Conflits d’intérêts et destruction environnementale

BLOOM et ANTICOR alertent sur un cas de transfuge entre le public et le privé

Plongée au cœur d’un système qui met en danger la biodiversité marine, le climat et jusqu’aux principes fondamentaux de notre régime démocratique.

14 novembre 2022 – BLOOM et ANTICOR alertent sur un cas de transfuge entre le public et le privé qui provoque un conflit d’intérêts manifeste dans le secteur de la pêche thonière.

BLOOM et ANTICOR ont découvert que la personne responsable au sein de l’administration[1] de négocier pour les flottes de pêche industrielles françaises l’accès aux ressources thonières d’Afrique a été recrutée par le plus gros lobby de la pêche thonière en France, « ORTHONGEL » membre du lobby industriel européen « EUROPECHE », et cela, sans respecter le délai de trois ans prévu par la loi.

En plus de ses fonctions au sein de l’administration, cette personne représentait également la France dans une instance internationale chargée de la gestion et du contrôle de la pêche thonière en Afrique (la « Commission thonière de l’océan Indien »).

Ce cas de transfuge — qui pourrait tomber sous le coup du délit de prise illégale d’intérêts prévu à l’article 432-13 du Code pénal — contrevient aux règles éthiques les plus élémentaires consistant à ne pas exercer au sein du secteur privé d’activités en lien avec de précédentes fonctions au sein de l’administration publique. En effet, il est intolérable qu’un fonctionnaire, fort de sa connaissance des dossiers, des calendriers, des plans d’action stratégiques, des mécanismes de décision, de la cartographie des acteurs et des potentiels litiges en cours, mettent ces informations précieuses à la disposition d’intérêts privés potentiellement incompatibles avec l’intérêt général qu’il défendait précédemment. De telles informations donnent en effet aux lobbies industriels une capacité de naviguer avec grande efficacité dans la matrice de l’État pour orienter la décision publique vers leurs intérêts particuliers.

Le cas que nous révélons aujourd’hui permet de comprendre très concrètement comment les transfuges renforcent les stratégies d’influence des lobbies sur les décisions publiques. Ce scandale de plus a une portée immédiatement destructrice de la norme dont il faut prendre l’exacte mesure : en ce moment même est renégocié au niveau européen rien de moins que le cadre global de contrôle des flottes de pêche et les industriels sont sur le point d’obtenir un changement ahurissant qui leur permettrait d’augmenter massivement leurs captures officielles, de régulariser des années de captures illégales et de fraude fiscale.

En effet, le lobby thonier, armé d’anciens fonctionnaires, est à deux doigts d’obtenir une tolérance sur les déclarations de captures permettant aux navires d’attraper dans certains cas jusqu’à près de 50% de poissons en plus.

Ce n’est pas tout.

À lire aussi : le dossier d’enquête “Le Far-West de la pêche thonière en Afrique”

Les industriels thoniers risquent d’obtenir cette « marge de tolérance » sidérante grâce au lobbying déterminé de l’État français, qui joue gros dans cette affaire. En effet, la complaisance de la France envers ses flottes de pêche thonière a été soulignée par la Commission européenne : le 9 juin 2021, cette dernière a ouvert contre la France une procédure d’infraction[2] pour avoir accordé des dérogations illégales à ses navires thoniers et ne pas les avoir contrôlés. Le 29 septembre 2022, la Commission a réitéré cette mise en demeure contre la France, cette fois-ci par le biais d’un « avis motivé » qui est la dernière étape avant un éventuel recours en manquement de la Commission contre la France devant la plus haute juridiction européenne.

Si au cours de la négociation finale de trilogue prévue à Bruxelles (potentiellement le 22 novembre, sinon en fin d’année 2022), la France obtient, comme prévu, l’augmentation de la marge de tolérance sur les captures déclarées, elle pourra faire d’une pierre deux coups : d’une part, elle sera en mesure de tuer dans l’œuf la procédure judiciaire initiée à son encontre par la Commission européenne et d’éviter une condamnation, et d’autre part, elle pourra légitimer des années d’abus tout en institutionalisant la destruction des écosystèmes marins d’Afrique.

