Alerte aux écrans pour les enfants

Des tout-petits présentent des symptômes évoquant un syndrome autistique, attribués à leur surexposition numérique et à celle de leurs parents.

Une exposition massive aux écrans chez les tout-petits induirait-elle des troubles de type autistique ? L’hypothèse, formulée par des professionnels de terrain, fait le buzz sur les réseaux sociaux et suscite des réactions contrastées dans la communauté médicale.

C’est une évidence, les écrans prennent de plus en plus de place dans la vie familiale. Smartphones ou tablettes font aujourd’hui bien souvent fonction de tétine, permettant d’occuper voire de calmer les bébés. Des modèles spécifiques de tablettes sont même en vente pour les moins de 4 ans. Sans compter les expositions indirectes, à tout âge : télévision allumée en permanence, ­parents moins présents pour l’enfant, car focalisés sur leur propre écran.

Dans une tribune publiée dans Le Monde (cahier « Science & Médecine » du 31 mai), une dizaine de soignants, médecins de la protection maternelle et infantile (PMI), pédiatres, psychologues ou ­encore orthophonistes, alertaient sur « les graves effets d’une exposition massive et précoce des ­bébés et des jeunes enfants à tous types d’écrans ».

Dès mars, l’une des signataires de ce texte, le docteur Anne-Lise Ducanda, médecin de PMI dans l’Essonne, avait posté une vidéo sur YouTube où elle faisait le lien entre des troubles du spectre autistique et l’exposition numérique.

« Six heures à douze heures par jour »

« Les enfants en grande difficulté sont très souvent exposés massivement aux écrans, de six heures à douze heures par jour », soulignait Anne-Lise Ducanda, tout en décrivant des améliorations spectaculaires avec un sevrage des écrans. Elle soulignait aussi les risques de diagnostic erroné d’autisme posé sur ces enfants. Après cette vidéo, vue près de 100 000 fois, et la tribune, les réactions ont afflué, de la part de parents, de professionnels…

D’autres signataires de la tribune font le même constat. Lorsque Sabine Duflo, psychologue clinicienne en région parisienne, reçoit Nina (le prénom a été changé), âgée de 3 ans, en février, pour un trouble de la communication, l’enfant est très agitée, pleure beaucoup, joue seule, ne parle pas.

En ­revanche, elle nomme les chiffres et les couleurs sans qu’on lui demande. « Nous recevons de très ­jeunes enfants stimulés principalement par les écrans, qui, à 3 ans, ne nous regardent pas quand on s’adresse à eux, n’écoutent pas les consignes, ne communiquent pas, ne recherchent pas les autres, sont très agités ou très passifs », détaille Sabine Duflo.

Carole Vanhoutte et Elsa Job-Pigeard, orthophonistes, ont constaté, elles aussi, depuis cinq ans l’augmentation des demandes de bilans pour ­retard, absence de langage, trouble de la relation, de la communication, de l’oralité. Et des tableaux cliniques plus sévères.« Les écrans freinent l’enfant dans ses interactions avec les adultes, sa construction du sens, son rapport au réel », dit Carole Vanhoutte, qui a développé ce sujet aux Entretiens de Bichat fin 2016, un colloque annuel pour les professionnels de santé.

« Des parents peuvent être culpabilisés à tort »

Dans la communauté scientifique, la référence à l’autisme passe mal. « Aucune étude scientifique convaincante ne permet d’établir un lien entre autisme et écrans aujourd’hui. Des parents peuvent être culpabilisés à tort », tempère Michel Desmurget, chercheur en neurosciences cognitives à ­l’Inserm. « En revanche, ce message est pleinement fondé sur les effets délétères des écrans sur les troubles de la relation, la mémoire, les apprentissages plus tard, les habiletés sociales, comme le montre la littérature scientifique. »

Le neuropédiatre David Germanaud (hôpital Robert-Debré, AP-HP) est lui aussi dubitatif, même s’il estime que l’omniprésence des écrans interactifs pose de réelles questions, sinon médicales, du moins éducatives.

« Les troubles de la relation et de la communication en rapport avec un autisme ­résultent de facteurs volontiers multiples et qui interviennent précocement, pour beaucoup avant la naissance, rappelle-t-il. Certes, ces perturbations constitutionnelles du neurodéveloppement sont modulées par les interactions avec l’environnement et les pairs après la naissance. Mais, à ce jour, il n’y a aucun argument démontrant que l’usage intensif d’écrans soit un facteur causal d’autisme en soi », ­insiste-t-il.

Il s’étonne que des professionnels de terrain, par ailleurs « légitimes dans leur démarche de vigilance », puissent alerter, en des termes aussi peu nuancés, l’opinion publique, sans avoir décrit et communiqué leurs observations à la communauté médicale, par exemple lors de congrès. Le professeur Pierre Foucaud, président d’honneur du groupe de pédiatrie générale de la Société française de pédiatrie, est sur la même ligne.

