Sortir du capitalisme ?

Des exemples pour rompre avec le consumérisme

Dans un recoin de France, des paysans-boulangers trentenaires vivant dans une yourte ont bâti un quotidien qui a voulu rompre avec les flux de consommation mondialisés. Une enquête sociologique de six ans dans ce bocage où l’on veut vivre « les pieds sur terre ». (Gilles Fumey)

Dans de nombreux pays du monde où les subsistances ne sont pas assurées, la vie de tous les jours est un combat pour la survie. Mais dans les pays du Nord global, certains refusent ce qu’on appelle le confort pour mener un combat qui s’impose à eux devant la catastrophe annoncée: construire une autonomie écologique. Ils revoient le flux des matières, l’entraide, les circuits courts. Ils décident de tout larguer, de vivre au milieu d’un champ dans une yourte, sans eau courante, ni connexion au réseau électrique (mais avec un panneau solaire pour trois prises dont une pour l’informatique), du chauffage au bois, de l’eau de pluie filtrée. Ils revendiquent de dépendre, pour se nourrir, d’un potager, de deux vaches, six moutons, deux chèvres, quelques dizaines de poules et quelques ruches. Ils se satisfont de quelques trois cents euros nécessaires à des achats techniques venant de la vente de pain au levain sur les marchés deux fois par semaine.

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L’expérience de Myriam et Florian perdure depuis plus d’une décennie et intéresse la sociologue ethnocomptable Geneviève Pruvost qui passe au peigne fin cette aventure radicale d’une maisonnée qui n’a besoin de rien d’autre, qui ne veut rien de l’État, y compris pour la petite Lola (qui n’a que trois ans). Tel est cet acte fort de militantisme pour contester nos dépendances aux objets, à l’énergie mondialisée et pour dire que des alternatives – dans les pays du Nord global, répétons-le – sont possibles. La sociologue raconte cette histoire qui n’est pas si singulière pour elle, tant elle a connu du Larzac à Notre-Dame-des-Landes, des vies en marge du monde. Le livre La subsistance au quotidien détaille ce qui fait les journées de Myriam et Florian qui partagent avec d’autres familles, soit une quarantaine de personnes, cette vie dans un village non nommé dans le livre pour ne pas être dérangé. Une vie marquée par des bifurcations de citadins rejoignant la galaxie des villages en transition, des hameaux perdus, des tiers-lieux, des fermes pratiquant souvent la permaculture.

Baba speed

Paresseux, planqués, grincheux, râleurs: cette vie-là n’est pas faite pour vous! Tout ce que vous ferez avec les néoruraux est politique. Ne parlez pas d’horaires, de vacances, de droits: chacun prend sa part, comme les deux paysans boulangers qui alignent quatre-vingt-dix heures par semaine (un chiffre qui n’a pas de sens pour eux) et sept jours sur sept. Geneviève Pruvost prévient qu’on est loin des baba cool des années 1970, c’est même tout l’inverse. Puisqu’ils ne comptent pas leur temps, ces baba speed revendiquent leur bonheur d’être en phase avec la nature, pour leur énergie domestique, leur alimentation et que tout n’en est que plus riche.

Une cartographie situe le groupe à huit kilomètres d’une ville de 5 400 habitants, à quelques kilomètres de gros bourgs et une bonne quarantaine d’une autre ville de 65 000 habitants où se situent le meunier et le magasin de bricolage. 250 pages détaillent neuf jours de maniement des objets, de techniques, moyens financiers, plantes et animaux dans différents cycles d’échanges en argent, en nature, en paroles, consignés parfois montre en main «pour conter ce qui compte».

On voit comment Florian et Myriam doivent abandonner leur rêve d’être agriculteurs parce que les terres qu’ils convoitaient vont à l’agriculture industrielle et chimique. La sociologue explique comment le couple vit en locavores, quelles sont les relations d’entraide ou de conflits, avec des voisins qui les attaquent en justice, avec les syndicats qui les aident ou les défient… Quelles sont les relations de commerce, comment s’organise leur comptabilité, y compris celle des dons en nature, des vêtements chinés, des meubles Emmaüs. Comment vivent ces paysans-boulangers avec d’incessantes tracasseries administratives?

À la différence des amishs qui n’ont pas cédé aux moteurs thermiques pour leurs déplacements, Myriam et Florian utilisent des équipements publics (parfois un lavomatique), se débrouillent suffisamment en mécanique pour entretenir de (vieux) tracteurs. Il faut des compétences techniques qui ne sont pas à la portée du premier venu. Les débats poussent le collectif à respecter au maximum la nature (ne pas forcément couper les ronces sur un sentier), abandonner le rapport laborieux au monde, «revendiquer l’improductivité pour faire advenir un monde poétique». Parmi les habitantes, plusieurs se réclament de l’écoféminisme et revendiquent une extension de cette zone mi-sauvage, mi-domestique. L’enjeu? «Trouver des voies de traverse, en jouant sur le pouvoir de fécondité du monde vivant qui résiste à l’enrôlement.»[1]

 Ces Robinson Crusoé sont d’une hyper-sociabilité. Ils veulent éviter autant que possible l’organisation internationale du travail. Ils renvoient à ce qui se vit souvent dans le Sud global. Veulent-ils revendiquer une classe écologique? Pas sûr. Ils questionnent nos modes de vie. Pour Geneviève Pruvost, leur labeur est vécu dans un «halo ludique et un émerveillement qui rend inopérantes les catégories de travail et hors travail. Tel est le luxe des régions pacifiées».

Et à l’échelle de la France? Ces alternatifs du quotidien se voient attribuer de maigres portions du territoire, enclavées et, dans les villes métropolitaines, de rares ateliers-jardins-tiers lieux. Pendant ce temps, la propriété foncière de terres arables se concentre, au point que les propriétaires «n’ont plus besoin de faire village». La sociologue avance que «le prisme du féminisme de la subsistance et de l’ethnocomptabilité permet de repenser la géographie et l’intensité des luttes en réévaluant la place de l’écologie vivrière et ménagère dans l’éventail des mobilisations collectives».

Attention, redisons-le: l’idée n’est pas de vivre en autarcie. La yourte n’est pas une île déserte, mais bien enkystée dans un réseau. On pressent, en reliant l’expérience à celle décrite par Jean-Luc Mayaud dans ses livres sur les campagnes d’autrefois, que l’entraide dans les villages n’a pas disparu. À une époque où certains se demandent comment se débarrasser des réseaux sociaux nés d’outils californiens, l’enquête a un immense intérêt.

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Notes

[1] A. Chopot, L. Balaud, Nous ne sommes pas seuls. Politiques des soulèvements terrestres, Paris, Seuil, 2021.

Geneviève Pruvost, La Subsistance au quotidien, La Découverte, coll. «l’Horizon des possibles», , 2024, 464 pp., 28 €

2) Pruvost a déjà publié Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, La Découverte poche.

Alimentation, soin, énergie… Les objets de nos quotidiens sont politiques. Selon une perspective féministe, écologique, pragmatiste et radicale, faisant valoir les réseaux relationnels et les savoir-faire, l’autrice montre que le quotidien est politique et explore le « féminisme de subsistance », traçant des voies de sortie du capitalisme.