Plaidoyer pour les « bons sentiments »

Réflexions sur un méchant lieu commun

trouvé sur le site de lmsi.net

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Extraits

Cela fait maintenant près de quatre décennies qu’on nous répète, à gauche comme à droite, qu’il ne faut pas culpabiliser l’électeur d’extrême droite, que ce n’est pas à son âme qu’il faut s’adresser, ni même à son coeur, mais à ses tripes et à son porte-monnaie. Cela fait quatre décennies que toute considération éthique est violemment congédiée du débat politique comme déplacée voire contre-productive, en particulier lorsqu’il est question de l’extrême droite et de sa xénophobie : tout refus des problématiques lepénistes, tout combat contre le racisme, toute marque de solidarité avec les immigrés et les groupes racisés, est disqualifiée – et de fait abandonnée – comme faisant le jeu du Rassemblement National. Quatre décennies en somme que la gauche et la droite de gouvernement prétendent lutter contre l’extrême droite en s’alignant sur ses priorités, ses diagnostics, voire ses solutions – à commencer par une approche phobique de l’immigration et une approche culturaliste, ethniciste et raciste des questions de sécurité. Cette realpolitik a fait ses preuves : l’extrême droite, légitimée comme jamais, est aux portes du pouvoir. Cela n’empêche pas le président Macron, dans une ultime bouffée de cynisme, d’incriminer encore et toujours « la morale », et de radicaliser à l’extrême – avec le concours d’un certain Darmanin – une realpolitik immoraliste qui a fait toutes les preuves de sa dangerosité. L’occasion de republier les réflexions qui suivent, parues initialement en novembre 2021, et consacrées à cette manière aussi bête que méchante – et surtout irresponsable, éminemment destructrice – de séparer la politique de la morale.

« On ne fait pas de la bonne littérature avec des bons sentiments ». Au royaume des poncifs, celui-ci trône depuis quelques décennies. Attribué au journaliste et scénariste Henri Jeanson, confondu parfois avec une autre maxime, signée André Gide (« C’est avec les beaux sentiments qu’on fait la mauvaise littérature »), et appliqué souvent de manière élargie au cinéma, au rock’n’roll et à l’ensemble des arts, la formule est répétée mécaniquement, avec une belle unanimité, des avant-gardes révolutionnaires aux arrière-gardes les plus réactionnaires. Il s’agit, à chaque fois, de disqualifier toute velléité de révolte, c’est-à-dire toute expression, artistique notamment, d’un sentiment d’injustice – mais aussi, du côté des spectateurs, toute préoccupation éthique face aux sacro-saints Chefs d’Oeuvre du sacro-saint domaine de l’Art.

Mais il est un autre domaine réservé : l’espace sacré de la Politique (pardon : du Politique), qui fait lui aussi l’objet, en France tout particulièrement, de longue date mais de plus en plus ces derniers temps, d’un traitement « immoraliste » du même tonneau – et c’est même la radicalisation et la répétition, jusqu’à la nausée, de cet axiome (en gros : « La morale c’est pour les fiottes, la politique c’est l’acquiescement au réel, le réel c’est la loi du plus fort »), qui constitue l’alpha et l’oméga de la stratégie argumentative zemmourienne.

C’est aussi cette opposition entre le « politique » et « l’émotionnel » – ou « l’indignation » – qui est au principe de la « subversion » macroniste, et de son sidérant relativisme moral.

Ce « sens commun immoraliste » dont je parle n’est pas vraiment nouveau, mais il se porte particulièrement bien aujourd’hui, à droite et à l’extrême droite mais aussi, hélas, au sein de la gauche et de l’extrême gauche. Il nous dit en substance ceci : que se battre pour autre chose que sa gueule ou celle de son « clan », se battre pour d’autres que soi, au nom d’impératifs éthiques comme la solidarité et l’égalité, est au pire une tartufferie, une posture aristocratique et « donneuse de leçons » ou un luxe de nanti (qu’on le nomme « bobo », « bourgeois » ou « blanc », suivant la place occupée sur le spectre politique, ou le segment de marché convoité), au mieux un aimable enfantillage, une lubie de « curé », de « pleureuse » ou de « dame patronnesse ». Un passe-temps pas très viril en tout cas, donc pas très sérieux, en somme une attitude déplacée tant dans le champ de l’Art que dans celui du Politique – l’un et l’autre étant définis par un rapport à la morale qui n’est ni complexe ni dialectique : celui de la stricte extériorité.