« Aggravation des comportements »

La docteure Ducanda assure de son côté avoir averti des spécialistes de l’autisme et des institutionnels de ce qu’elle observait. Sans écho. Faudrait-il inventer une dénomination spécifique pour ces troubles afin d’amorcer le dialogue ?

A l’inverse, l’appétence problématique pour les écrans de certains enfants avec des troubles autistiques préexistants est bien connue. « Depuis des décennies, on a remarqué le tropisme des autistes pour certains programmes télé, comme les dessins animés avec des robots ; des comptines… », détaille la pédopsychiatre Nicole Garret.

Responsable du Centre nantais de la parentalité, elle constate elle aussi dans sa pratique des expositions massives aux écrans des moins de 3 ans, mais reste prudente quant à l’interprétation.

« Aujourd’hui, on met sous le vocable troubles du spectre autistique” [TSA] un ensemble très hétérogène de ­tableaux cliniques, poursuit-elle. Ainsi, la moitié des enfants qui me sont adressés, après des signes d’alerte, pour bilan de TSA ont en fait des troubles liés à des négligences. En allant au domicile, nous constatons que ces enfants vivent dans un environnement très désorganisé, et sont bombardés sur le plan sensoriel : la mère est devant la télé, le père joue à des jeux vidéo, et eux sont laissés des heures ­devant un écran… Quand on réussit à prendre en charge ces familles, les comportements autistiques régressent en quelques mois, mais on voit alors ­apparaître d’autres signes dus aux négligences : ­désorganisation, troubles de l’attachement… ».

En dehors de ce contexte, la pédopsychiatre voit aussi de jeunes enfants avec des signes spécifiques de TSA et un bon niveau intellectuel, dont les troubles de la communication et des interactions ­sociales et les intérêts focalisés s’améliorent grandement avec un sevrage des écrans, sans disparaître totalement. « Cela ne prouve pas que les écrans sont responsables, mais qu’ils participent pour les moins de 3 ans à une aggravation des comportements spécifiques d’autisme », insiste-t-elle.

Pas de mesures objectives

« Il y a actuellement beaucoup de recherches pour détecter les troubles autistiques entre 1 et 2 ans, mais elles ne posent pas la question de l’impact des écrans », relève Edouard Gentaz, professeur de psychologie du développement à l’université de Genève.

Selon lui, de telles études seront ­difficiles à mener, pour de multiples raisons. D’abord, le temps d’écran n’est pas mesuré objectivement mais déclaré par les parents, d’où de potentiels biais. Ensuite, il faudrait aussi distinguer les différentes activités sur écran : visionnage passif de films, jeux interactifs… ce qui n’est pas évident.

« Surtout, la pénétration des écrans étant généralisée dans la population, il est quasiment impossible de trouver un groupe témoin comparable, ajoute-t-il. Quant aux études interventionnelles, où l’on exposerait intensivement des enfants et pas d’autres, les comités d’éthique s’y opposeraient à juste titre. »

Relevant le manque de données épidémiologiques, les signataires de la tribune demandent des recherches indépendantes. Une étude va démarrer au Centre hospitalier intercommunal de Créteil pour étudier le lien entre l’exposition massive aux écrans et les troubles du spectre autistique, coordonnée par la docteure Ducanda et la psychologue clinicienne Anne Lefebvre, présidente de l’Association pour l’éducation à la réduction du temps des écrans (Alerte). Santé publique France assure s’être saisie de cette thématique et l’intégrera dans son programme de travail.

Troubles du sommeil

Quid des autres effets potentiels des écrans ? Ceux de la télévision sur la santé physique et mentale sont documentés de longue date dans toutes les tranches d’âge. Quant aux écrans interactifs, ils sont associés à des troubles du sommeil, de l’attention, de la vision, des difficultés d’apprentissage, un déficit d’activité physique… chez les enfants d’âge scolaire et les collégiens. Moins nombreuses chez les tout-petits, les données ne sont guère rassurantes.

Ainsi, une étude de la Canadienne Catherine ­Birken, présentée en mai dans un congrès, menée auprès de 894 familles avec un bébé âgé de 6 mois à 2 ans, conclut que plus un enfant passe de temps avec un smartphone ou une tablette, plus il est susceptible de développer un retard de langage. Pour chaque demi-heure supplémentaire passée par jour sur un appareil portable, le risque augmenterait de 49 %.

Linda Pagani, professeure à l’Ecole de psycho­éducation de l’université de Montréal, a conduit plusieurs travaux à partir d’une cohorte d’enfants nés en 1997-1998. En 2010, ces études longitudinales ont montré qu’à l’âge de la marche chaque heure d’écran hebdomadaire supplémentaire ­entraîne une baisse de l’engagement en classe et une diminution des habiletés mathématiques.

En classe, les enfants ayant été, bébés, les plus exposés à la télévision sont en effet devenus « moins autonomes, moins persévérants et moins habiles socialement ». En outre, une consommation télévisuelle importante augmentait le risque de devenir le bouc émissaire en classe. « On sait que le respect et l’estime de soi sont ancrés dans la petite ­enfance. Et que le temps passé sur écran entraîne aussi moins d’empathie », explique Linda Pagani.

