Nous allons vers une humanité à deux vitesses

Une interview de Jacques Testart  dans le journal Le Monde

 

Père scientifique d’Amandine, le premier bébé-éprouvette français né en 1982, le biologiste Jacques Testart n’a cessé depuis lors de dénoncer les risques d’eugénisme de la procréation médicalement assistée (PMA). Alors que se tiennent les Etats généraux de la bioéthique, il nourrit le projet de rendre les choix de la science plus démocratiques. Et dénonce, dans son dernier ouvrage, « les promesses suicidaires des transhumanistes ».

Je ne serais pas arrivé là si…

Si je n’avais pas été, enfant, un trappeur de banlieue. J’adorais capturer les animaux vivants. On vivait dans le « 9-3 », à Pierrefitte. À cette époque, il y avait à côté de chez nous un grand terrain vague avec des vaches, et je passais mes journées à y pister les hannetons, les mésanges ou les mulots. Parfois seul, parfois avec le fils du boucher du coin. On était un peu sadiques avec ces bestioles, j’ai presque honte quand j’y repense : on pouvait guetter les merles pour voir où ils faisaient leur nid, attendre que les petits soient assez gros, les tuer et les amener à ma mère pour lui demander de les faire cuire ! Elle était horrifiée ! Mais je ne serais pas non plus arrivé là si je n’avais pas commencé, vers 12 ans, à lire Jean Rostand. Il m’a aidé à faire des choix.

De trappeur, Rostand vous a rendu naturaliste ?

Il m’a permis de comprendre que ce que je voulais faire, c’était m’occuper du vivant. J’ai enchaîné avec La Vie des abeilles, de Maurice Maeterlinck, puis avec Jean-Henri Fabre et sa merveilleuse écriture. Mais ce que Rostand avait de plus à mes yeux, c’est qu’il était athée. Je m’y retrouvais. Je n’ai jamais eu d’éducation religieuse, je ne suis pas baptisé… Pour moi, Dieu, c’était un rigolo !

Vous avez grandi avec sept frères et sœurs… Famille nombreuse, famille heureuse ?

Les rapports étaient assez froids entre nous, on n’était ni affectueux ni démonstratifs. On s’entraidait éventuellement, on faisait des blagues ensemble, mais nous n’avons pas construit grand-chose. La preuve : j’ai 78 ans, ma sœur aînée en a 90, la plus jeune doit en avoir 60, et on ne se voit quasiment jamais. Mon père était directeur commercial d’une petite boîte qui vendait du matériel de travaux publics, ma mère avait été couturière avant de devenir femme au foyer. Ce n’était pas des gens qui lisaient, qui écoutaient de la musique. Mais ils étaient très exigeants sur nos résultats scolaires, le calcul, l’orthographe – surtout mon père. Comme nous étions tous plutôt bons élèves, ils nous laissaient tranquilles.

Un événement marquant durant cette enfance ?

Mon arrivée au lycée – ou plutôt ma sortie ! On nous appelait les Testart, mon frère aîné et moi, comme on dit les Dalton… Au bout de trois mois, on s’est fait virer : mon frère avait pris le chapeau du prof de maths et avait dansé dessus après avoir mis de l’acide sur la chaise de la prof de musique. Au psychologue scolaire qui me demandait ce que je voulais faire, j’ai répondu : « Je veux être trappeur. » C’est comme ça que je me suis retrouvé en pension dans le Var, à l’Ecole pratique d’agriculture de Hyères. J’étais l’un des rares de la promo à ne pas être fils de paysans… J’avais de très bons résultats, mais là encore, ce fut un peu compliqué.

Vous faisiez toujours les 400 coups ?

J’avais voulu reproduire en grand une expérience de chimie faite par notre prof, et ça a donné une explosion qui s’est entendue à 3 km alentour… Heureusement, il n’y a pas eu de blessé, mais l’amphi n’avait plus de carreaux. Et j’ai à nouveau été viré.

Je ne sais pas comment il s’est débrouillé, mais mon père a réussi à obtenir un rendez-vous au ministère, avec le directeur de l’enseignement agricole, pour expliquer mon cas. Et voilà que celui-ci, je ne sais pas non plus pourquoi, lui dit : « Mais c’est formidable, Monsieur, vous avez un fils qui a un talent de chercheur ! Il a voulu pousser plus loin l’expérience ! » C’est grâce à lui que j’ai été réintégré dans l’école. Deux ans plus tard, j’en sortais avec un diplôme de jardinier-horticulteur-arboriculteur-apiculteur. J’ai alors préparé les écoles nationales d’ingénieur agronome, et je suis entré à l’Ecole supérieure d’agriculture d’Alger – une des seules auxquelles j’avais droit en n’ayant pas le bac. On était en 1958, et c’était la guerre.

