Oublier Macron

Sur la dissolution annoncée de la « Défense collective de Rennes »

Il faut commencer par faire l’éloge d’Emmanuel Macron.

Emmanuel Macron est un militant du capital franc et loyal. Il est franc et loyal, bien sûr pas avec ceux qu’il juge comme un peuple d’imbéciles (surtout ceux qui ont voté pour lui), mais avec ceux pour qui il combat. Pour les nommer, on peut tourner autour du pot, parler d’actionnaires, etc., mais nous préférons dire, à l’ancienne : il combat pour la classe des capitalistes. Il en est le serviteur fidèle, il ne s’est jamais présenté autrement.

Notre problème n’est donc pas d’en finir avec un individu à l’intelligence limitée, aux compétences étroites, mais bien avec la position même qu’il incarne. Et c’est beaucoup plus difficile. Car il faut bien réaliser que ce que fait le gouvernement français n’est que l’avant-garde européenne de ce qui doit s’accomplir partout ailleurs pour que la classe des capitalistes garde son contrôle sur la population mondiale, au moment même où cette classe devrait très logiquement renoncer à son pouvoir et céder la place. Que les individus qui composent cette classe, et les cadres qui les soutiennent à différentes échelles (un exemple : la vermoulue FNSEA française) préfèrent littéralement sacrifier le monde pour conserver leur place, c’est bien ce qui fait d’eux des criminels délirants. Notre problème n’est pas de les convaincre de changer de voie. Notre problème est de sortir de l’espace même qu’ils ont façonné, et d’en construire un autre.

Pour aborder cette question, il nous a paru utile de partir d’une annonce faite par Darmanin qui a pu passer inaperçue pour beaucoup, recouverte notamment par les bruyantes menaces qui visaient aussi bien les Soulèvements de la Terre (dissolution) que la Ligue des droits de l’homme (coupure des financements) : la dissolution de la Défense collective de Rennes.

1. Pourquoi cibler la « Défense collective de Rennes » ?

Il faut d’abord dire que ce n’est pas seulement l’organisation en tant que telle qui est visée (on pourra se référer à ce sujet à leur communiqué), qui est connue à Rennes notamment pour le suivi juridique des militants lors de leur procès (par exemple lors du mouvement des Gilets jaunes), la résistance aux charges policières et interpellations destinées à mettre fin aux actions militantes de rue. Ce qui est visé, c’est l’émergence d’un espace politique qui se montre conséquent avec un simple fait, qu’une grande partie de la population ne peut dorénavant esquiver, et qu’elle se contente pour le moment de déplorer. Ce fait est le suivant : un tel pouvoir ne reculera pas sous l’effet d’une interpellation à reculer, se limitant aux registres de l’action légale, aussi massivement exercée et soutenue soit-elle. Il ne peut plus s’agir de contester la légitimité d’une mesure particulière tout en reconnaissant implicitement, serait-ce à son corps défendant, par ses formes d’action, la légitimité, même minimale, du pouvoir qui la met en œuvre. Ce pouvoir ne peut plus être interpellé, il doit être affronté, et affronté en tant que tel, parce qu’il a perdu toute légitimité. Un tel savoir commence à se répandre, et pour le pouvoir, il est vital d’attaquer préventivement l’espace politique qui se construit sur ces prémisses, espace qui est encore essentiellement un potentiel, en ciblant des groupes pour lesquels cette absence de légitimité n’est pas une découverte récente, des groupes qui cherchent à faire émerger cet espace politique et à en organiser la défense collective.

La question reste ouverte de la validité tactique des pratiques illégales en situation, qu’il s’agisse d’affrontements avec la police, d’occupations, de blocages, sabotages et autres destructions. Certains peuvent juger que la multiplication de ces actes est en elle-même une victoire. Mais pour le pouvoir, le vrai scandale n’est pas tant l’acte illégal lui-même, aussi « spectaculaire » soit-il. De tels actes sont régulièrement le fait de corporations défendant leurs intérêts économiques spécifiques (agriculteurs de la FNSEA, marins-pêcheurs, forains…) et globalement tolérés. Le scandale réside plutôt dans la logique même de l’affrontement avec le pouvoir du capital, dans la volonté politique d’employer la force, de se donner des objectifs politiques, des propositions tactiques à même de le faire céder « par tous les moyens nécessaires », légaux et illégaux, et de le faire céder avec la visée stratégique de le faire disparaître.

