Sans haine et sans crainte

Lundi, j’irai en classe, le cœur gris, endeuillé, mais sans haine et sans crainte.

Samuel, Dominique, comme vous nous manquez, comme vous nous manquerez. Mais je suis habituée désormais. Nous suivons l’enterrement de l’éducation nationale et de nos collègues, lentement, sûrement, les un·es après les autres…

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Je ne sais plus vraiment quand tout a basculé. Quand je n’ai plus envisagé sereinement une rentrée, sans appréhender une nouvelle lubie ministérielle, sans me souvenir d’un·e. mort·e parmi nous.


Le premier mort officiel du covid en France était un professeur. C’est étrange de se dire qu’une profession, aussi souvent imaginée poussiéreuse et immobile, confite dans ses savoirs tout aussi poussiéreux et immobiles, soit devenu le front  où s’écrase l’écume des jours, les balles perdues, les coups de couteaux.


En fait, non. 

C’est bien loin d’être étrange, et combien hypocrites sont ceux qui font mine de s’en étonner. Ce n’est pas un hasard non plus si ce sont les plus aimé·es, les plus brillant·es d’entre nous qui sont tué·es.

L’école, le meurtre de ses enseignant·es n’est que le symptôme d’une rupture voulue, orchestrée, entre une partie de nos concitoyens et les autres.  Et lorsque ces concitoyen·nes, oublié·es, méprisé·es, écrasé·es se retournent pour mordre à la gorge, de désespoir, de colère vengeresse et assassine, celleux-là mêmes qui tentaient encore de leur tendre la main, iels ne font que mordre celleux qui sont encore accessibles à leur colère, celleux qui sont les plus proches, celleux qui sont resté·es.


Oui j’accuse ce gouvernement et les précédents d’être responsables au moins en partie de la mort de nos collègues.
Ces mêmes gouvernements qui nous ont laissé·es sciemment crever du covid des mois avant de confiner, et qui nous ont renvoyé·es en crever dès qu’iels ont pu, je les accuse. 


Quand iels ont abandonné toute idée de politique sociale, de politique citoyenne, inclusive, quand iels ont déshabillés les services publics, quand iels ont préféré la répression à la prévention, quand iels ont rendu impossible les actions des travailleur·euses sociaux les transformant insidieusement à coup de coupes budgétaires et de suppressions de postes en des métiers de dénuement et d’expédients, si bien que les services à l’enfance ne parviennent que rarement à faire quoi que ce soit pour quelque enfant que ce soit.


Je rends comptable les gouvernements de La France de la violence de la misère abandonnée, de la misère concertée, de la misère discriminée permanente et cruellement écrasée dans ses droits. 

Je les rends comptables indirectement de la mort de Samuel et de Dominique. Comme ils l’ont été directement de celle de Christine, et de tant d’autres dont j’ignore ou ai oublié le nom.


C’est pourquoi je n’ai jamais eu peur de mes élèves et je n’en aurai jamais peur, bien que j’ai enseigné la majeure partie de ma carrière dans des endroits oubliés des dieux et des hommes, où les gens se tournent vers d’autres dieux, de colère, de courroux et de haine, pour survivre à leur anéantissement concerté en haut lieu.


Parce que les véritables responsables, ce ne sont pas elleux. Et si l’assassin vient un jour, ainsi soit-il, je sais bien qui aura armé son bras et obscurci son âme enragée.

J’irai sans haine et sans crainte.

Sans haine et sans crainte.

Jeanne-A Debats ; Autrice : Professeure

https://blogs.mediapart.fr/ul/blog/141023/sans-haine-et-sans-crainte