A 19 ans, vous débarquez en pleine guerre d’indépendance algérienne : quels souvenirs en gardez-vous ?

Dans un pays en guerre, on ne parle pas politique : on relate les faits divers, les horreurs qui arrivent aux uns et aux autres. Plus de la moitié de ma promotion était des Français d’Algérie. J’entendais donc surtout le son de cloche des pieds-noirs, mais je tombais parfois sur des tracts du FLN et je ne savais pas trop quoi penser… Et puis, au bout d’un an, j’ai rencontré Danièle, une juive pied-noir qui est devenue ma femme. Ses parents étaient commerçants à Alger, ils sont partis comme tout le monde en 1962 et je suis rentré avec eux. Je me suis marié avec Danièle – la première de mes trois épouses, celle avec qui je n’ai pas eu d’enfants. Nous nous sommes très vite inscrits au PCF, que j’ai quitté après Mai 68 pour adhérer à la Ligue communiste.

Et l’agriculture, dans tout ça ?

De retour en France, j’ai d’abord gagné ma vie en enseignant les sciences-nat, à Paris, dans une boîte privée. S’est alors posée la question du service militaire. Après ce que j’avais vu en Algérie, je ne voulais le faire à aucun prix ! J’ai réussi à être réformé pour un ulcère que je n’avais pas – mon cordonnier, qui s’était fait réformer pour de vrais maux d’estomac, m’avait prêté ses radios. Et à nouveau, cela a provoqué un déclic : j’avais gagné deux ans, je me suis dit qu’il fallait que j’essaye d’entrer dans la recherche. A la fac de biologie cellulaire où je suivais des cours, un prof qui s’appelait Charles Thibault m’avait à la bonne. Il m’a proposé de venir travailler sous contrat dans son labo de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), à Jouy-en-Josas (Yvelines). J’y suis entré en 1964, j’étais ravi !

Jouy-en-Josas, haut lieu de la reproduction in vitro des mammifères… Qu’y faisiez-vous précisément ?

L’idée était de trouver un moyen de multiplier rapidement les vaches de haute qualité laitière. J’ai mis au point une méthode pour extraire des embryons de l’utérus de vaches « donneuses », puis pour les transplanter dans celui de « receveuses » – autrement dit de mères porteuses. Et en 1972, au moment où sont nés les premiers veaux issus de ces techniques, je me suis aperçu que c’était complètement idiot : la surproduction de lait européen provoquait la ruine des éleveurs, et on me payait pour augmenter la production laitière ! Je suis allé voir le directeur de l’INRA pour lui dire que j’étais scandalisé par ce qu’on m’avait fait faire.

Votre première colère contre la technoscience…

Plus encore qu’être en colère, j’avais honte. Pour les paysans. Et pour la science, qui s’écrivait pour moi avec un grand S. La science, cela se rapprochait de la philosophie, c’était une compréhension du monde. En fait, ce que j’aurais voulu faire, c’est le travail de Jane Goodall, observer les grands singes… C’est magnifique, ça ! Mais faire faire des petits à des vaches pour avoir plus de lait ? C’était de la technique, pas de la science.

Comment passez-vous des vaches à Amandine ?

En ayant la chance de rencontrer Emile Papiernik, le patron du service de gynécologie de l’hôpital Antoine-Béclère, à Clamart, qui montait un laboratoire de recherche sur la stérilité. Il m’a proposé de venir travailler avec lui. Cela me permettait de fuir la recherche productiviste ! On était en 1977, et personne ne parlait alors de fécondation in vitro.

Et l’année suivante, en Grande-Bretagne, on annonce la naissance de Louise Brown, le premier « bébé-éprouvette »…

Et les gynécologues de Béclère, René Frydman au premier chef, me demandent de mettre au point la fécondation in vitro (FIV) chez l’humain, en m’appuyant sur mes connaissances en reproduction animale. J’ai dit oui tout de suite ! Utiliser la FIV pour pallier certaines stérilités, cela me semblait une belle mission. Dans ces années-là, j’ai publié comme jamais dans ma vie, jusqu’à deux articles par mois !

