Se déplacer en milieu rural

Ces territoires enclavés qui développent des alternatives sociales et solidaires

Comment se déplacer en milieu rural quand on n’a pas de voiture ni les moyens d’y mettre de l’essence, encore moins de passer son permis ? Comment réduire ses coûts de transport quand on habite loin de son travail, que les bus et les trains ont disparu ? Comment décrocher un diplôme ou trouver du travail dans ces conditions ? Aux confins de la Marne, de la Meuse et des Ardennes, des agents de services publics se mobilisent : dispositif d’aide à la mobilité pour les personnes les plus précaires, mise en place de « court-voiturage », services publics itinérants allant à la rencontre des habitants… Autant d’initiatives sociales et solidaires qui contribuent à ré-ouvrir l’horizon des familles en difficulté.

« Ici, on est clairement coupés du monde. » Romain Discrit travaille dans un centre social à Vouziers, une ville de 4500 habitants dans les Ardennes, au sein d’un territoire extrêmement rural, entre Reims et Charleville-Mézières. La gare est fermée depuis 1969. L’accès autoroutier le plus proche est à une trentaine de kilomètres, en routes départementales. Les dernières lignes régulières de bus ont été remplacées il y a deux ans par des « transports à la demande » : un arrêt de bus sera temporairement rétabli si les demandes sont suffisantes à un moment donné… Depuis une vingtaine d’années, les antennes des services publics comme la Caf ou l’assurance maladie ont progressivement disparu. Les habitants sont confrontés à de grandes difficultés pour accéder aux soins. Il faut compter près d’une heure de voiture pour se rendre dans la plupart des administrations et services de soins spécialisés, tous situés à Charleville-Mézières, la préfecture des Ardennes, à une soixantaine de kilomètres.

Progressivement, les jeunes aussi sont partis. A Vouziers, seul un lycée privé propose une formation post-bac. L’université la plus proche est celle de Reims, à 60 kilomètres. « Les jeunes qui arrivent à se former quittent le territoire et n’y reviennent pas », constate Romain Discrit qui accompagne un public bénéficiaire du RSA. Ces derniers n’ont souvent pas de voiture ou un véhicule en panne, voire pas de permis, ce qui contribue à leur exclusion. Sur le territoire de la communauté de communes couvert par Romain Discrit, le taux de chômage en 2015 selon l’Insee était de 12,8 %. Des chiffres qui pourraient être sous-estimés : « Je rencontre quotidiennement des personnes non inscrites pour des raisons de mobilité ou de démobilisation face à la recherche d’un emploi, mais aussi de radiation suite à une absence à un rendez-vous », souligne-t-il.

Sur l’ensemble du département, plus de 10 000 foyers sont bénéficiaires du RSA, dont le montant dépend des revenus du foyer et du nombre d’enfants (551 euros pour une personne seule). Près d’un tiers de ces familles sont composées d’une femme seule avec un ou plusieurs enfants. Et plus de la moitié des personnes au RSA le sont depuis plus de quatre ans. Quand la pauvreté s’installe en Argonne, il est difficile d’en sortir.

« Quatre véhicules sur cinq arborent un gilet jaune »

Dans ces conditions, les mesures annoncées le 14 novembre par le Premier ministre Édouard Philippe apparaissent totalement déconnectées des besoins des habitants. « Même si la prime à la conversion passe à 4000 euros pour acheter un véhicule neuf, ceux qui touchent 400 euros par mois ne se sentent pas concernés. Quant aux travailleurs qui touchent le Smic et qui font tous les jours la navette entre ici et Charleville-Mézières, ils sont étranglés par les coûts de mobilité. » Le ralliement des habitants à la mobilisation du 17 novembre s’annonce fort. « Dans la rue quatre véhicules sur cinq arborent un gilet jaune derrière le pare-brise. »

Pour combattre l’isolement des personnes les plus précaires et recréer du lien social, Romain Discrit a fait de la mobilité sociale et solidaire son cheval de bataille. « Mettre en place un parcours d’insertion implique de se déplacer pour aller se former. Or, les personnes n’ont pas les moyens de le faire, nous faisons donc face à des situations de blocage individuel, analyse t-il. Tant qu’on n’a pas réglé la question des mobilités, on ne peut pas faire avancer leur situation. »

