M. Seguin

Ou comment de toutes jeunes filles sont punies de vouloir vivre…

La morale est très claire : il faut savoir rester à sa place, et quand on est une mignonne petite chèvre innocente et naïve, on ne peut impunément avoir le désir de gambader découvrir la montagne si belle. On est alors châtiée par « la nature », car il n’est pas dans l’ordre des choses que les mignonnes petites chèvres aient un désir de liberté.

« La Chèvre de M. Seguin », ou comment les toutes jeunes filles sont punies de vouloir vivre par de « vieux messieurs ».

« Ah qu’elle était jolie, la petite chèvre de M. Seguin… »

Nous connaissons toutes et tous cette histoire d’Alphonse Daudet qui nous raconte comment une mignonne petite chèvre blanche finit, emportée par sa curiosité et son désir de découvrir le monde, dévorée par un loup. La morale est très claire : il faut savoir rester à sa place, et quand on est une mignonne petite chèvre innocente et naïve, on ne peut impunément avoir le désir de gambader découvrir la montagne si belle. On est alors châtiée par « la nature », car il n’est pas dans l’ordre des choses que les mignonnes petites chèvres aient un désir de liberté.

Il a toujours été évident pour moi que Daudet envoyait ici un avertissement (certes pas par bienveillance) aux jeunes filles, ces petites chèvres blanches si mignonnes, qui voulaient découvrir le monde.

En 1989, J.- Cl. Brisseau réalise Noces Blanches. Une très jeune, très gracile, très frêle et très solaire Vanessa Paradis y incarne remarquablement la jeune Mathilde (dont la caractéristique la plus forte passe totalement inaperçue vu le film mais est pourtant centrale dans l’histoire : Mathilde est une jeune surdouée de la philosophie). Vanessa Paradis, pas encore dévorée par le loup du monde malgré son énorme succès dans la chanson, crève littéralement l’écran, face à Bruno Cremer, un vieux monsieur de 60 ans en prof de philo très distingué qui « vit une histoire » (sic) avec elle. Histoire dont on comprend bien que c’est la jeune Mathilde, cette Messaline, qui la pousse, la force, finalement, c’est elle qui le dévoie.

Elle sera punie Mathilde. Un peu comme Lolita de Nabokov d’ailleurs (même si les histoires sont différentes). Enfin, c’est ce qu’on nous laisse entendre. Elle finira suicidée, donc, socialement, « punie ». Et non « victime ». Alors que c’en est bien une, de victime, « Mathilde ». Ce message là aussi il est reçu : les jeunes filles trop brillantes et trop curieuses, trop avides de vouloir « vivre leur vie », comme la chèvre de Monsieur Seguin, seront « punies ».

Qui les punit ? Les vieux messieurs bien-sûr. La société également.

Difficile de ne pas refaire ce lien en entendant Judith Godrèche, en lisant Isild Le Besco ou Vahina Giocante. Difficile aussi de ne pas repenser à Adèle Haenel et à son quasi-slam/manifeste chez Mediapart…

Ces histoires, nous sommes des milliers je pense à les avoir vécues, avec des inconnus, en étant inconnues, dans ma génération. Celle des femmes qui ont aujourd’hui cinquante ans.

A quelques exceptions, elles se ressemblent toutes, ces histoires, elles ressemblent au désastre, elles ressemblent à une mort, elles laissent le goût du sang.

On met longtemps à s’en relever (s’en relève-t-on d’ailleurs vraiment tout à fait ?).

Comment une mignonne petite chèvre se fait piéger par un vieux loup dégueulasse qui se sert de son talent, de son expérience, de sa maturité, de sa position… mais qui se sert surtout de son iridescence à elle, de son désir de vivre, de son envie de liberté, de sa curiosité pour la vie, bref, des désirs romantiques de son âge (on n’est évidemment pas sérieuse quand on a entre 14 et 17 ans), qui se sert aussi souvent, de ce décalage fréquent entre des appétits intellectuels et une maturité affective, pour s’immiscer, séduire, détourner.

On ne disait pas « détournement de mineure » pour rien, c’est parce-que précisément, pendant cette minorité-là, ces trois ans d’immense vulnérabilité, il y a, dans notre société, un piège quotidien, où il suffit à un malin d’un peu d’expérience et d’une bonne dose de saloperie pour juste, tranquillement, te détourner, comme on détourne un cours d’eau avec quelques cailloux posés au bon endroit.

Ce serait presque une métaphore que tant de détournements aient eu lieu à la faveur de tournages. On tourne, on détourne, « ça tourne » et à la fin la tête vous tourne, vous êtes perdue, vous ne savez plus où vous habitez, qui vous êtes, ni dans quelle vie vous évoluez mais en tout cas, ce n’est plus « votre vie ». Avec ces réalisateurs qui sont d’abord là, on l’a bien compris ça y est, pour réaliser, rendre réels, leurs fantasmes dégoûtants, finalement. Le cinéma ne mérite pas cela, mais le cinéma est aussi un moment de duplicité, un monde de vérité renversée, inversée.