La France a ouvertement soutenu le lobbying forcené des industriels thoniers et directement appelé les députés du Parlement européen à adopter des amendements augmentant de façon exponentielle la tolérance pour leurs captures non règlementaires. Mais la France a omis de mentionner la procédure d’infraction ouverte à son encontre et a ainsi menti sur ses motivations réelles : éviter une condamnation et légitimer les dépassements de captures sur lesquels elle ferme les yeux depuis des années.

À lire aussi : consultez la page de notre campagne sur les pêches en Afrique

À moins d’une forte réaction citoyenne et d’un contre-feu de la Commission européenne comme de certains États membres de l’UE, les passe-droits scandaleux accordés aux industriels thoniers par le gouvernement français s’apprêtent à devenir la norme européenne pour tous les navires.

La France est ainsi prise en flagrant délit de destruction environnementale à très grande échelle. En effet, rappelons que ce désossement des règles de contrôle des flottes ciblant des animaux sauvages dans les eaux africaines s’inscrit dans un contexte d’effondrement de la biodiversité marine et de surexploitation chronique des populations de thons. Dans l’océan Indien, les statistiques officielles, très largement sous-estimées, reconnaissent déjà que la majorité des captures provient de stocks surpêchés.[3]

Les pêches industrielles sont en outre majoritairement réalisées avec des méthodes non sélectives : la « senne tournante », une grande nasse coulissante qui capture les animaux agrégés autour de radeaux artificiels, les « dispositifs de concentration de poisson » : les « DCP ».

Cette méthode de pêche génère de très nombreux rejets et un véritable massacre du vivant.[4] Des espèces vulnérables et fragiles — telles que les raies manta ou les requins soyeux et longimanes — sont ainsi anéanties par centaines de milliers de kilos chaque année.

En signalant ce cas de transfuge au Procureur de la République, BLOOM et ANTICOR comptent bien faire respecter les règles de probité et d’intégrité qui sont la condition sine qua non de l’action publique mais aussi faire la lumière sur un système qui entretient des conflits d’intérêts afin de favoriser les intérêts financiers des industriels au détriment de l’intérêt général et en particulier de la protection de l’environnement et du vivant.

BLOOM appelle les citoyens à une mobilisation massive contre l’entrisme des lobbies et les conflits d’intérêt qui paralysent l’action publique.

En plus du signalement conjoint d’Anticor et BLOOM au procureur de la République, BLOOM adresse également aujourd’hui au gouvernement une demande d’abrogation des dérogations accordées illégalement aux flottes thonières en 2015 ainsi qu’une demande officielle d’accès à toutes les données de contrôle que le gouvernement aurait effectuées auprès des flottes de pêche distantes depuis 2009 ainsi que l’accès aux données de captures et de positionnement des navires et toutes les données concernant l’usage de radeaux artificiels pour accroître la pêche : les DCP « dispositifs de concentration de poisson ».

La transparence est la condition sine qua non pour mettre un frein au pillage de l’Afrique par des acteurs industriels irresponsables.

Notes

[1] La ‘Direction des pêches maritimes et de l’aquaculture’ (DPMA) qui a depuis été renommée Direction générale des affaires maritimes, de la pêche et de l’aquaculture (DGAMPA).

[2] Voir le communiqué de presse de la Commission européenne.

[3] Le chiffre officiel donné par l’ISSF est de 50%, mais les derniers chiffres de la CTOI montrent que le thon obèse est désormais surpêché, et que la bonite n’a jamais été pêchée à un niveau aussi élevé, bien au-dessus du niveau recommandé. 

[4] Mannocci et al. (2020) Predicting bycatch hotspots in tropical tuna purse seine fisheries at the basin scale.

