L’impasse

Les risques civilisationnels du totalitarisme électronumérique

Extraits d’un document écrit par Bernard Neau ; paru dans la revue Illusio, n° 20

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La 5G est un marqueur et accélérateur d’un monde du tout-numérique et tout-connecté qui est un « fait social total » comme l’énoncent les sociologues. Au-delà d’une technologie imposée et très discutable, il s’agit d’un vrai choix de civilisation.

Bien plus que prendre parti « pour » ou « contre », il s’agit de TOUT mettre sur la table de la discussion quant aux réels enjeux, avantages et risques potentiels qu’une « innovation technologique » peut socialement, écologiquement et mondialement susciter. Il serait très difficile, si dégâts il y avait, de revenir en arrière – nous en avons l’expérience du passé – dans des sociétés et une civilisation mondiale déjà bien malades et dangereusement conflictuelles, sur une planète tout aussi malade de nos excès, notoirement dus à notre civilisation industrielle. C’est donc, plus que jamais, le moment de faire le point en toute conscience sur les enjeux soulevés à un moment-clé où le technoscientisme positiviste s’écarte de plus en plus de la science du vivant et de l’espace dans une démocratie représentative qui a perdu la confiance citoyenne car gangrenée par le poids accru des lobbies industriels sur le politique.

Ajoutons les bruits de bottes à nos frontières, notamment en Ukraine, préparant des guerres qui sont les bancs d’essais d’armes numériques les plus perfectionnées, comme la guerre d’Espagne le fut en son temps avec les armes de l’époque pour les puissances belligérantes.

La 5G, avec son monde de milliers d’objets connectés, de Big Data glouton, de voitures autonomes, d’appareillages numériques multipliés, ne va pas dans le sens de l’exigence de sobriété énergétique et du tri sélectif électronumérique, voire de dénumérisation sectorielle à envisager très sérieusement (tout n’étant pas automatiquement numérisable), auxquelles nous sommes désormais obligés avec l’urgence climatique et l’extractivisme minier insoutenable : « le déploiement de la 5G est à remettre dans le contexte d’une croissance exponentielle des usages numériques dont les effets sur le climat sont maintenant notoires. Alors que l’urgence commande de limiter drastiquement nos usages numériques, la 5G nous éloigne à toute vitesse de cet objectif ».

Comment ne pas voir que l’intensification des systèmes invasifs, « pervasifs », électronumériques, fortement encouragés comme une solution magique au nom d’un sacro-saint « Progrès » en perte de sens civilisationnel complet – devenu technique ou technoscientiste – ne va pas aujourd’hui dans le sens de nos libertés fondamentales, du bien-être et de la justice sociale comme de notre santé, loin de là, et va à contre-sens d’une impérative « transition » écologique et énergétique raisonnée. Quand finira-t-on par dresser un bilan lucide des vingt à trente dernières années de notre fameuse « révolution numérique » avec ses réelles avancées sociétales, mais aussi sa part d’ombre ouvrant un spectre de plus en plus large, du liberticide à l’écocide ?

Nous sommes à un moment-charnière de notre civilisation occidentale mondialisée. La révolution numérique a, dans un premier temps, ouvert « l’accès » pour un grand nombre à l’échange communicationnel et la richesse d’information.

Mais comme l’analyse Éric Sadin, nous sommes parvenus à un moment inquiétant de bascule, en train d’atteindre le stade de la Vérité prédictive instantanée par l’intelligence artificielle (la fameuse IA). Son efficacité accélérée suscite la fascination « faustienne » d’un trop grand nombre d’intellectuels et de quasiment tous les médias pour l’hyper-rationalisation technique de nos sociétés de plus en plus sophistiquées et par là fragilisées, sans parler du transhumanisme qui en est l’horizon inévitable (Elon Musk en étant le parangon) : « contrairement à la 4G, la 5G va changer notre nature. Ce n’est rien de moins que la colonisation de l’homme par la machine ». Les possibilités d’un contrôle total des populations par l’imposition du tout-connecté et le traçage de tout et de tous par les appareils électronumériques se profilent dangereusement, que ce soit déjà réalisé en Chine comme en cours dans ce qu’il reste de l’État de droit dans nos démocraties occidentales. La 5G (mais est annoncée déjà la 6G plus de 100 fois plus efficace…) va accélérer le traçage humain déjà bien amorcé, comme on l’a déjà fait pour les marchandises et les animaux, et la généralisation du QR Code va l’amplifier. Comment ne pas voir que les mondes d’Huxley et d’Orwell sont déjà là et que nous contribuons tous, peu ou prou, individuellement et collectivement, à notre « servitude volontaire ».

