Le lycée coule

J’appelais l’autre jour quelques amis enseignants pour prendre de leurs nouvelles.

Leurs lycées coulent. Chez l’un, deux mortiers ont été tirés en deux jours et ont envoyé plusieurs élèves à l’infirmerie. Chez l’autre, d’une intrusion nocturne, etc.

J’appelais l’autre jour quelques amis enseignants pour prendre de leurs nouvelles. Leurs lycées coulent. Chez l’un, deux mortiers ont été tirés en deux jours et ont envoyé plusieurs élèves à l’infirmerie. Chez l’autre, d’une intrusion nocturne a résulté l’incendie de deux véhicules garés sur le parking. L’autre encore en est à sa troisième alerte à la bombe depuis septembre. Un autre ami, enfin, m’a dit avoir vu un cocktail Molotov lancé dans la cour, directement depuis la grille.


Mais tout va bien. Je ne parlerai pas de ce scandale qui consiste à délaisser l’éducation publique au profil du système privé parce qu’il coûte moins cher, sans avoir la décence de l’avouer clairement aux Français. Je ne demanderai pas non plus de fonds supplémentaires, parce que, quoi, voilà trente ans que les professeurs descendent dans les rues pour demander de l’argent ; cela devient commun, on se lasse, c’est vulgaire.


Parlons plutôt de ce qu’il se passe lorsqu’un lycée comme l’un de ceux-ci se dégrade de jour en jour et à vue d’œil. En quelques semaines, on détruit une réputation qui a mis des années à se construire, les parents aisés, les élites culturelles et économiques doutent, s’interrogent ; ils sont interloqués, puis ils craignent pour leurs enfants, finissent par dire, j’ai envoyé le premier là, grosse erreur, je n’y enverrai pas le deuxième. Ils déménagent. Qui reste-t-il? Ceux qui restent, justement, ceux dont on n’a pas voulu ailleurs. Ceux qui sont plus fragiles, ceux à qui il est plus facile d’imposer la loi du plus fort.


Que se passe-t-il ensuite ? Ensuite, c’est justement la loi du plus fort qui s’impose. Les élites ayant déserté, le quartier s’appauvrit, il devient plus difficile de redresser une situation qui se dégrade toujours plus ; ils partent, et ne reviennent pas. Les services publics, qui ont plus à faire, disposent de moins de fonds pour le faire ; le quartier se perd, et c’est un territoire de moins pour la République.


Il est bien facile de les perdre : il suffit de laisser faire. Cela coûte moins, il suffit de ne pas agir. Vous les reprendrez, dites-vous. A quel prix ? Qui voudra investir dans un territoire dont plus personne ne veut, où un euro dépensé revient à beaucoup plus cher que dans un territoire bourgeois ? Et combien cela aurait-il coûté en moins de les garder, plutôt que de les reprendre à coup d’un argent dont l’absence de services publics ne peut plus assurer qu’il est dépensé efficacement ? La cohésion nationale, mission d’État, n’est plus assurée.


Aussi, je porte plainte. Je porte plainte contre l’État pour le désinvestissement chronique dont il fait preuve depuis trente ans dans l’éducation nationale. Je porte plainte contre la région et le rectorat qui restent insensibles aux appels multipliés des professionnels de l’éducation et ne les gratifient d’aucun moyen supplémentaire pour qu’ils puissent assurer leur mission en toute sécurité. Je porte plainte contre les diverses réformes ministérielles, au moins une par mandat, qui s’enchaînent en vain et ne servent qu’à dissimuler la baisse de moyens alloués par des effets de communication. Enfin, je porte plainte contre ces divers gouvernements pour le plus grand mensonge, le plus éhonté, le plus scandaleux, qui consiste à laisser périr l’éducation publique pour encourager les parents à mettre progressivement leurs enfants dans le privé, par économie, tout en continuant à faire croire aux Français que l’éducation publique reste leur priorité. L’honnêteté voudrait au moins que cela soit dit et proposé aux Français lors d’un débat, un vote, un référendum, par lequel on choisirait clairement la construction de l’éducation publique que l’on veut. Mais cela n’est ni populaire, ni trendy ; aussi, par dissimulation progressive et accumulée, on manque de clarté, on ne sait plus exactement où sont les enjeux, on ne peut plus y voir net. Laissez l’obscurité s’installer dans le débat trente ans de suite : voilà la situation que vous obtiendrez.

W. Vautier, abonné de mediapart