Près de Bure

Des maraichères cultivent les terres confisquées par le nucléaire !

Les légumes plantés par les Semeuses poussent au milieu des terres accaparées par l’agro-industrie et l’industrie nucléaire. Près de Bure, dans la Meuse, ces paysannes anticapitalistes « recréent la vie et du lien entre nous ».

« Vouloir renverser le système capitaliste suppose de mettre de l’énergie dans la confrontation, mais aussi dans la construction. » Loïc, 28 ans, n’aurait sans doute jamais rejoint un projet de maraîchage « ailleurs qu’ici », à Mandres-en-Barrois, minuscule village meusien, 117 âmes au dernier recensement si…. Le militant antinucléaire [1] prépare les plants de tomates, poivrons, aubergines, piments et aromatiques – tous issus de semences paysannes – sous une serre située dans le jardin de L’Augustine. C’est dans cette maison associative que les Semeuses ont établi leur QG. Ce collectif de huit maraîchères et maraîchers pratique, depuis 2020, une agriculture paysanne au beau milieu des terres accaparées par l’agro-industrie et l’industrie nucléaire.

À moins de cinq kilomètres de là, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) espère mettre en service, à partir de 2035, son centre d’enfouissement des déchets nucléaires, baptisé Cigéo, l’un des plus gros projets industriels d’Europe. « Manger et vendre sa propre production de légumes, tendre vers une autonomie alimentaire, pour moi ça n’a de sens que sur un territoire en lutte, d’autant plus contre un projet mortifère comme celui de l’Andra », reprend Loïc, qui partage son temps entre Bure et Nancy, où il travaille dans un Ehpad.

Le cadet des Semeuses fait partie des trois personnes embauchées à temps partiel par l’association qui structure le collectif, lui avec un CDI, les deux autres avec un contrat aidé. Les cinq autres Semeuses sont bénévoles, tout comme les personnes qui viennent parfois leur prêter main-forte.

« L’aboutissement d’un projet autogéré »

Chaque semaine, les Semeuses organisent des marchés à L’Augustine et dans les villages avoisinants, ainsi que des distributions de légumes sous forme de paniers à Commercy ou à Nancy, où certaines d’entre elles habitent. Les recettes de l’association proviennent, en plus des dons, de ces ventes effectuées à prix libre et solidaire. « Ça veut dire qu’on propose une participation indicative qui comptabilise le coût réel de production, explique Axelle. Le but est de rendre accessible à tout le monde des légumes sains, locaux, aussi bien aux villageois d’ici qu’aux étudiants précaires de Nancy. On veut sortir de la conception bourgeoise qu’on peut se faire de l’écologie, tout en faisant prendre conscience que nos récoltes sont l’aboutissement d’un projet autogéré que le moindre aléas climatique, la moindre panne de tracteur peut compromettre. »

Au lancement du projet, en 2019, une vague de trois années d’intense répression et de procès de militants antinucléaires avait « affaibli, divisé le mouvement », se souvient Bertille. Cette Lorraine d’origine a découvert, pour la première fois, à l’été 2016, la lutte contre le projet Cigéo lors de l’occupation du bois Lejuc, à Mandres-en-Barrois. C’est là que l’Andra compte installer cinq immenses puits verticaux pour permettre aux personnels et aux engins de rejoindre les galeries souterraines, tout en les aérant.

« À partir de là, les gendarmes ont commencé à nous contrôler, provoquer, harceler plusieurs fois par jour, raconte Bertille. Le but était de nous faire craquer. Au moindre faux pas, ça tombait : on se prenait des amendes, gardes à vue pour outrage, diffamation, injure, toutes sortes de prétextes divers et variés… On ne se retrouvait pratiquement plus que devant les tribunaux. »

Mais en mars 2019, c’est une relaxe qu’ont fêté les camarades de lutte en sortant de la cour d’appel de Nancy. Avant de se quitter, ils se sont promis une chose dans le bar : « La prochaine fois qu’on se voit, ce ne sera pas pour assister à un procès, mais pour se lancer dans un projet. » À l’automne suivant, un collectif paysan est né. « La terre peut servir à nourrir des gens, mais ne doit pas ingérer les déchets nucléaires. Alors, on s’est dit que le meilleur moyen de lutter contre l’Andra, qui veut enterrer l’avenir en Meuse, c’est d’y semer la vie », sourit Bertille.