Distraction des parents par des technologies

Dans un article paru en 2012 dans la revue Archives of Disease in Childhood, le psychologue britannique Aric Sigman met, lui, en garde sur la diminution des interactions sociales : si un enfant passe six heures par jour en présence d’un écran allumé, à 8 ans, il y aura passé une année complète.

Récemment, des chercheurs de l’université de Londres ont mesuré l’effet des écrans tactiles sur le sommeil d’enfants de 6 à 36 mois. L’étude, publiée dans la revue Scientific Reports en avril, a été réalisée en ligne, auprès de 715 familles. Premier constat : 75 % des 6-36 mois manipulent quotidiennement des écrans tactiles, et 92 % après 2 ans. Le temps quotidien de tablette est de 9 minutes chez les 6-11 mois, et atteint 45 minutes chez les 26-36 mois.

L’impact est net sur le sommeil : les écrans tactiles allongent le temps d’endormissement et réduisent la durée du sommeil nocturne. Chaque heure d’écran tactile correspond à une baisse de quinze minutes du temps de sommeil, selon les auteurs, qui rappellent que « le sommeil joue un rôle important dans le neurodéveloppement et la plasticité synaptique [des liaisons entre neurones] ».

Les Américains Brandon McDaniel et Jenny Radesky ont, eux, exploré les effets de la distraction des parents par des technologies, sur leurs jeunes enfants. C’est le concept de technoférence, définie comme des interruptions au quotidien de conversations ou du temps passé avec quelqu’un par les smartphones, tablettes, etc.

Sédentarité globale

L’étude, menée par questionnaire auprès de 170 familles avec un enfant de 3 ans, a été publiée le 24 mai dans la revue Child Development. 40 % des mères et 32 % des ­pères estiment avoir un usage problématique des smartphones. Et près d’un parent sur deux comptabilise en moyenne trois technoférences quotidiennes dans le temps passé avec son enfant.

Le taux de troubles du comportement est plus élevé quand la mère se déclare technoférente, alors que ce n’est pas le cas si c’est le père. « C’est une étude intéressante, mais les effets semblent relativement faibles, tempère le pédopsychiatre Bruno Falissard. Peut-être que la vraie question est : pourquoi ces parents regardent-ils si souvent leur téléphone ou leur tablette, y compris quand ils sont avec leurs enfants ? Est-ce que ce n’est pas cela qui explique ­ensuite le problème d’interaction parent-enfant ? »

D’autres recherches confirment que l’usage précoce des écrans contribue, comme chez les plus grands, à la sédentarité globale. « On peut penser que moins on expose un bébé aux écrans, plus on favorise sa trajectoire comportementale et de santé », explique Sandrine Lioret, chercheuse en épidémiologie à l’Inserm.

Face à ce constat, les avis divergent cependant sur les mesures à prendre. En France, le premier à avoir émis des recommandations pour le temps d’écran selon l’âge est le psychiatre Serge Tisseron, dès 2008, avec son « 3/6/9/12, apprivoiser les écrans et grandir ».

Pour une campagne nationale d’information

En 2009, la Direction générale de la santé a, elle, émis un avis déconseillant la ­télévision en dessous de 3 ans. L’Académie des sciences a ensuite présenté un avis de 265 pages début 2013. Jugé trop peu critique sur l’exposition aux écrans, notamment chez les petits, il a été fortement contesté dans sa méthodologie.

Les sociétés savantes s’y mettent aussi. Ainsi, la Société française de pédiatrie s’apprête à publier des ­recommandations, s’inspirant de celles de l’Académie américaine de pédiatrie, publiées fin 2016. Ces dernières conseillent de ne pas exposer les moins de 2 ans et de restreindre à moins de deux heures quotidiennes la consommation des 2 à 5 ans. La Société française de pédiatrie n’a ­cependant pas fixé de limite d’âge.

Plus restrictive, l’Association française de pédiatrie ambulatoire s’inspire, elle, des conseils de Serge Tisseron, et estime notamment que la ­tablette n’est « pas prioritaire » avant 3 ans, et doit être utilisée sur des courtes durées entre 3 et 6 ans. « L’exposition aux écrans doit être totalement évitée avant l’âge de 2 ans, puis limitée à moins d’une heure par jour entre 2 et 5 ans », prône même le dernier Plan national nutrition santé. D’autres, comme Michel Desmurget et Edouard Gentaz, plaident pour une abstinence jusqu’à 6 ans. Sabine Duflo a lancé un programme de prévention, « 4 pas pour mieux avancer », pas d’écran le matin, ni durant les repas, ni dans la chambre de l’enfant, ni avant de s’endormir.

Pour les signataires de la tribune, la question de l’usage des écrans devrait en tout cas être systématiquement posée en consultation. Ils plaident aussi pour une campagne nationale d’information. Une initiative qui aiderait sans doute bien des parents à prendre conscience des enjeux.

Lemonde.fr