2. La fin d’une hypothèse

Le mouvement syndical se trouve confronté à une décision qui invalide définitivement l’hypothèse sur laquelle ont fait fond les dirigeants syndicaux depuis le « compromis fordiste » : il ne semble plus possible désormais de s’envisager comme « partenaire social ». C’est l’espace même sur lequel reposait la légitimité des syndicats, aussi bien que des partis de gauche, que l’ennemi a nié : l’espace de la démocratie institutionnelle. Si la constitution permet qu’une loi refusée par les trois quarts des gens soit validée, alors la constitution elle-même est pourrie – pour ne rien dire des membres de son Conseil.

Les syndicats vont donc être confrontés à une vraie difficulté : faut-il entretenir encore, dans une certaine mesure, l’invocation de recours institutionnels qui tombent les uns après les autres, voire même venir au secours du pouvoir en reconnaissant sa légitimité en miettes, pour conserver leur rôle de représentants et de protecteurs institutionnels de la force de travail, ou au contraire assumer la nécessité du recours à la force ? Un double danger les guette, celui d’être à long terme désertés si leur impuissance est patente par excès de déférence pour des institutions discréditées, ou celui d’être violemment attaqués par le pouvoir s’ils prennent congé avec conséquence ces impasses institutionnelles.

Finalement, la question pourrait être celle-ci : certains syndicats sont-ils prêts à s’envisager comme partie prenante d’un espace politique d’affrontement avec le pouvoir ? Ou encore, à surmonter la fausse dichotomie entre « lutte économique » et « lutte politique » en assumant le caractère unitaire de la question démocratique ? A reconnaître que la crise de régime ne peut être surmontée par un retour à la table des négociations après la défaite, mais par la capacité du mouvement à imposer enfin ses vues à l’ennemi ? Une telle évolution impliquerait un renversement de perspective : ne plus être le « partenaire social » qui freine, modère ou accompagne une dynamique historique néolibérale légitimée institutionnellement, mais devenir partie prenante d’une dynamique politique de rupture avec le développement capitaliste, posant à moyen terme une situation de double pouvoir, et finalement, posant la question du pouvoir tout court. Autrement dit, du point de vue du mouvement lui-même, il reviendrait à toutes ses composantes de construire avec les syndicats l’articulation entre la lutte à la base, dans les entreprises et dans la rue, et ses « représentants », articulation qui est déjà une esquisse d’alternative politique, d’alternative de pouvoir. Ce qui impliquerait un dépassement construit de l’opposition entre syndicalisme et autonomie, direction verticale de l’activité légaliste des masses, et action directe illégaliste et minoritaire : par l’action directe de masses qui s’auto-organisent et s’auto-représentent en faisant de chacun de ses délégués contrôlés et révocables, des instruments de leur propre pouvoir.

3. Fascisme

Le gouvernement français, disions-nous, n’est que l’avant-garde sage et raisonnée de ce que veut la classe des capitalistes, et de ce qu’elle est obligée de faire : briser toute contestation. Pour cela, il faut notamment finir de démanteler ce qui avait pourtant été son outil en d’autres temps : la constitution d’une classe moyenne, maintenant vouée à disparaître.

Le gouvernement français a ouvertement choisi l’alliance objective avec les fascistes. Que le RN fasse mine d’aller à l’encontre de cette loi ne trompe personne, à part ceux dont le cerveau aura été définitivement embrumé par la fréquentation des sites d’extrême-droite. Cette alliance objective est une constante historique, qui se vérifie tout au long du siècle passé, avec le choix du fascisme par les patrons en Italie, celui des nazis en Allemagne. Mais aussi avec cette figure emblématique du dogme néolibéral qu’est Hayek, rendant visite à Pinochet (voir Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, particulièrement le chapitre « Hayek au Chili »).

Il est intéressant de constater que le RN créé par d’anciens partisans du régime fasciste et contre-révolutionnaire dit de Vichy, donc par des militants assez peu « démocrates » et « républicains », apparaisse aujourd’hui, du point de vue du pouvoir macroniste, comme beaucoup plus « républicain » que la très modérée alliance de gauche Nupes, contre laquelle un front « républicain » justement, devrait être établi d’urgence selon certains pour éviter le « chaos ». Mais il ne s’agit pas seulement de mauvaise foi politique. Le RN a réussi à s’imposer comme le dernier recours institutionnel à la crise des institutions, comme le dernier recours électoraliste à la faillite de la représentation dite démocratique.

Le danger qu’il représente est moins celle d’une éradication rapide des droits démocratiques par une répétition à l’identique du fascisme historique, que celle d’une accélération de la pente autoritaire du projet néolibéral. Bien loin de proposer une rupture avec la cinquième république, il se revendique comme son meilleur défenseur.