Voyons-nous les coulisses réelles derrière l’infrastructure de ces réseaux réticulaires, tentaculaires, énergivores ? Mesurons-nous toute l’étendue de ses conséquences dévastatrices et l’extrême fragilité à laquelle tous ces systèmes techniques nous exposent ?

Nous n’avons jamais autant retiré de ressources et minerais de la terre qu’en 2022 jusque vers l’épuisement et nous allons accroître l’extractivisme fossile en raison de la prolifération des appareillages et systèmes numériques. Est-ce raisonnable ? Bien sûr que non.

Il ne peut exister de « mines propres » malgré les miracles toujours annoncés du « solutionnisme technologique », ce que démontrent de façon irréfutable Guillaume Pitron, Gauthier Roussilhe, Philippe Bihouix, Aurore Stephant, entre autres. Cette dernière, ingénieure géologue minier, nous en fait une limpide démonstration et résume : « on ment aux jeunes générations. On leur fait croire qu’ils peuvent vivre dans un monde virtuel, hyper-numérisé avec beaucoup d’écrans. C’est complètement faux. À cause des externalités, c’est un drame humain et environnemental. Il faut arrêter de leur faire croire que c’est l’avenir. C’est tout sauf l’avenir, c’est la destruction assurée. Plus vous verrez d’écrans, d’appareils numériques, de choses automatisées, de data centers, plus vous verrez derrière tout ça des amoncellements de déchets miniers, d’eau contaminée. C’est inévitable ». Et de lancer un appel hérétique et de lèse-majesté : « il faut dénumériser la société ».

Tout en continuant à massacrer nos forêts, polluer nos océans avec les dérivés du pétrole et autres substances toxiques, allons-nous en plus saccager les océans pour y chercher les métaux de nos outils numériques, abîmer l’espace pour aller y faire de l’exploration minière ? Nous aurons ainsi tout détruit par notre prédation, notre hubris démesurée en creusant partout où il se peut, et laisserons à nos enfants une planète dévastée, de la terre jusqu’au ciel en passant par nos océans.

Au lieu de foncer davantage dans l’impasse, le mieux ne serait-il pas alors de réduire drastiquement nos usages électronumériques au lieu d’ouvrir des mines chez nous pour encourager la gabegie métallique et l’ébriété énergétique ? Car les mines ne seront pas acceptées par les populations qui ont été débarrassées de celles de l’ancien monde. Le retour des mines chez nous ou comment surajouter une pollution à une autre, une aliénation à une autre, nous enfermer dans l’économie d’un cercle vicieux sociétalement et écologiquement irresponsable et insoutenable – ladite « économie circulaire » tant vantée n’étant le plus souvent qu’un serpent pollueur à anneaux multiples imbriqués qui se mord une queue déjà bien polluée.

On nous parle d’une dette énorme que nous léguerions à nos enfants. Mais une dette, cela s’efface. Pas des montagnes de déchets miniers et de toutes sortes qui deviendront vite himalayennes avec nos usages électronumériques accrus. De ça, ils ne nous remercieront pas.

Si le monde du numérique est un monde de pollution et de saccage insensés, d’extraction fossile énergivore accablante, que dire de son recyclage ? Les experts lucides nous préviennent que très peu est recyclable et quand c’est possible, ce n’est qu’en faible quantité, exigeant beaucoup d’eau, d’énergie et de substances chimiques. Tout le reste part à la décharge, à Accra ou ailleurs, toujours loin de nos yeux et de notre bonne conscience.

Nos jocrisses et chantres de la Cause numérique osent faire la chasse au papier au nom de la sobriété écologique et pour le bien de notre planète. Leurs intérêts ne vont pas dans le sens de notre intérêt écologique et citoyen, de sobriété durable et responsable – au contraire.

Pourtant, les mêmes nous disent qu’il faut arrêter la bétonisation des sols ; ils se risquent même à prévoir la création de forêts primaires et secondaires en tenant compte des erreurs du passé ; on entend qu’il faut préserver ce qu’il reste des agents de l’Office national des forêts que les gouvernements successifs ont décimés autant que les arbres qu’ils sont chargés de surveiller et soigner. À la différence du numérique, le papier est une ressource renouvelable et aisément recyclable. Donc potentiellement durable et d’un avenir respectueux de notre environnement si cela est bien géré. Le diktat du numérique fourmi versus le papier cigale est une intox ou infox propagée un peu partout de façon intellectuellement et moralement malhonnête.