À gauche comme à droite, que l’on invoque Céline, Sade ou Georges Bataille, Nietzsche ou Carl Schmitt, Machiavel ou Philippe Muray, Jean Genet ou Mao Ze Dong, que l’on dise « moralisme », « moraline », « prêtrise », « catéchisme », « bien-pensance », « mièvrerie », « sentimentalité », « humanisme abstrait », « wokisme » ou « tyrannie de la bienveillance », l’ennemi est partout le même : il s’agit de toute expression artistique ou politique d’un sentiment moral – pour le dire vite : d’un sentiment qui se fonde sur autre chose que l’acceptation cynique de la loi du plus fort et la défense exclusive d’un intérêt personnel.
C’est cet « immoralisme respectable », installé, bien arrimé en vérité à l’ordre social dominant, et régnant sur les arts comme sur la politique, à gauche comme à droite, que je voudrais observer et déconstruire, en montrant comment il glisse la plupart du temps, dans le débat contemporain en tout cas, d’une maxime entendable et sans doute pertinente dans sa version « faible » vers une série d’extrapolations débiles, débilitantes et malfaisantes, moralement et politiquement.

Thèse 1

Que veut-on dire, en effet, lorsqu’on dit qu’on ne fait pas du bon art ou de la bonne politique avec des bons sentiments ? Une première signification, qu’on pourrait appeler la « version faible » de la maxime, serait cette idée qui semble tomber sous le sens : le bon art et la bonne politique sont des affaires compliquées, et les bons sentiments ne suffisent pas. Ils ne sont qu’une matière première, qui appelle un travail de mise en forme proprement artistique, capable de toucher des spectateurs, ou une élaboration proprement politique, capable d’inscrire des idéaux éthiques dans le réel social. Sans quoi les bons sentiments ne seront pas partagés, l’œuvre d’art provoquera l’ennui ou l’exaspération, et dans le champ politique, pour paraphraser Blaise Pascal, la justice sans la force demeurera impuissante – quand elle ne sera pas carrément contre-productive.

Une autre distinction peut faire sens, quand elle n’est pas caricaturée ou même déformée : celle que Max Weber établit dans Le savant et le politique entre « l’éthique de la conviction » et « l’éthique de la responsabilité ». La première fait primer l’attachement affectif aux principes éthiques, et juge de la valeur d’un acte au seul prisme de la fidélité à ces principes, tandis que la seconde, sans évacuer les principes (ce qui nous projetterait hors du champ de l’éthique), les confronte au réel d’une situation concrète, aux nécessités de l’action (certaines fins imposant des moyens plus efficaces que d’autres, mais pas nécessairement conformes aux principes), et juge une action avant tout au regard de ses conséquences – l’auteur de l’action étant comptable, selon le « barème » de ses propres principes, des effets de son action, en tout cas ceux qu’il était en mesure de prévoir.

« L’éthique de la conviction » peut être rattachée sans abus de langage aux « bons sentiments » – mais ne s’y cantonne pas selon Weber, puisqu’elle doit prévaloir aussi dans la recherche scientifique, en faisant primer le « devoir de vérité » sur toute autre considération. L’éthique de la responsabilité », quant à elle, prévaut dans la politique. Elle fait partie de ce qu’on nomme les éthiques « conséquentialistes », et parce qu’elle est conséquentialiste, parce qu’elle se soucie des conséquences de nos actions, elle implique, au-delà de l’intention pure, au-delà du « bon sentiment » donc, qu’on s’astreigne à un effort constant de pensée, d’analyse du réel et de réflexion sur les moyens d’atteindre nos fins : sont-ils adéquats d’un point de vue pragmatique (sont-ils efficaces, propres à faire advenir le « bien » désiré ?) et d’un point de vue éthique (sont-ils légitimes, dénués d’effets pervers, c’est-à-dire d’effets collatéraux contraires à ce « bien » ?).