Que la droite et l’extrême-droite communient dans le même rejet du « wokisme » signifie plusieurs choses : il ne s’agit plus de dénoncer ou de déplorer les logiques racistes, colonialistes, patriarcales qui alimentent le développement capitaliste depuis cinq siècles mais, sans les revendiquer explicitement, d’assumer ce qu’elles ont en commun : le caractère nécessaire de formes multiples d’inégalité. Ainsi, il n’est pas impossible pour un Trump ou une Marine Le Pen de défendre dans une certaine mesure les intérêts économiques d’une fraction de la classe ouvrière, dans la mesure où il est admis que ces intérêts entrent en conflit non avec ceux de la bourgeoisie, mais avec ceux d’autres fractions de la même classe – par exemple, celles issues de la colonisation et de l’immigration. Plus généralement, ce néo-fascisme prétend faire passer pour résistance à l’ordre des choses sa défense nihiliste, en cherchant à fédérer toutes les catégories, les « sujets économiques collectifs » qui craignent ou constatent une dégradation de leurs conditions de vie, un déclassement, mais ont assimilé le caractère indépassable de l’horizon néolibéral et de ses promesses de bonheur.

Dès lors, existe-t-il encore une différence fondamentale entre Macron et Le Pen qui continuerait à justifier les votes de « barrage » ? Sans doute pas. Mais un pouvoir Le Pen serait en quelque sorte délié des dernières entraves légales qui définissent les libertés politiques sur lesquelles le mouvement peut s’appuyer, y compris pour dépasser le légalisme. Il ferait en sorte de désactiver tout ce qui peut subsister de contradiction entre l’égalitarisme hérité de la Révolution, en en faisant disparaître les traces, et la dimension oligarchique et autoritaire de la 5e république. Il ne viserait sans doute pas, comme le fascisme historique, à se délier de toute procédure électorale, mais, comme lui, à se donner les moyens d’éliminer les conditions de possibilité d’une reprise du projet révolutionnaire.

Empêcher l’accession au pouvoir du néo-fascisme en France implique avant tout de vaincre Macron, qui lui prépare évidemment le terrain, année après année. Le vaincre, c’est d’abord commencer à le faire reculer, mais au-delà, rouvrir l’horizon en dépassant l’opposition entre subjectivité fonctionnelle à la temporalité de mouvement attaquant l’Etat, et subjectivité fonctionnelle à la temporalité électorale de conquête de l’État. C’est à travers la structuration d’un pouvoir populaire alternatif, construit de bas en haut sur la base la plus unitaire possible des organisations syndicales, politiques, des collectifs et des assemblées, que le mouvement peut désigner et contrôler ses propres représentants, y compris électoraux, et défaire l’institutionnalisation oligarchique du pouvoir qui fonde sa propre marginalité politique.

4. Autonomie

La situation qui est la nôtre a été anticipée par bien des personnes qu’on n’a pas suffisamment écoutées. Elle est simple : il s’agit de construire un espace politique qui renonce entièrement à traiter l’État comme un interlocuteur potentiel. Il s’agit de construire un espace politique autonome, qui ne trouve plus ses repères dans l’ordre symbolique institué, c’est-à-dire dans la démocratie institutionnelle du capital, et qui construit son propre espace de symbolisation.

Confronté à l’émergence de cet espace politique autonome, le pouvoir mène une contre-offensive qui passe par des opérations différenciées : avec les Soulèvements de la Terre, il s’agit de défaire un tissage entre des organisations et collectifs, tissage qui a été construit justement pour dépasser les identités constituées, avec leurs intérêts supposément bien distincts, leurs spécialisations, et élaborer une composition des tactiques pour attaquer ensemble un ennemi commun. Avec la Défense collective, il s’agit d’isoler une organisation qui pour le pouvoir symbolise des pratiques qui doivent être proscrites en vertu de la logique qui les inspire.

Pourtant, ces pratiques sont nécessaires si l’on veut qu’existe un espace politique révolutionnaire viable, habitable. Un tel espace suppose l’existence d’un continuum entre les pratiques criminalisées par le pouvoir et les gestes de rupture qui existent parfois au sein même des institutions : banderoles amenées à l’assemblée, scientifiques du GIEC qui soutiennent les Soulèvements de la Terre, etc.

5. Continuum depuis les syndicats

Il ne serait clairement pas suffisant d’afficher un soutien aux groupes et organisations visées par des procédures de dissolution sans chercher vraiment à tisser un espace commun, un continuum.