Éduquer nos enfants à la citoyenneté environnementale mondiale, à la citoyenneté tout court, consiste à dénumériser en urgence l’éducation dès le plus jeune âge, mettre en garde notre jeunesse et ses parents contre les prothèses numériques addictives que sont les smartphones et tablettes. Ce sont les vecteurs centraux vers lesquels convergent tous les dommages sociétaux, liberticides, psychologiques et sanitaires du numérique. Il faut au plus vite faire retour au livre ou au manuel scolaire papier (pas besoin de batterie). Car ils se recyclent physiquement et, sur le plan éducatif, peuvent avoir une deuxième vie auprès d’associations ou de pays plus pauvres, par exemple à Accra ou dans les territoires des Indiens autochtones ravagés par les profits miniers colossaux pour notre confort numérique.

Voici ce qu’il faut enseigner dans les écoles : 

– Fabriquer du papier détruit-il les forêts ? C’est probablement la théorie erronée la plus répandue. Oui, il est vrai que la pulpe et les fibres nécessaires à la fabrication du papier viennent des arbres, mais les fabricants de papier modernes sont bien loin des abatteurs d’arbres sauvages du passé ! Ils ont besoin d’un renouvellement continuel des forêts pour la réussite à long terme de leur business. Entretenir la durabilité des forêts est donc un élément clé de la survie de leur activité devenue plus responsable.

– La fabrication du papier détruit-elle la forêt tropicale ? Non, les papetiers utilisent moins de 1 % de la forêt tropicale pour faire la pâte à papier au niveau mondial.

– L’abattage des arbres et l’éclaircissement des forêts n’accentuent-ils pas l’effet de serre ? Non, les arbres d’un certain âge absorbent moins de gaz carbonique que les jeunes arbres qui rejettent beaucoup plus d’oxygène. Grâce à la sylviculture et l’entretien des nouvelles forêts, les arbres absorbent 40 millions de tonnes de dioxyde de carbone pour le rejeter en oxygène.

– Replante-t-on des arbres une fois qu’on les a abattus ? Oui, on replante même plus d’arbres en France et en Europe qu’on n’en abat pour entretenir la production de la matière première des papetiers. On plante différentes essences d’arbres grâce à la sylviculture. Cela est chez nous autrement mieux suivi et surveillé comme traçage que le numérique qui multiplie les abus du traçage au détriment de notre volonté, de notre libre arbitre et de nos libertés.

– Les papeteries sont-elles polluantes durant la fabrication du papier ? Il fut un temps où le blanchiment de la pâte à papier utilisait des éléments chimiques pour enlever la lignine (élément jaunissant du papier), par exemple, le bisulfite, les sulfates, le bioxyde de chlore, etc. Au début, ils étaient rejetés à l’extérieur mais les papetiers chez nous ont arrêté de le faire. À présent, les rejets de la fabrication de la pâte à papier servent à différentes filières de production. Par exemple, le revêtement des routes.

– Gaspille-t-on plus de papier qu’on n’en économise avec le numérique et est-il moins écologique que lui ? Rien de plus faux, c’est tout le contraire. Le papier a pour principal avantage d’être largement recyclé, faisant de son marché l’un des plus faibles émetteurs de gaz à effet de serre. L’industrie papetière française utilise comme matière première des papiers et cartons récupérés qui sont recyclés à 64 % ; la fibre de papier peut être recyclée jusqu’à six fois. Pour produire 200 kg de papier, l’industrie papetière n’a besoin que de 500 kWh, ce qui revient à allumer un ordinateur pendant un mois.

Et il n’y a pas que le bois pour fabriquer du papier. Des végétaux, le réemploi de chiffons etc. doivent être réhabilités afin que soit réinventé ce support d’un savoir ancestral civilisateur qu’est le papier. Face à l’usage déraisonnable et exponentiel des appareillages électronumériques, développons les usages low tech de réhumanisation de nos sociétés que sont celui du livre et celui raisonné du papier.