On peut comprendre aussi que « l’antiracisme politique » se soit souvent affirmé contre une vision trop étroitement « émotionnelle », « psychologisante » et « morale » du phénomène raciste : celle qui se contente de condamner verbalement et à titre individuel des actes eux-mêmes individuels, sans se donner la peine de comprendre, analyser et combattre les structures sociales qui sont à l’origine de ces actes : la production et la transmission des stéréotypes, leur légitimation, leur inscription « banalisée » dans le réel social le plus quotidien, sous une forme aussi massive et destructrice qu’invisible pour ceux qui ne la subissent pas, la forme de la discrimination. L’insistance sur la dimension rationnelle et politique plutôt qu’affective et morale est d’autant plus compréhensible, en l’occurrence, que la parole des groupes opprimés doit toujours se frayer un espace dans un dispositif de communication que Jacques Rancière a nommé « mésentente », où elle n’est appréhendée par les dominants que comme un phénomène purement émotionnel et passionnel, entendu comme irrationnel : une espèce de cri de douleur, souvent feinte, parfois réelle, mais dont le juste diagnostic, en toute hypothèse, ne saurait être apporté par d’autres que lesdits dominants.

Si l’on se contentait de ces distinctions entre morale, art et politique, sans les opposer radicalement, mais en considérant simplement que les intentions morales ne sont pas tout et ne font pas tout, si l’on se contentait par exemple de critiquer les indignations et pétitions de principes sans suites, n’articulant pas lesdits principes à une réflexion puis une action sur le réel social, la critique des « bons sentiments » ne poserait pas de problème – elle serait même salutaire. Le problème vient du fait que c’est rarement cette insuffisance de l’émotion et de la pétition de principe morale qui est énoncée, mais d’une manière bien plus générale et radicale sa non-pertinence, ce qui est très différent.

Thèse 2

En effet, d’une Thèse 1 difficilement contestable, selon laquelle les bons sentiments ne sont pas suffisants, on glisse souvent vers une Thèse 2 bien plus douteuse, qui stipule que lesdits bons sentiments ne sont pas nécessaires. Que l’on peut donc s’en passer. Que l’art et la politique sont des disciplines à ce point spécifiques que tout ce qui peut valoir en dehors – et notamment la morale, les principes et les sentiments moraux – n’y est d’aucune utilité.

Qu’on essaye pourtant d’y réfléchir, au lieu de penser par formules : comment une œuvre forte, émouvante, ou même simplement plaisante, pourrait-elle être réalisée par une personne qui serait dépourvue de tout beau sentiment (par exemple l’émerveillement devant la beauté du monde, ou la révolte face à son injustice) et de toute belle intention (le désir de partager son émerveillement, procurer du plaisir, ou s’opposer à une injustice) ? Comment un « cœur sec » pourrait-il être ému, et donc incité à créer pour faire partager son émotion ?

On objectera évidemment que de grands poèmes, de grands romans, de grands films, de grandes pièces de théâtre ont mis en scène le vice, la bassesse, la mesquinerie, bref : les « mauvais sentiments ». Mais si précisément ils les ont mis en scène, c’est qu’ils les ont travaillés, c’est-à-dire mis à distance, mis en question, mis en relation dialectique avec leur contraire, de manière à provoquer des émotions fortes comme la terreur (registre tragique) ou le rire (registre satirique). Les mauvais sentiments entrent en somme dans la composition de la grande œuvre d’art, mais à la condition expresse que d’une manière ou d’une autre ils s’y confrontent à leur autre.

Et il en va évidemment de même en politique : si une bonne politique doit sans doute « prendre en compte » aussi nos penchants les plus immoraux, ceux qu’on ressent en soi et qu’on présume chez les autres (disons, pour aller vite, la cruauté et la soif de domination qui poussent à écraser l’autre, ou le mépris qui pousse à le laisser crever), elle n’est une bonne politique que si cette « prise en compte » n’est pas son dernier mot, et si au contraire elle mobilise contre eux, pour les contenir, pour les neutraliser, nos qualités morales et intellectuelles les plus élevées. Bref, là encore, la grandeur n’advient que si « les bons sentiments » sont de la partie.

Thèse 3

Mais nos « immoralistes » n’en restent pas là. Un second glissement les mène de cette Thèse 2 déjà contestable (« Il n’est pas nécessaire d’avoir des bons sentiments ») à une Thèse 3 qui l’est plus encore : « Il est nécessaire de ne pas avoir de bons sentiments ». Les bons sentiments ne sont plus simplement superflus, ils sont contre-indiqués. L’antiracisme, par exemple, doit selon cette vision, pour gagner ses galons d’antiracisme « politique », se poser comme étant avant tout une autodéfense des racisé·e·s, et se garder d’exprimer trop ostensiblement un fondement moral (comme le principe d’égalité) ou une solidarité avec d’autres groupes racisés – ou d’autres groupes opprimés comme les femmes ou les « minorités sexuelles ».