Mais déjà, il commençait à y avoir des tensions entre Frydman et moi. Il essayait de s’approprier le laboratoire comme si j’étais son technicien, ce que je ne supportais pas du tout. Et puis, il y a eu la grossesse d’Amandine. Et l’accouchement, je ne l’ai pas vécu. Je l’ai appris à 3 heures du matin par un coup de fil de Frydman, qui m’annonce que le bébé est sorti, que ça s’est très bien passé et qu’on a une conférence de presse à midi ! C’est comme ça que j’ai appris la naissance d’Amandine.

Vous lui en avez beaucoup voulu de ne pas vous avoir associé à cet événement ?

Au début, pas tant que ça. Le battage médiatique qui a suivi la naissance d’Amandine nous a transformés – abusivement – en héros. On en rigolait ensemble, on allait dans des congrès à l’autre bout du monde… C’était assez confortable, bien sûr – sortir de la masse, c’est quelque chose qui fait plaisir à tout le monde. Mais en même temps, je trouvais que ce n’était pas mérité. Entre Frydman et moi, les choses ont continué de se dégrader au fil des ans. Nous avions monté un vrai laboratoire hospitalier, avec du bon matériel, mais nous étions de moins en moins souvent d’accord. Frydman voulait qu’on congèle les ovules, moi j’étais contre car, à l’époque, cela créait des anomalies chromosomiques… Nous avions beaucoup d’autres sources de conflits. Jusqu’à ce que j’apprenne, en 1990, que j’étais viré de l’hôpital Béclère.

Où en sont, aujourd’hui, vos relations avec René Frydman ?

On ne s’est pas reparlé depuis 1990. Mais je vous raconte la dernière ! C’était il y a un an, on s’est retrouvé tous les deux dans un congrès organisé par l’Académie de médecine du Maroc – avion première classe, guide, hôtel magnifique… D’habitude, on ne nous inscrit pas sur les mêmes programmes, mais là, nous y étions tous les deux. Je monte donc dans mon avion, j’étais en avance. La seule place déjà occupée, c’était la mienne : il y avait Frydman dessus ! Et après, on dira que l’acte manqué n’existe pas !

Vous vous êtes aussi retrouvés récemment, dans nos colonnes, à l’occasion d’une tribune que vous avez cosignée avec une quarantaine de personnalités contre la gestation pour autrui (GPA). Quand avez-vous commencé à vous inquiéter des retombées de la procréation médicalement assistée (PMA) ?

Presque tout de suite après la naissance d’Amandine. J’ai été effaré du bruit qu’a fait cette naissance, je trouvais ça très exagéré. A la même époque, il y avait des recherches sur des souris ou des mouches beaucoup plus importantes ! Nous avions fait du beau boulot, cela nous avait demandé beaucoup de dévouement et un peu de jugeote, d’accord. Mais au niveau de la science, cet événement ne valait rien, d’autant que Robert Edwards l’avait fait quatre ans avant nous avec Louise Brown.

Je me suis donc mis à cogiter. Et j’ai compris que l’événement, c’était de pouvoir voir ce futur bébé neuf mois avant sa naissance. De pouvoir voir à l’intérieur de l’œuf et d’intervenir au stade le plus précoce, avec la possibilité de modifier ou de trier les enfants à naître. J’ai écrit L’Œuf transparent (Flammarion, « Champs », 1986) pour raconter cela. Pour dire que ce que nous venions de réussir ouvrait la voie à un nouvel eugénisme, consensuel et démocratique.

Comme avec les vaches laitières à l’INRA, vous découvriez a posteriori que vous aviez joué à l’apprenti sorcier ?

C’est vrai, je me suis fait avoir deux fois de suite. J’avais travaillé pour des femmes dont les trompes étaient bouchées de manière irréversible, j’avais fait de la plomberie, et je n’avais pas réfléchi aux perspectives que cela ouvrait : faire naître des enfants qui non seulement n’ont pas certaines maladies graves, mais qui sont éventuellement choisis parmi plusieurs embryons pour certaines qualités.

Je me suis alors mis à lire des ouvrages sur l’eugénisme. Pas l’eugénisme bête et méchant du nazisme, mais un eugénisme « intelligent » à la Francis Galton, tel qu’il fut promu durant le premier tiers du XXe siècle en Scandinavie et aux Etats-Unis, avec la stérilisation massive d’individus considérés comme déviants… Cela faisait un peu froid dans le dos. Mes craintes n’étaient pas très partagées, beaucoup considéraient comme impossible de réaliser un diagnostic génétique sur un embryon de quelques cellules, mais l’avenir se chargea vite de leur donner tort : le diagnostic préimplantatoire fut mis au point par les Britanniques en 1990, et fut accepté par la première loi française de bioéthique dès 1994 !

