Une psychologue contre la machine

Une lectrice écrit

« Bonjour,
Je vous suis depuis des années.
Je suis psychologue clinicienne. J’ai récemment participé à une évaluation de patients obèses dans le cadre d’une prise en charge expérimentale.
J’ai ensuite suivi une formation qui explique le parcours des patients et j’ai compris que le financement des prises en charges (séances de psy, de gym, de diététicienne, journée complète pluridisciplinaire, etc.) n’est décidé QUE par un logiciel en fonction des résultats des questionnaires auto-évaluatifs remplis par les patients et relus en entretien clinique avec les patients par les praticiens évaluateurs.
J’ai mis fin à mon contrat de prestation de service et je vous joins la lettre (…) »

Ci-dessous sa lettre, pour ceux qui cherchent des modèles de courrier refusant l’automatisation de leur métier, de leurs missions et de leur vie.

Cela nous rappelle un autre témoignage, entendu voici 15 ans lors du congrès d’un syndicat de psychologues et de psychiatres qui nous avait invités. « Un patient me consulte parce qu’il se sent déprimé. Il a déjà vu un confrère, qui l’a reçu le nez sur son ordinateur. Ayant exposé le motif de sa visite, il s’est vu bombarder de questions que le médecin lisait à l’écran, entrant les réponses dans la machine. A la fin du questionnaire, celui-ci a tapé sur la touche « Entrée », pris connaissance du résultat et déclaré au patient : « Non, vous n’êtes pas déprimé ». »

Ces psychologues voudraient exercer leur métier de cliniciens. Du grec klinikos, klinein, « être couché » : « qui observe directement les manifestations de la maladie, au chevet du malade » (dictionnaire Le Robert). Voilà qui contrevient au projet technocratique de supprimer toute observation directe des phénomènes vivants, notamment humains. C’est à quoi servent les algorithmes, le big data, l’intelligence artificielle, bref, le monde-machine. Éliminer l’humain, l’observateur comme l’observé, car un patient calculé par un algorithme devient une chose, tel le paquet scanné par le lecteur de QR code. Mais les Smartiens ont désormais l’habitude.

La preuve, voici comment le directeur du programme expérimental de prise en charge des patients obèses se justifie auprès de notre lectrice démissionnaire :
« – éliminer l’humain permet d’éviter les connivences, au cas où le patient connaîtrait personnellement tel ou tel intervenant ; (…)
– le staff de cliniciens a la possibilité de décider d’une autre prise en charge que celle prévue par le logiciel, mais celle-ci ne serait alors pas financée et resterait donc à la charge du patient ;
– le logiciel a pour visée, outre d’éviter les connivences entre patients et soignants, de faire gagner beaucoup de temps clinique en effectuant lui-même les calculs de « scores de symptômes » liés aux questionnaires (quelques additions et une division). »

Des connivences, vous voulez dire, des liens entre humains  ? « Ce sont là ( …) des faits désagréables, je le sais. Mais aussi, la plupart des faits historiques sont désagréables », vous répond le Directeur du Centre d’Incubation et de Conditionnement (1).
Si vous tenez à une prise de décision humaine, c’est à vos frais. Et ce sera bientôt le cas pour tout : la prise en charge machinique, automate, pour les subissants, et le contact, le service humain, le soin par une personne pour les puissants. A moins qu’une majorité imite notre lectrice et fasse connaître publiquement son refus ?

(1) A. Huxley, Le Meilleur des Mondes (1932)

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Le 12 février 2023

Cher Monsieur,

J’interviens en missions ponctuelles de remplacement de la psychologue en titre pour l’évaluation clinique des patients dans le cadre XX. Il s’agit de vérifier avec les patients souffrant d’obésité et qui demandent de l’aide, qu’ils ont correctement compris et remplis divers questionnaires (HADS, EQVOD, Rosenberg, etc.) et de mener un entretien clinique afin d’évaluer dans quelle mesure ils ont besoin d’un accompagnement psychologique dans leur prise en charge de l’obésité. Cette appréciation de la prise en charge est ensuite mise en commun en staff pluridisciplinaire et donne lieu à une décision collégiale sur les différents niveaux possible de prise en charge (psy, diététicienne, exercice physique, etc.).

J’ai suivi mardi le module 1 de la formation XX. A cette occasion j’ai découvert avec surprise que la décision de prise en charge psychologique ne dépend aucunement de l’entretien clinique mais exclusivement des calculs de l’algorithme XX. Algorithme qui « fait gagner du temps médical » mais qui ne se base que sur les questionnaires remplis par les patients et vérifiés par les professionnels.

Cette décision « algorithmique » me pose plusieurs problèmes éthiques.

Le premier, c’est un problème d’intérêt du travail : puisque la seule valeur retenue est le questionnaire, quel est l’intérêt d’un entretien clinique en tant que psychologue ? J’ai conscience qu’effectivement seuls les psychologues sont autorisés à faire passer certains tests. Mais vous comprendrez que cela limite l’intérêt de la longue formation (5 ans) à l’écoute et à l’évaluation clinique.

Le second, plus grave pour moi, c’est que cette manière de procéder revient à laisser un algorithme décider ce qui est favorable pour les patients sans même une intervention humaine. Je ne suis pas enchantée par un monde où des machines décident à la place des humains ce qui est bon pour eux. Je suis viscéralement attachée à la liberté de chacun de faire des choix et de prendre des décisions. Cette liberté est de plus en plus malmenée par les divers algorithmes qui finissent par nous gouverner. En définitive c’est malheureusement de plus en plus aux humains d’être au service des machines et de s’y adapter sans réfléchir et non l’inverse.

Le seul moyen que j’ai de protester contre ce monde de machines, c’est de refuser d’en être complice.

C’est pourquoi je vous demande s’il est possible d’infléchir les calculs du logiciel pour que la parole du clinicien soit entendue et prime sur les résultats de l’algorithme, afin que ce dernier apporte une aide et non une substitution à sa parole. Dans le cas contraire, je renonce aux missions que vous me proposez.

Je vous remercie de la confiance que vous m’avez accordée et vous prie d’agréer, Cher Monsieur, l’expression de mes salutations distinguées.

Florence V.

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