** **

TunaGate : nos révélations deviennent une affaire d’État

Nos révélations de la semaine dernière ont fait l’effet d’une bombe. Le gouvernement et les lobbies thoniers se prennent les pieds dans le tapis et aggravent leur cas.⁽¹⁾

Rembobinons : lundi 14 novembre, nous révélions un cas de pantouflage que nous avons signalé au procureur du Parquet national financier avec l’association de lutte contre la corruption ANTICOR. En enquêtant, nous avions découvert un scandale inacceptable : la personne responsable des flottes de pêche au thon pour le gouvernement français était partie travailler pour le puissant lobby du thon Orthongel sans respecter la période de trois ans prévue par la loi.

Depuis nos révélations, les journalistes de France Info⁽²⁾ ont questionné les autorités françaises et révélé que l’affaire était plus grave encore que ce que nous pensions : la transfuge du public vers le privé n’a pas été « recrutée » par le lobby thonier, elle a été « mise à disposition » par la France auprès du lobby « pour une durée d’un an » !

Un « TunaGate »

Traduisons : la France a fait le choix politique de mettre une fonctionnaire militaire au service des lobbies industriels pour qu’elle mène une mission spéciale de sauvetage de la France de façon à éviter une sanction judiciaire européenne, puisque la complaisance de notre pays envers les industriels du thon a été épinglée par Bruxelles : la France risque une condamnation devant la Cour de justice de l’UE.

Objectif de la mission spéciale : légaliser les pratiques illégales et frauduleuses de la France et de ses flottes thonières en changeant la norme environnementale européenne. Rien de moins.

Résultat de la mission si la France et les lobbies thoniers parvenaient à leurs fins ? Un massacre de la vie marine, une destruction accélérée et à très grande échelle des populations de thons en Afrique et de toutes les espèces associées aux captures non sélectives des industriels : raies, requins, tortues…

Une corruption institutionnelle totale

Une fois sa mission scandaleuse pour les navires industriels achevée, la fonctionnaire militaire, dont les privilèges liés à son statut d’officier des affaires maritimes n’auront pas été égratignés, pourra donc réintégrer la fonction publique pour défendre « l’intérêt général ».

Quelle insulte à la démocratie !

Au-delà de détruire la faune océanique et le climat, ces allers-retours malsains entre pouvoirs publics et intérêts privés détruisent les fondements démocratiques de nos sociétés. C’est précisément pour cela qu’ils sont interdits par la loi.

Mais forts de l’impunité totale dont ils jouissent depuis des décennies, les lobbies ont tant pris leurs aises qu’ils finissent par oublier que ce maillage incestueux entre privé et public est totalement illégal.

Les lobbies et les pouvoirs publics ne se rendent même plus compte de la gravité de leurs actes.

A nous de juguler la toute-puissance des lobbies industriels et la corruption institutionnelle à l’œuvre !

Nous commençons tout juste à lever le voile de la collusion profonde qui existe entre pêcheurs industriels et autorités publiques. Nos premières révélations nous ont mis sur la piste de nombreux autres dossiers explosifs. Nous devons absolument muscler notre équipe d’investigation pour faire face à la masse de travail. Merci de nous donner les moyens de faire un recrutement de qualité dans les meilleurs délais et de partager ce mail autour de vous pour faire grossir notre communauté de donateurs. 

NOTES

¹⁾ Interrogé par le député EELV Jérémie Iordanoff à l’Assemblée nationale le 15 novembre, Hervé Berville, secrétaire d’État à la mer, a déclaré que le lobby thonier n’était pas… un lobby ! Il s’est fait recadrer sur les réseaux par les ONG spécialistes de la transparence et de la probité de la vie publique comme Transparency International.

²⁾ Marie Dupin, « Une haute fonctionnaire soupçonnée de conflit d’intérêt avec le lobby de la pêche au thon », France Info, 14/11/2022

https://bloomassociation.org/