture/patrimoine/histoire/histoire-la-guerre-des-grottes-un-episode-

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