Si nombreuses à avoir commis cette erreur fatale de vouloir découvrir la belle montagne, avec nos petits sabots, nos petites cornes luisantes ! Ah comme c’est agréable de ne plus avoir cette corde autour du cou, de pouvoir folâtrer dans le thym et le serpolet, au milieu des trèfles mauves…

C’est très facile de jeter la pierre aux parents. Bien-sûr, parfois, on se dit, « ouhla, ils sont fous eux ». Mais pour les parents qui ont essayé, à l’époque, de protéger leurs enfants, comme Monsieur Seguin avec sa chèvre ? Que pouvaient-ils faire ? Leur passer une chaîne au pied ? Retour au couvent ? Vous croyez que les prédateurs ne savent pas à qui ils s’attaquent ? Ne voient pas très vite, d’abord, la situation de vulnérabilité ? Tiens, ses parents ne sont pas sur le tournage. Tiens, personne ne me demande de comptes. Tiens, la mère est seule à devoir trimer pour élever ses enfants avec un père aux abonnés absents. Tiens la mère est déjà elle-même massacrée par le patriarcat et fait trois tentatives de suicide par an (la mère de la Mathilde de Noces Blanches…) …

Quelle aide leur apportait-on à ces parents à l’époque ? Si la mère était « célibataire », elle risquait d’abord surtout de sérieux ennuis car voyons, tout le monde le sait, « chez les gens bien » ce « genre de choses » ça n’arrive pas, clamait « la bonne société ».

C’est un gros mensonge bien-sûr. C’est juste que les idées dominantes sont les idées de la classe dominante et que « les vieux messieurs » qui raptent les jeunes filles, qui les « séduisent » comme on disait parfois pudiquement, c’est très chic à Saint-Germain-des-Près (ça fait des livres) et dégueulasse chez les ouvriers de Tourcoing. Mais je vous garantis que depuis toujours il y en a partout, dans toutes les couches de la société.

A elles, si elles avaient plus de quinze ans, on venait leur expliquer qu’elles étaient « consentantes » (c’est, je pense, le sens profond du titre du livre de Vanessa Springora. C’est cela, que l’on nous disait : tu étais consentante). Mais consentante pourquoi ? Pour « tomber amoureuse » ? Peut-être. Mais qu’est-ce-que cela signifie à cet âge ? On a brodé sur le « désir » de la Messaline, de la très jeune fille « déjà très ‘en demande’ pour son âge ». Mais en demande de quoi ? Certainement pas de pratiques sexuelles, encore moins de pratiques sexuelles violentes, bestiales, dégradantes. Certainement pas d’humiliation, de « correction », de « punition », d’« exhibition »… avec ces « vieux messieurs ».

Ce dont on rêvait à seize ans, c’était de grands espaces, de rencontres, de découvertes, bref, du monde. Alors c’est vrai, cela aussi, cela arrivait. Évidemment, il y a des « portes qui s’ouvrent » et elles ne sont pas tous les jours, toutes, celles de l’armoire de Barbe Bleue. C’est aussi comme cela que l’on se fait piéger et que rapidement, on ne trouve plus « la clef »…

Évidemment on n’est pas « la maîtresse » (sic) la proie d’un homme de vingt-cinq ou trente ans votre aîné à cet âge sans en retirer un « supplément » de « connaissances ». Cela fait « partie du jeu » : on se retrouve remplie à son corps défendant, d’une vie qui n’est pas la nôtre mais la sienne et on « apprend ». Mais Pygmalion, et on le comprend trop tard, c’est d’abord et surtout un « pig* ».

Cela vous laisse d’ailleurs particulièrement abattue, amoindrie, honteuse, vous vous sentez particulièrement bête et stupide quand rétrospectivement vous comprenez, vous « ouvrez les yeux » (comme la Belle au bois dormant). Mais comment, comment a-t-on pu ne pas voir, ne pas comprendre ? On se sent encore plus comme « une chèvre », voire, comme « une dinde ». On se sent punie et donc, on se sent en faute. Car rien de tel qu’une bonne punition pour vous faire sentir coupable.

Au mieux, on parlait de « malentendu » : « Ah c’est un malentendu, elle voulait de l’amour, il voulait du sexe » ! Pardon, je n’appelle pas cela un « malentendu ». La vérité c’est « il voulait du sexe, il voulait de la domination et elle ne le savait pas ».

Il n’y a aucun consentement possible dans une telle situation. Ce n’est pas un malentendu : c’est une arnaque, c’est un piège, c’est un rapt, c’est un détournement, c’est un enlèvement. Ce qu’elle comprend, ce qu’elle peut comprendre, ce qu’elle croit, on s’en fout ou plutôt, fort bien, qu’elle continue à le croire, « le vieux monsieur » a un tout autre objectif.

La vie que vous auriez du avoir si vous n’aviez pas croisé le chemin de ce « vieux monsieur », vous ne la connaîtrez jamais. Vous ne saurez jamais, quelle aurait du être votre vie « sans cela » si au lieu d’une vieille langue avinée et déjà tannée par le vice, c’est celle d’un jeune garçon (n’idéalisons pas, pas forcément plus gentil, mais certainement moins pervers et moins vicieux en tout cas, nécessairement moins expérimenté) que vous aviez connue. Quelle aurait été votre vie sans cette collision frontale qui en une fraction de seconde a fait durablement dévier votre existence de son axe, de sa course, souvent pour un long moment ?

Votre existence est un puzzle à trous, il manque des pièces que vous ne retrouverez jamais.

Ce type d’histoire n’est pour moi qu’une énième façon de punir les femmes, à tous les âges de notre vie, de vouloir devenir des êtres, des êtres libres, des égales. Un épisode de l’éternelle guerre contre les femmes. Rencontrer un Jacquot ou un Monsieur X comparable, c’est la plupart du temps d’abord te faire casser en mille morceaux, à tous points de vue, physiquement, mentalement, sexuellement, psychologiquement… C’est d’abord une punition.

* un cochon, in english.

Elodie Tuaillon-Hibon, Avocate au Barreau de Paris
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/02/13/m-seguin-ou-comment-de-toutes