La première des démarches serait pour les organisations syndicales d’accepter de dialoguer avec des organisations qui ne sont pas structurées comme elles et ne sont pas exactement de la même nature. Il ne serait pas difficile d’organiser, à côté des intersyndicales strictes, des « interorganisations » ou coordinations permettant à chacune des composantes de la lutte, de présenter ses analyses et ses propositions tactiques pour élaborer des mots d’ordre et des actions communes faisant consensus. Il ne semblerait pas non plus inimaginable qu’elles encouragent l’émergence d’assemblées interprofessionnelles où des délégués d’assemblées de lutte, membres ou non de syndicats, de partis, de groupes et collectifs autonomes pourraient prendre des décisions en fonction de leurs mandats et partager leurs visions de l’état d’esprit des différents sujets entrés en lutte.

Pour aller en ce sens, il serait nécessaire d’accepter d’entendre et même de s’assimiler quelques-unes des principales critiques adressées, parfois de manière indiscriminée, aux syndicats ou aux directions syndicales : faiblesse de la vie démocratique interne, caractère routinier et prévisibilité des manifestations, tendance à diriger purement et simplement les mouvements sans favoriser l’auto-organisation, confiscation de la réflexion stratégique. Néanmoins, le mouvement a vu l’émergence, ici et là, avec parfois l’aval des syndicats, de multiples blocages et manifestations sauvages, d’AG d’entreprise, de secteur, interpro… Sans la recouvrir tout à fait, ces initiatives syndicales inédites font écho à la ligne de partage dont il est question plus haut : elles esquissent le début d’une orientation vers la constitution d’un espace politique autonome, de classe, anticapitaliste, tourné vers la défense des mondes vivants. Un espace où il ne s’agirait plus seulement de « défendre » les Soulèvements de la Terre et la Défense collective, mais de composer avec eux, d’élaborer une composition des tactiques.

6. Continuum depuis l’aire « radicale »

Ce qui fait obstacle à la constitution d’un tel continuum, depuis la composante radicale du mouvement, est sans doute le mythe d’un mouvement révolutionnaire qui serait déjà là, latent, virtuel, un fond de révolte prêt à jaillir, et qui n’aurait qu’à briser les carcans de la gauche, à dissiper ses mirages, pour se révéler pleinement à lui-même. Un désir révolutionnaire entravé, réprimé, qui n’aurait qu’à faire éclater les cadres qui l’enserrent. Mais c’est une erreur d’appréciation.

Avoir progressivement réussi à défaire la prétention des directions syndicales et politiques du mouvement ouvrier à tout contrôler et donc à accepter l’existence de minorités « ingouvernables » ne libère pas pour autant de la question de la majorité. Quand bien même les cortèges de tête deviendraient majoritaires dans les manifestations, ils seraient toujours minoritaires, non seulement parce que l’initiative de l’entrée en lutte appartient encore largement aux syndicats auxquels s’articulent les pratiques autonomes, mais plus encore parce que les syndicats et partis de gauche, organisations nationales et « institutionnelles », demeurent aux yeux de la majorité de la population, malgré toutes leurs limites, les dépositaires potentiels d’une alternative de pouvoir populaire, de classe, écologiste et féministe. Un mouvement comme les Gilets Jaunes, qui s’est construit en dehors de la gauche syndicale et politique, n’a pu faire émerger comme principale proposition alternative que le RIC, subvertissant le système électoral représentatif mais préservant la vision a-classiste de la démocratie comme consultation plus régulière de la population.

Tant que les assemblées générales sur les lieux de travail, les assemblées populaires dans les quartiers ne rassembleront pas la majorité de la population, tant que des conseils de délégués locaux ne constitueront pas une représentation populaire alternative, les syndicats et partis de gauche continueront à incarner une esquisse toujours plus réelle d’une telle alternative que les cortèges de tête. On a vu plus haut que syndicats et partis étaient confrontés à cette difficulté : se concevoir comme partie prenante d’un espace politique d’affrontement avec le pouvoir, ou demeurer strictement dans le cadre du dialogue institutionnel. Il est bien clair que la gauche gouvernementale et les syndicats dits réformistes depuis les années 1980 se sont positionnés contre la constitution d’un tel espace. Aujourd’hui, la ligne de partage traverse la gauche aspirant à gouverner, et une partie importante du syndicalisme pourrait bien renouer avec ses lointaines traditions révolutionnaires.

Ce qui pourrait contribuer, depuis l’aire autonome, à réaliser ce tissage, c’est, tout au contraire de conspuer la « démocratie », mettant dans le même sac institutions de la 5e république, parlementarisme, assemblées générales souveraines, justement de rappeler syndicats et partis à leurs présupposés démocratiques, à leur raison d’être qui n’est pas initialement de « représenter » (au sens d’exercer le pouvoir sur) mais d’organiser toute la classe, comme classe autonome. Ainsi, c’est plutôt avec eux, ou au moins avec une partie d’entre eux, que contre eux, qu’il s’agirait de construire cet espace politique autonome.

Lundi.am