De chercheur, vous êtes alors devenu lanceur d’alerte…

Mais je n’ai pas arrêté la recherche pour autant ! Je l’avais très clairement écrit dans L’Œuf transparent : je voulais continuer à aider les couples fertiles à avoir l’enfant qu’ils ne parvenaient pas à faire tout seuls, mais pas contribuer à faire autre chose que des bébés du hasard. Après 1990, je me suis installé à plein temps dans l’unité de recherche que je dirigeais en plus de ma fonction hospitalière – le bâtiment était situé à 200 mètres de l’hôpital, dans l’impasse menant à la morgue –, où j’ai continué d’étudier les mécanismes fondamentaux de la fécondation.

Mais en parallèle, j’ai mené mon éducation éthique avec des personnes qui m’avaient sollicité : des psychanalystes, des sociologues, des juristes. On a créé un groupe de réflexion, dont est né notamment Le Magasin des enfants (Gallimard, « Folio », 1994), un livre collectif dans lequel nous tentions de dessiner les contours éthiques de la procréation médicalement assistée.

Vous avez arrêté la recherche depuis dix ans, mais vous avez continué de réfléchir aux retombées de la science. Dans « Rêveries d’un chercheur solidaire » (La Ville brûle, 2016), vous écrivez ceci : « Ma dernière paillasse, la paillasse citoyenne, m’a ouvert un chemin de cohérence… » Il vous a conduit où, ce chemin ?

A travailler en complicité avec des collègues d’autres disciplines. En 2002, nous avons créé l’association Fondation sciences citoyennes (FSC) – où je suis toujours très actif –, afin d’essayer d’inscrire la science dans des règles démocratiques. Je dis bien « essayer », car lorsqu’on tente de soumettre la science aux règles de l’éthique, on s’aperçoit très vite que, du fait des intérêts financiers et de pouvoir en jeu, ça fuit de partout.

Pour définir le « bien commun » hors de toute influence des lobbys, vous prônez la mise en place de conventions de citoyens. N’est-ce pas ce que font actuellement les Etats généraux de la bioéthique avec leurs conférences citoyennes ?

Le principe est assez proche, mais les conventions de citoyens que je défends vont beaucoup plus loin. C’est une façon de mettre les gens dans des conditions psychologiques qui les amènent à s’approprier un sujet – un peu comme chez les jurés d’assises –, avec un protocole très précis : formation préalable des citoyens, expertise indépendante de tout conflit d’intérêts, débat contradictoire, etc.

Je suis convaincu par ces conférences depuis que j’ai assisté à l’une d’entre elles, en 2002, sur le changement climatique. De manière générale, je n’ai pas un immense respect pour mon semblable. Mais là, j’ai été frappé de voir comment de simples citoyens, tirés au sort et investis sur plusieurs mois d’une réelle mission, étaient capables du plus haut niveau d’intelligence collective. Et d’altruisme. Et d’empathie. A moi qui suis plutôt pessimiste, cela a confirmé qu’il y a chez tout un chacun un potentiel d’humanité qui est gâché la plupart du temps. C’est une expérience qui m’a réconcilié avec l’homme, et qui propose un vrai projet de société. Je le reconnais, je suis devenu un obsédé des conventions de citoyens !

Peut-être aviez-vous besoin d’espérance ?

Sans doute. J’ai peut-être trouvé là ma forme de croyance… Mais comme pour le tri des embryons et mes craintes de dérive eugéniste, j’ai peu d’alliés (à l’exception des cathos intégristes, mais pour d’autres raisons : eux estiment qu’on n’a pas le droit de détruire des embryons, alors que ce qui me gêne, c’est celui qui survit et qu’on met dans une case). Ce que je trouve bizarre dans ma trajectoire, c’est que je défends toujours des causes où je me retrouve seul. Comme si je m’entêtais à m’isoler davantage. Mais il faut bien que je croie en quelque chose. En une bataille politique.

Votre dernier ouvrage, « Au péril de l’humain », dénonce les risques que le transhumanisme fait peser sur notre espèce et sur la démocratie. Une nouvelle cause ?

Non, c’est la même ! Le transhumanisme, c’est le nouveau nom de l’eugénisme. C’est l’amélioration de l’espèce par d’autres moyens que la génétique. C’est la perspective de fabriquer de nouveaux humains plus intelligents qui vont vivre trois siècles, quand les autres deviendront des sous-hommes. Et cette perspective, qui créera une humanité à deux vitesses, est en passe d’être acceptée par la société.