Alors, va pour « les Semeuses ». Le féminisme commence par féminiser les termes. « Et par la réappropriation du savoir et des techniques agricoles ! », ajoute Bertille, qui a conçu un vibroplanche et un cultibutte avec une amie, « deux outils de travail superficiel du sol permettant d’émietter la terre, sans la retourner profondément », en s’appuyant sur les formations en ligne de l’Atelier paysan. Bertille et Luc étaient les seuls du groupe à avoir déjà eu une pratique professionnelle du maraîchage. L’un de leurs premiers chantiers a été de partager leurs savoirs en matière d’agronomie pour que la gestion des journées de travail, la prévision des semis et des récoltes repose chaque semaine sur une « personne d’astreinte » différente.

Un lopin de terres diversifiées au milieu des cultures industrielles

L’autre réappropriation au cœur de la lutte des Semeuses, c’est celle du territoire, qui ne cesse de se désertifier. Une tendance démographique qui, certes, ne date pas d’hier. Mais que l’Andra n’a pas enrayée : les douze communes géographiquement les plus proches des futures installations de Cigéo sont passées de 3 064 à 2 630 habitants entre 2008 de 2019, d’après les chiffres de l’Insee (et la calculette de Reporterre).

« Moins il y a d’habitants, moins il y a d’opposants, observe Luc. L’Andra détruit les maisons qu’elle rachète, accapare les terres agricoles, et s’est bâti un empire foncier d’au moins 3 000 hectares [pour 665 hectares nécessaires aux installations de surface de Cigéo]. On veut prouver qu’on peut lutter positivement, dynamiser le territoire, s’y s’installer durablement, pas juste le temps d’un camp ou de l’occupation d’un bois. »

À Cirfontaines-en-Ornois, les champs de colza, blé, orge, maïs, tournesol s’étendent à perte de vue. Ces grandes cultures, perfusées d’engrais chimiques et de pesticides, régulièrement retournées par les griffes des engins agricoles, n’ont pas été pensées pour favoriser la biodiversité, l’abondance d’une microfaune, la fertilité des sols. Tout ce que les Semeuses essaient de reconstituer, tout doucement, sur leur lopin de terre entouré d’exploitations agricoles qui font rarement moins de 300 hectares. « On pratique une rotation des cultures sur six ans, tout ce qu’il y a de plus classique en bio, avec deux blocs réservés aux engrais verts pour enrichir le sol en repos, l’agrader », explique Bertille.

Jean-Pierre Simon, 63 ans, n’est décidément pas un agriculteur comme les autres. Non seulement il s’oppose à l’Andra depuis son arrivée en Meuse en 1994, mais en plus il dit s’inspirer « des anciens pour avoir des cultures plus diversifiées que la moyenne ». Dès que les Semeuses l’ont informé de leur intention de s’installer dans le coin, le Haut-Marnais a mis à disposition trois de ses 135 hectares de surface agricole. Ses « meilleures terres », tient-il à souligner, avant d’ajouter dans un grand sourire : « C’est aussi un champ stratégiquement intéressant… »

Pour bien se faire comprendre, Jean-Pierre se plante entre les cultures de blé et de poireaux des Semeuses, proprement alignées, et une parcelle inculte d’environ 25 mètres de large, recouverte d’herbe et de pissenlits. « Voilà, dit celui qui a repris la ferme de ses parents en 1983, c’est ici que l’Andra envisage de faire passer les convois nucléaires pour les amener directement à la zone descenderie, à Bure. En attendant, les centaines de terres agricoles qu’elle a déjà acquises pour implanter les installations de surface et les voies ferrées sont laissées à l’abandon. Elles ne seront plus jamais cultivées… »

Pour raccorder le centre de stockage Cigéo au réseau ferré national, l’Andra a prévu 14 kilomètres de voies ferrées – entièrement à construire. Elles reprendront une partie du tracé d’une ligne historique fermée après la Seconde guerre mondiale, dont il ne reste ni traverses, ni rails. À partir de la mise en stockage des premiers colis de déchets radioactifs, prévue en 2035 par l’Andra, un à deux convois nucléaires par semaine – 76 par an – pourraient alors longer le champ des Semeuses pour acheminer, quelques kilomètres plus loin, la totalité de la radioactivité des déchets produits par les activités nucléaires depuis les années 1960.