La splendeur politique ne saurait être atteinte, selon cette conception, que par une paradoxale purification : le moindre reste, la moindre trace de sentiment moral (c’est-à-dire d’indignation, de refus, de révolte face à de l’intolérable), le moindre rappel en somme de la matrice subjective d’un engagement politique progressiste, de gauche, d’émancipation, la moindre évocation d’un principe, et même la moindre manifestation de bienveillance, ou la moindre concession à l’idée selon laquelle l’essence agonistique de la politique et la finalité sublime de « la révolution » ne justifient pas en tout temps et en tous lieux tous les moyens les plus sanglants, bref la moindre tonalité morale apparait dans cette axiologie comme l’infraction par excellence, la faute de goût, le faux pas qui vous précipite dans des abîmes infra-politiques méprisables, au royaume des « gentillets », « bisounours » et autres « inoffensifs pour le Système ».

Tout se passe comme si l’attachement subjectif à un principe éthique, et son rappel, s’opposait à l’élaboration d’une stratégie politique, comme si elle l’empêchait – alors qu’il n’est pas très difficile de comprendre qu’au contraire, cette matrice affective et éthique est la condition de possibilité d’une réflexion stratégique : pour quiconque n’éprouverait aucune indignation fondamentale face au monde tel qu’il est, et aucun scrupule sur les moyens d’arriver à ses fins, il n’y aurait nul besoin de se prendre la tête sur les bons et moins bons moyens de changer ce monde.

Tout se passe également comme si le « réalisme », vertu cardinale en politique, se cristallisait dans une représentation du réel singulièrement « allégée », expurgée de tout fait moral, déniant toute existence et toute force historique aux besoins humains autres que « bassement matériels », et aux pulsions ou aux dynamiques collectives autres qu’étroitement « égoïstes ». Une vision que dément, depuis des siècles, toute l’histoire des luttes sociales en général, et celle des soulèvements en particulier. Les « réalistes » auto-proclamés, disait malicieusement Jacques Rancière, sont toujours « en retard d’un réel ».

Il en va de même dans le domaine de l’esthétique : la moindre trace d’un sentiment de révolte, la moindre expression d’un parti-pris éthique dans l’œuvre d’art ou dans le jugement critique sur l’œuvre d’art – sans même parler d’une mise en cause des agissements de l’Auteur – apparaît comme une faute qui vous projette d’office dans le monde des « béotiens » et des « ligues de vertu » qui seraient – avec les « censeurs » – les ennemis héréditaires de l’Art et de l’Artiste, mais aussi du « Spectateur » et du « Critique » dignes de ce nom.

Thèse 4

Mais ce n’est pas tout : un troisième et dernier glissement fait passer de cette Thèse 3, selon laquelle l’absence de tout bon sentiment est nécessaire, à une Thèse 4 selon laquelle cette absence de bons sentiments est suffisante. Il suffirait en somme, pour faire du Grand Art, ou pour appartenir au club très sélect de ceux qui sont « dans le Politique », d’être immoral et de le signifier verbalement. C’est ce que l’on pourrait appeler la prime à la dégueulasserie, ou le double standard immoraliste :

-  dans le cinéma, par exemple, j’ai toujours été frappé par l’excès de zèle critique dont faisaient l’objet les films qui donnent à voir frontalement, dans toute sa violence, une oppression (par exemple raciste, sexiste ou homophobe), et par la propension, proche du réflexe conditionné, qu’avaient alors les critiques – spécialement en France, il faut bien l’avouer – à considérer ces films, quelle que soit la finesse de leur construction ou de leur mise en scène (parfois remarquable), comme des films « militants », donc trop « didactiques », donc trop « manichéens » – et donc, en dernière analyse, comme des œuvres ne relevant pas tout à fait du domaine de l’Art avec un grand A ;

-  réciproquement, je suis toujours surpris, tout autant, par la facilité avec laquelle le film le plus lourdaud, le plus conventionnel, le plus bâclé formellement, se retrouve crédité par ces mêmes critiques – pas par tous bien sûr, mais par beaucoup – de finesse, de subtilité, d’« absence de manichéisme », dès lors qu’il s’évertue à nous faire comprendre (par des moyens pas nécessairement subtils, et souvent fort didactiques) que le personnage subissant le racisme est tout de même, par ailleurs, un beau salaud, que le raciste est par ailleurs un brave type plein de qualités, ou encore que « le désir » de la femme cognée ou violée est en fait « ambivalent », et que la victime a donc pris, au fond, un certain plaisir dans son calvaire.