La difficile qualification de harcèlement moral dans les universités

Témoignage

 

Malgré une quantité d’indices graves et concordants, la qualification de harcèlement moral a bien du mal à être retenue par la justice d’autant plus quand les harceleurs se présentent comme victimes.

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Le 9 novembre 2022 a été rendue une ordonnance de non-lieu suite à ma plainte pour harcèlement moral avec constitution de partie civile déposée le 1er mars 2019 contre mon université,  son président, un directeur d’UFR et une directrice de département. Au-delà de mon cas personnel, j’ai voulu aussi alerter sur la souffrance au travail qui règne dans nos universités.

En tant que syndicaliste, j’ai été amenée à soutenir des collègues victimes de souffrance au travail et à pointer de nombreux dysfonctionnements dont certains ont été corrigés. J’ai mené également des actions pour défendre les droits des étudiants qui ont abouti à ma mise au placard avec l’éviction des  jurys et de l’encadrement des stages. La violence institutionnelle à mon encontre s’est également manifestée par une mise en sous-service, un non paiement des heures complémentaires dûment effectuées, un refus de recrutement d’un vacataire pourtant éligible alors que les cours avaient commencé, un refus de payer les vacataires que j’avais recrutés, le non respect de la réglementation pour une demande de congé recherche et conversion thématique (CRCT), un dénigrement devant l’équipe pédagogique et les étudiants. Ma santé altérée tant physique que psychique  m’a contrainte à me mettre en arrêt maladie. J’ai eu le privilège d’avoir été particulièrement bien accompagnée dans cette épreuve par la médecine de prévention qui, lors d’un CHSCT en juin 2018, a mentionné que le risque psycho-social avait été dépassé dans notre UFR mais  le compte-rendu n’est pas accessible sur l’intranet en raison, selon l’université, de problèmes techniques !

Le président a fait des promesses mais elles ne se sont jamais concrétisées laissant la situation se détériorer. Extrait du compte-rendu que le personnel ne peut toujours pas voir :  « Sur la possibilité d’un accompagnement, le Président propose un accompagnement extérieur avec une personne non impliquée dans l’établissement. Il note la difficulté dans la mise en place de cet accompagnement sachant que certaines positions sont irréconciliables au sein de l’UFR. Et pour qu’il y ait un accompagnement, il faudra que les collègues acceptent d’être accompagnés. Le Président retient également l’idée du psychologue du travail. Un représentant du personnel souligne la responsabilité de l’établissement sur les cas de harcèlement moral, et redit que la gouvernance doit être vigilante sur ces situations.
Le Président répond être vigilant sur ce qui se passe même s’il n’a pas toutes les données. Il rappelle que s’il y a du harcèlement moral il doit y 
avoir un signalement. Le Président précise qu’il peut capter des signes, des discours, des demandes de visites auprès du médecin lui faisant
penser que la situation est difficile ».

Le médecin de prévention a quitté rapidement son poste après avoir été mis en cause par la direction de l’UFR. J’ai également été soutenue par des collègues dont une vingtaine ont accepté de témoigner dans le cadre de la procédure pour harcèlement. Je tiens ici à remercier chaleureusement les courageuses étudiantes qui m’ont alertée sur la volonté de la directrice de mon département avec le directeur de l’UFR de me discréditer en manipulant les étudiants jusqu’à envisager un conseil de discipline. Douloureux paradoxe alors que je défendais leurs droits.

C’est dans l’ordonnance de non-lieu que j’ai découvert les moyens de défense de ceux poursuivis en tant que témoins assistés. 

La procédurière ?

Devant la juge d’instruction qui instruisait la plainte pour harcèlement, j’ai été présentée comme une procédurière et je ne peux nier des recours devant la justice administrative que l’université a chiffrés au nombre invraisemblable de 26 procédures en 10 ans. Peut-être ont-ils ajouté celles portées par mon syndicat et multiplié par deux ou trois en cas d’appel.

Prenons l’exemple des « inversés de carrière » à savoir  les maîtres de conférences qui se retrouvaient, en 2009, moins bien rémunérés que des nouveaux recrutés suite à une revalorisation salariale. Le ministère de l’enseignement supérieur avait proposé une improbable date de la demande pour date d’effet du reclassement. C’est mon université qui a fait appel du jugement qui m’était favorable à savoir un reclassement au 1er septembre 2009 et qui a eu gain de cause pour un reclassement au 1er janvier 2010.  J’ai saisi le Conseil d’État non pas seulement pour gagner trois mois de reclassement – des universités ainsi que le ministère de l’agriculture ont appliqué le reclassement au 1er septembre 2009 – mais aussi pour permettre aux collègues d’autres universités reclassés à la date de la demande ou au 1er juillet 2010 de bénéficier de cette jurisprudence plus favorable. 

