Retraites

« En ne reconnaissant pas la légitimité de la rue, le président nie l’histoire de la démocratie française”

Emmanuel Macron considère le mouvement contre la réforme des retraites comme illégitime. Mais c’est nier toute l’histoire des acquis sociaux en France, analyse l’historienne Danielle Tartakowsky.

Les mots ont été prononcés devant les parlementaires de sa majorité, pas assez nombreux à l’Assemblée nationale pour éviter d’avoir recours au passage en force via l’article 49.3 quelques jours plus tôt : « la foule » qui conteste depuis plus de deux mois la réforme des retraites n’aurait « pas de légitimité face au peuple qui s’exprime à travers ses élus ». C’est ainsi qu’Emmanuel Macron justifie son choix de continuer à ignorer la très large mobilisation en cours. Une opposition rhétorique que condamne l’historienne spécialiste des mouvements sociaux Danielle Tartakowsky, qui rappelle que la démocratie politique et sociale française s’est construite sur la conjonction entre mobilisation collective et action des élus.

Que vous inspirent les récents propos d’Emmanuel Macron sur l’illégitimité de la contestation populaire ?
Je ne pensais pas possible qu’un président renoue en 2023 avec un vocabulaire du début du XIXᵉ siècle. Ce terme de
« foule » ou celui de « factieux », utilisé lors de son interview au JT de 13 heures, nous renvoient en 1831, lorsque, face à la révolte des canuts lyonnais, le journaliste Saint-Marc Girardin tint cette formule : « Les barbares qui menacent la société […] sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières ! » Ce sont des termes éloignés des critères politiques habituels lorsqu’il s’agit d’évoquer une mobilisation collective.

Comment analysez-vous cette opposition établie entre « la foule » et « le peuple qui s’exprime à travers ses élus » ?
C’est une négation totale du rôle qu’a joué la mobilisation collective dans la construction de notre démocratie. La France a pour caractéristique le fait que les grands acquis sociaux de son histoire – en 1936, puis à la Libération ou, dans une moindre mesure, en 1968 – ont été la résultante d’une interaction entre l’action politique des représentants et la mobilisation collective du peuple. Attaquer cette dimension économique et sociale de notre système, c’est aussi attaquer la démocratie qui a été bâtie autour. Pour ces principes de notre État social, on parle d’ailleurs de « conquêtes sociales », parce qu’elles n’ont pas été concédées par en haut mais acquises à la faveur de la mobilisation collective. Ces deux légitimités, populaire et représentative, se sont construites de façon conjointe et constituent une spécificité de notre démocratie. En ne reconnaissant pas la première, Emmanuel Macron nie l’histoire de la démocratie française.

Le droit de grève est un droit constitutionnel, qu’il est difficile de délégitimer. Tandis que dénigrer la rue est plus aisé.

Votre ouvrage On est là ! La manif en crise montrait qu’il est loin d’être le premier…
De 1984 à 2002, toute une série de mobilisations ont débouché sur la remise en cause de lois ou de projets de loi sans que personne crie à l’illégitimité. Mais un tournant s’est opéré en 2003 : lorsque le gouvernement de Jacques Chirac décide, déjà à l’époque, de réformer les retraites, déclenchant un mouvement d’opposition, le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin déclare : « Ce n’est pas la rue qui gouverne. » Les gouvernements suivants vont poursuivre cette tendance, parfois en reprenant carrément l’expression à leur compte. Nous n’avons connu que deux exceptions à cette longue séquence de manifestations défensives condamnées à l’échec : le CPE, qui est retiré en 2006, et les Gilets jaunes, qui ont réussi à décrocher quelques mesures fiscales. Emmanuel Macron s’inscrit donc dans cette continuité, en y ajoutant une inquiétante provocation.

Que revêt l’usage de « la rue » comme sujet pour évoquer ces mobilisations collectives ?
Le terme de « rue » est malléable, il véhicule des fantasmes de part et d’autre : il permet de rendre héroïques certains acteurs de l’Histoire ou bien de dénigrer l’action populaire en la faisant passer pour irrationnelle. Depuis vingt ans et d’autant plus aujourd’hui, on parle donc de « la rue » comme terme générique désignant la contestation, alors que l’on parlait auparavant des « grèves » ou des « manifestations ». Une mobilisation comme celle qui est en cours actuellement dépasse d’ailleurs très largement l’espace de la rue : beaucoup d’autres modes d’action que le défilé sont employés, de la pétition à la grève. Mais le droit de grève est un droit constitutionnel, qu’il est difficile de délégitimer. Tandis que dénigrer la rue est plus aisé : bien qu’aujourd’hui reconnue par le droit, la liberté de manifester est absente de nos Constitutions. Après la IIIᵉ République, il a fallu une cinquantaine d’années pour que la manifestation moderne trouve sa place dans le dispositif politique et soit reconnue comme telle.

Danielle Tartakowsky : « Je crains qu’Emmanuel Macron ne soit revenu à la stratégie employée durant le mouvement des Gilets jaunes, en misant sur l’usure et la répression. » (Place de la Concorde, le 16 mars 2023.)

On entend, dans les manifestations, que « tout se joue dans la rue », puisque le Parlement n’a pas pu stopper cette réforme pourtant très impopulaire…
C’est évidemment un raccourci : si les grèves continuent dans les entreprises, c’est bien que le rapport de force politique et économique a toujours cours. Le rôle des luttes est indéniable, mais l’interaction avec les institutions doit s’opérer à un moment donné : la mobilisation doit être suffisamment forte pour contraindre le pouvoir au compromis, mais ne permettra une sortie de crise qu’en s’articulant avec un processus électoral ou parlementaire. À moins d’être dans une situation révolutionnaire, ce qui ne s’est pas vu depuis très longtemps et qui ne me semble pas être le cas actuellement. Dire que tout se joue dans la rue, c’est risquer de tomber dans un discours antiparlementariste. On comprend qu’il puisse se déployer, étant donné le passage en force du gouvernement. Malheureusement, ces discours peuvent avoir d’autres relais politiques, notamment à l’extrême droite, et représenter un réel danger pour la démocratie.

L’État aussi est dans la rue, par la présence des forces de l’ordre. Comment jugez-vous leur action ?
On avait presque cru qu’on pouvait enfin à nouveau manifester tranquille. Mais il a suffi de pas grand-chose pour que la Ligue des droits de l’homme, Amnesty International, des avocats et des observateurs de l’ONU s’alarment à nouveau des agissements des forces de l’ordre françaises. Et notamment de leur politique d’interpellations préventives : une sur dix seulement des personnes interpellées ces derniers jours a été poursuivie, ce qui démontre le caractère arbitraire de ces arrestations. Je crains qu’Emmanuel Macron ne soit revenu à la stratégie employée durant le mouvement des Gilets jaunes, en misant sur l’usure et la répression.

Traversons-nous une crise ?
Indubitablement : une crise politique, car elle remet en cause les institutions de la Vᵉ République, qui rendent possible un tel passage en force en ignorant l’opposition parlementaire et populaire. C’est aussi une crise démocratique profonde et préoccupante car le cœur de notre démocratie, le compromis social, est dénié par le pouvoir. Si la démocratie n’est plus politique et sociale, qu’en reste-t-il ?

Le Pouvoir est dans la rue, de Danielle Tartakowsky, éd. Champs Flammarion.

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Retraites : “En niant l’existence de la contestation, le gouvernement nie l’existence du peuple”