Exercice pour tous et pas que pour les enfants et ados : replante-t-on des data centers, une antenne-relais, un ordi, un smartphone, une tablette, un écran tactile pour qu’ils fassent des petits sans détruire notre planète ? (on ramassera la copie de nos décideurs, de nos « écolos » officiels, de nos politiques, banquiers, administrations, de nos geeks et de nos médias).

La 5G nous est vantée comme facilitant l’internet des objets. Mais avons-nous besoin d’une pléthore d’objets connectés ? Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité nos objets, devenus au fil du temps manufacturés, jetables, non réparables, obsolescents, sans plus de valeur autre que consommables, devraient nous dorloter, nous parler, veiller sur notre petit confort individuel. Et nous contrôler, nous surveiller par des injonctions et prédictions machiniques numérisées externes – évidemment autoproclamées infaillibles. Désormais, notre relation personnelle à l’objet sera intermédiée par un maître-robot – comme si derrière l’assistanat du robot, il n’y avait pas l’action d’humanoïdes anonymes qui programment la machine et des milliers de petites mains exploitées (dans l’ombre, les travailleurs du clic) ; et comme s’il ne pouvait jamais y avoir à la base de ces machines de biais idéologique ou cognitif, et donc manipulé/manipulable.

Nous avons du « retard », nous sommes sempiternellement « en retard » sur les autres puissances, nous Européens, dit Thierry Breton, Commissaire au numérique et au marché intérieur de la Communauté européenne, du haut de son Directoire. C’est une antienne que l’on entend depuis des années, mais qui s’accentue. Aujourd’hui, le Roi européen est plus nu que jamais. Face aux impérialismes auxquels il se soumet ou qui l’agressent, il lui faudrait pourtant faire un pas de côté, bifurquer – et de façon démocratique avec débat public ouvert et citoyen sur ces questions fondamentales puisque nos décideurs et politiques sont désormais « hors sol », irresponsables, pratiquant une fuite en avant autoritaire, sans conscience réelle de l’extrême gravité des enjeux. Leur discrédit est grandissant auprès de l’ensemble des citoyens devenus insidieusement des sujets soumis à la machine, qui ne croient plus en rien et se sentent floués. La liberté ne guide plus le peuple, ni la fraternité des gens « d’en haut », et encore moins l’égalité vu que tous ces processus techniques accroissent les inégalités à tous les niveaux. Quant à leur lucidité, nous n’en parlerons même pas – ces gens, interchangeables, n’ont plus de vision.

Faillite morale, intellectuelle, spirituelle, par esprit de suivisme et de déconnexion du réel de gouvernants, décideurs, managers, intellectuels médiatiques, dont le néo-libéralisme est devenu de type « lippmannien » : nous, savants et experts issus des meilleures écoles, nous savons et comprenons tout, et le peuple est l’abruti que nous devons guider du haut de nos lumières. Lumières qui vacillent pourtant, le Roi a été bien nu quand le Covid est arrivé : pas de masques, de médicaments, de gel, de blouses pour les infirmières, comme à Haïti ou en Afrique, mais profitons-en vite pour fermer davantage de lits d’hôpitaux, pour enfermer nos sujets numérisés devant leurs écrans et développons la 5G, c’est une opportunité. Le Roi est bien nu quand des générations de politiques de tous bords ont laissé les biens communs que sont le gaz et l’électricité dans les mains du marché. D’où l’impasse actuelle de la flambée des prix avec pour résultat des milliers de gens qui ne peuvent plus se chauffer en Europe. Mais ces malheureux ont quand même de la chance : ils peuvent surveiller, grâce au Linky et d’autres appareils électriques de surveillance, leurs consommations sur un ordinateur ou un smartphone, gaspillant donc un peu plus d’électricité qu’ils paieront cher, alors qu’on leur dit qu’il y a des risques de pénurie électrique et qu’il faut faire un effort de sobriété énergétique.

C’est dans ce contexte de déliquescence sociale et politique, de contradictions et incohérences lourdes et aiguës, que l’on nous propose comme porte de sortie de ce marasme, pour nous sauver, les « nouvelles technologies électronumériques » d’autant que, pour une fois, le peuple est autant fasciné par elles que les « élites » et les « sachants », sans parler des médias. Nous portons presque tous, les gouvernants, les gouvernés, les riches, les pauvres, les jeunes, les moins jeunes, le même amour envers nos chers smartphones, nous partageons tous les enchantements du « Progrès » numérique en belle harmonie.

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Pour en savoir plus

L’impasse les risques civilisdationnels B Neau