Historienne, j’ai subi des intimidations en 2014 après avoir mis au jour un mensonge d’État sur le massacre d’ex-prisonniers de guerre à Thiaroye au Sénégal le 1er décembre 1944 commis par l’armée française. J’ai été amenée, pour me défendre d’attaques ad hominem, un procédé bâillon classique, à déposer plainte pour diffamation publique avec demande de protection fonctionnelle refusée par mon université au prétexte que je n’avais pas à saisir la justice en qualité de chercheuse. Le rapporteur public de la Cour  administrative d’Appel de Nantes (CAA) a estimé que la recherche n’avait rien à faire dans les prétoires et ma requête a été rejetée. J’ai saisi cette justice non pas pour dire la vérité historique mais pour obtenir la protection fonctionnelle à laquelle j’avais droit puisque mon intégrité professionnelle en tant que chercheuse était mise en cause. Je regrette de ne pas m’être pourvue devant le Conseil d’État afin de clarifier la situation de chercheurs amenés à se défendre de propos qui n’ont rien à voir avec la recherche scientifique puisqu’il s’agissait d’une lettre ouverte adressée au Président de la République.

Le combat le plus rude porté devant la justice administrative concerne les étudiants de master de mon département dont certains ont été ajournés, selon mon analyse, à tort en 2016. Ces étudiants avec les mêmes notes auraient obtenu leur année de master l’année précédente mais mon UFR a fait appliquer à ce jury une modification du règlement, sans aucun vote préalable pour l’instaurer. Pour l’obtention de l’année, il fallait avoir la moyenne aux UE théoriques et aux UE pratiques sur l’année, autrement dit la validation à l’issue du semestre devenait impossible. Trois étudiantes ont saisi le tribunal administratif et, comme moi, ont été déboutées. Le tribunal a estimé que les semestres avaient été bien validés à leur issue et conservés à vie.  J’ai été jusqu’au Conseil d’État car la CAA de Nantes, dans son arrêt, a indiqué qu’un semestre bien que validé pouvait être « dévalidé » si les étudiants n’obtenaient pas la moyenne aux blocs théoriques et pratiques sur l’année. Le Conseil d’État n’a pas vraiment répondu à cette question. L’année suivante, la présidence a fait remplacer la validation des semestres à leur issue par une validation de deux blocs théorique et pratique sur l’année, reprenant ainsi la volonté du directeur de mon UFR. Un vote de la CFVU (commission formation et Vie universitaire) a entériné cette nouvelle réglementation pour l’année universitaire 2017-2018 et la présidence a estampillé le nouveau règlement de diplôme de master comme s’il avait été voté pour cinq ans tout en commettant une erreur (2017-2021 à la place de 2017-2022). Je suis retournée devant le tribunal administratif et ma requête a été rejetée pour défaut d’intérêt à agir qui n’avait pourtant pas été évoqué lors du référé suspensif. L’appel est toujours pendant à la CAA de Nantes. Il faut comprendre qu’avec ce procédé, que mon université est la seule à avoir mis en place, des étudiants peuvent être ajournés sur des matières du premier semestre alors qu’avec la validation à l’issue des semestres comme mentionnée dans le Code de l’Éducation nationale, ils gardaient le bénéfice de leur octroi. De plus, pour des étudiants tombés en disgrâce, il n’est pas si difficile de mettre une note suffisamment basse au bloc pratique pour qu’ils soient ajournés tout en ayant une moyenne générale supérieure à 10. Comment ne pas poursuivre ce combat après avoir constaté que trois étudiants étrangers d’un autre UFR ont ainsi été ajournés avec une seule note basse à la partie pratique et que le jury a accordé des points de jury à une étudiante française également victime de cette double-validation annualisée et avec une moyenne générale plus faible que ces trois étudiants. Ne serait-ce pas une forme de discrimination? 

Alors que j’ai eu gain de cause par la CAA de Nantes pour le paiement de mes heures complémentaires, devant la juge d’instruction, le président et le directeur d’UFR ont encore argumenté sur le fait que j’aurais dédoublé de mon propre chef des groupes alors que je n’ai fait que respecter la maquette. Ma directrice de département m’a mise en sous service en me retirant les suivis de stage de la licence au master. Mon arrêt-maladie ne pouvait en aucun cas servir d’argument puisque j’étais de retour à l’université bien avant les départs en stage. Contrairement à ce que mentionne l’ordonnance de non-lieu, j’ai discuté avec mes collègues pour effectuer les suivis de stage.

Je ne suis pas procédurière : je défends mes droits, ceux de mes collègues, ceux des étudiants et une certaine conception du service public.

Quelles souffrances ?

Les témoins diligentés par l’université pour défendre la cause des trois personnes poursuivies ont mentionné que mes recours leur avaient donné un surcroît de travail. C’est avec stupeur que je découvre que j’aurais un lien avec l’hospitalisation d’une collègue de l’UFR à qui je n’ai pas adressé la parole depuis 2010 ni envoyé le moindre mail. Sauf erreur de ma part, cette hospitalisation fait suite à une altercation au sein du Conseil de l’UFR où je n’ai jamais été conviée.