La première pierre d’une coopérative en construction

En attendant de mettre un jour des bâtons dans les roues (ferroviaires) de l’Andra, Jean-Pierre et les Semeuses préparent le gros événement de l’été. Les toutes premières Rencontres des luttes paysannes et rurales auront lieu à Cirfontaines-sur-Ornois, fin août. En parallèle, Mila s’occupe de ses cinq premières chevrettes de Lorraine sur le terrain d’un ami. La future fromagère s’apprête, comme deux autres Semeuses, à passer un Bac pro en conduite et gestion d’une entreprise agricole, option polyculture-élevage pour sa part.

Avec son compagnon, Mila rêve d’un élevage d’une trentaine de chèvres qui lui permettrait d’obtenir une « production de subsistance de lait et de fromage dont le surplus serait revendu à la communauté. Les Semeuses permettront aux chèvres de pâturer leurs parcelles d’engrais verts ou de foins, prévoit la trentenaire. En retour, les chèvres fourniront du fumier aux Semeuses, qui n’auront plus du tout besoin d’utiliser d’engrais bio industriels. »

Dans cet enclos fabriqué de leurs mains, Mila et son compagnon appliquent de la manière la plus concrète qui soit l’un des principes des Semeuses, qui est « d’incarner l’écologie dans la recherche d’autonomie(s) et la prise en charge collective de notre subsistance ». Si d’autres initiatives de ce genre venaient à germer, un peu partout autour de Bure, le tout formerait une grande coopérative, assurent les Semeuses, un circuit court proposant une offre assez complète pour que la lutte les nourrisse autant qu’elles nourrissent les personnes en lutte. Cet idéal à atteindre, lointain, en perpétuel débat entre elles, reste à construire. Mila en est persuadée : son élevage de chèvres est une première pierre. D’autres suivront.

« Il n’y a plus un commerce, plus une boulangerie à l’horizon »

Retour à Mandres-en-Barrois. Comme chaque jeudi soir, le bar et la cantine (à prix libre) de L’Augustine font le plein. La bière en pression que partagent, accoudés au même comptoir, jeunes et anciens du village, a cette saveur particulière que procure sa rareté. S’il n’y avait pas le « Bois le jus » (le nom du bar), il faudrait se rendre au loin là-bas, à Tréveray, pour trouver, après le PMU de Gondrecourt-le-Château, l’un des premiers bars à 20 kilomètres à la ronde. Un bar récemment inauguré par… des opposants à Cigéo, tiens donc.

« À la base, dit Bertille, on tenait juste un point de distribution des légumes les jeudis. Ça a motivé un groupe à gérer le bar et la cantine, puis un autre groupe à se lancer dans la fabrication de pain à partir du blé qu’on produit. Au final, ça donne ce moment de convivialité hebdomadaire. La plupart des gens ne viennent pas pour lire la dernière brochure anti-Cigéo, mais pour le marché. Puis, ils boivent un coup avec nous. Puis, on discute… » La propagande par le (légume) frais, en somme.

Au même moment, à l’entrée de l’Augustine, Luc vend des salades, des poireaux, des épinards, des chicons et des patates, beaucoup de patates. « C’est pratique d’avoir ce petit marché à côté de chez nous. J’en ai eu pour 16,50 euros. On est quatre à la maison. J’ai tout ce qu’il faut pour la semaine », se réjouit une villageoise, qui refuse de donner son point de vue sur Cigéo. « Il n’y a plus un commerce, plus une boulangerie à l’horizon. Et depuis que l’Andra a privatisé le bois Lejuc, on ne peut même plus y cueillir de champignons… » lance Michel, un autre villageois, qui est de toutes les manifestations. « Beaucoup de gens se demandent ce que les militants foutent là ! Eh bien, voilà ce qu’ils font : ils recréent de la vie, du lien entre nous ! »

https://reporterre.net/Pres-de-Bure-des-maraicheres-cultivent-les-terres-confisquees-par-le-nucleaire