Lors de son audition, l’ex-président mentionne que je l’aurais considéré comme « intrinsèquement mauvais » dès lors qu’il a été élu président et que j’aurais bombardé les services décisionnaires en citant un fait de travail dissimulé mais il s’agissait d’une alerte de mon syndicat qui a été suivie d’effet. Devant la juge d’instruction, il mentionne m’avoir rappelée à l’ordre plusieurs fois à l’occasion des jurys d’examen. Mais comment un président d’université peut-il rappeler à l’ordre pour des jurys d’examen souverains ? Dans le contexte de ce jury de 2016, c’est la présidence et la direction d’UFR qui ont fait pression sur le jury pour accorder des points de jury à une étudiante victime de la modification du règlement. Il a fallu pas moins de sept jurys ! La présidence savait qu’il n’y avait pas eu de vote de ce changement du règlement de diplôme. Sa conclusion : « Elle même avait pu, par son comportement « injuste » et harcelant, générer de la souffrance chez nombre de ses collègues, dont [lui], dont elle n ‘avait pas conscience en raison de son caractère autocentré ».  Je pense au contraire que je me suis souciée des autres et de leur dignité.

Quant au directeur de l’UFR, il s’estime également harcelé et me décrit comme « procédurière à l’origine de revendications déraisonnables, aux méthodes douteuses notamment déposer des courriers dans son casier le vendredi soir » et  d’après des témoignages qu’il a produits, j’étais « la source de souffrances pour plusieurs personnels de l’université, en particulier du fait de mes recours permanents ». Cela ne correspondait évidemment pas aux témoignages qui ont mis en cause son management clivant, basé sur un système de clientélisme marqué et sa personnalité « dictateur et manipulateur« . Des témoins de la défense ont expliqué que ces propos seraient dus à la défaite de membres de mon syndicat à l’élection de la gouvernance de l’UFR. 

La directrice du département me qualifie également de harcelante et indique que j’avais « rendu difficile l’exercice de ses responsabilités de master et au sein du département ». Questionnée par la juge d’instruction sur un mail qu’elle avait adressé à l’équipe pédagogique me traitant d’irresponsable pédagogique parce que j’avais refusé de signaler deux étudiantes en prévision d’un conseil de discipline pour une suspicion de plagiat lors d’un examen sur table, elle a omis de préciser que c’était son propre examen qu’elle avait surveillé et qu’il n’y a eu aucun constat de fraude à l’issue de l’épreuve. Au final, le jury de fin d’année n’a pas estimé devoir sanctionner ces étudiantes. 

Elle me présente devant la juge d’instruction comme « paranoïaque » avec une « obsession » sur la question de la double-validation. J’ai été témoin direct d’agissements contraires à notre responsabilité vis à vis des étudiants. Ainsi le classement de PV de jury « bourré d’erreurs » tout simplement parce qu’il n’y avait pas eu de jury mais aussi un arrêté de jury de master avec seulement deux membres, ce qui est illégal. Faut-il se taire pour ne pas être suspectée de générer une souffrance chez ceux qui se moquent de la réglementation et des droits des étudiants?

Durant cette procédure, des témoins ont pu exprimer la réalité d’une souffrance au travail occasionnée par la gouvernance de cette université. Lorsque le non-lieu a été prononcé, j’étais heureusement déjà retraitée mais je pense à mes collègues et notamment ceux qui ont témoigné en ma faveur. 

« Considérant tout ce qui précède, les charges apparaissent insuffisantes à justifier le renvoi des quatre témoins assistés devant le tribunal correctionnel du chef de harcèlement moral »

 Je n’ai pas fait appel de ce non-lieu. En matière de délit, l’appel ne peut porter que sur le raisonnement juridique. Cela signifie que j’avais peu de chance d’avoir une réforme de cette ordonnance. Ma demande de  protection fonctionnelle a été rejetée et les frais d’avocats deviennent prohibitifs. Les trois personnes poursuivies ont-elles bénéficié de la protection fonctionnelle avec le paiement des honoraires de leur avocat ?

Le retournement de la situation avec les harceleurs qui se présentent comme victimes aurait dû aboutir à ma condamnation. Il n’en est rien mais le ver est toujours dans le fruit et ronge la morale que notre système universitaire devrait déployer pour préserver notre jeunesse également en souffrance. J’ai honte de ce que j’ai vu et n’ai aucun regret d’avoir essayé de m’opposer à ce règne dévoyé des abus de pouvoir. 

Récemment, une étudiante (déjà titulaire d’un doctorat)  a saisi la justice administrative suite à son ajournement en master 2 à mon sens illégal. Elle bénéficie de cet intérêt à agir que la justice administrative m’a refusé. Déléguée de sa promotion et considérée comme trop diplômée par la directrice de notre département qui ne voulait pas l’admettre en formation de reconversion, cette dernière est parvenue à lui attribuer une seule note suffisamment basse au bloc pratique où les travaux ne sont pas anonymes. Cette étudiante n’ a pas eu son diplôme de master avec une moyenne générale largement supérieure à 10 et malgré des recours gracieux. Combien d’étudiants ont connu le même sort ?

Désormais mon vœu le plus cher est que cette étudiante puisse avoir gain de cause au tribunal administratif. 

A. Mabon, sur mediapart