Des services d’aide à la mobilité pour les personnes les plus précaires

Il y a quatre ans, le centre social décide de créer un premier service d’aide à la mobilité, à l’échelle de la communauté de communes de l’Argonne ardennaise. Avec une densité de population de 14 habitants au kilomètre carré répartis sur 95 petites communes, le défi est immense mais les moyens humains limités. Un service civique est recruté dans un premier temps. Ce service social dispose désormais de deux « chauffeurs attitrés » qui emmènent les personnes sous conditions de situation économique fragile, en contrepartie d’une somme très modique, à leurs rendez-vous relatifs aux soins ou à l’insertion professionnelle par exemple.

Ces derniers mois, le centre social travaille avec une antenne de « l’École de la deuxième chance », destinée à des personnes sans diplômes ni qualification professionnelle, mais située à 30 kilomètres de Vouziers. Un chauffeur est ainsi chargé d’emmener matin et soir plusieurs personnes inscrites à cette école. Le deuxième chauffeur est quant à lui mobilisé sur un partenariat avec une autre formation en insertion à laquelle participent six bénéficiaires du RSA. « On arrive à répondre à la demande sur des rendez vous ponctuels mais on se heurte à des limites avec ce dispositif », reconnaît Romain Discrit. Il est impossible par exemple d’emmener une seule personne à une formation régulière sur une durée trop longue ou sur son lieu de travail quand il décroche un emploi. « Et on n’aura jamais assez de chauffeurs pour répondre à toutes les demandes. »

Vers des réseaux de « court-voiturage »

Le centre social travaille en parallèle avec la communauté de communes à la mise en place de réseaux de « court-voiturage », du covoiturage à l’échelle locale. Pour ce faire, ils se sont rapprochés de Rezo Pouce, une société coopérative basée à Moissac, dans le Tarn-et-Garonne, qui a développé un service d’autostop organisé (voir la vidéo ci-dessous). « L’enjeu c’est de mettre en lien toutes les personnes qui font des allers-retours matin et soir pour leur travail, avec celles et ceux qui n’ont pas de véhicule, sous réserve d’une participation financière raisonnable. Financièrement, chacun s’y retrouve. Comme il y a plus de personnes par véhicule, il y a moins de pollution. Et tout le monde peut continuer à se déplacer à moindre coût dans un cadre semi-collectif. » Avec la possibilité, en prime, de favoriser les rencontres et l’entraide.

« Évidemment, arrêter de prendre sa bagnole tout seul ne va pas se faire en claquant des doigts. Idem pour l’autostop, même organisé », concède Romain Discrit. Il travaille donc avec ses collègues sur un programme d’animation, en vue d’accompagner le changement de comportement. L’enjeu de la fracture numérique n’est pas non plus oublié, dans un contexte où plusieurs communes des Ardennes n’ont toujours pas de réseau et que de nombreuses personnes ne maitrisent pas les outils numériques. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui a amené le centre social à travailler avec Rezo Pouce. L’inscription à ce dispositif ne nécessite pas forcément le recours à un smartphone ou à une connexion internet, contrairement à bien d’autres projets arrivant sur le marché de la mobilité sociale.

Des services publics itinérants qui vont à la rencontre des habitants

Autre expérimentation menée sur ce territoire : la mobilité inversée. « Plutôt que de faire se déplacer toute la population vers les centres, on essaie de redéployer les services itinérants sur le territoire », illustre Romain Discrit. Depuis septembre, des agents de la maison des services au public (MSAP) se rendent sur les places des villages à la rencontre des personnes les plus isolées. Là, ils organisent des ateliers cuisine. « On arrive avec notre camion équipé en matériel de cuisine, on sort la tonnelle, on prépare à manger avec les habitants. Ça fait sortir les gens de chez eux, cela permet de discuter avec tout le monde puis d’identifier les problématiques. On est alors en mesure de leur proposer de les accompagner chez le médecin, de les aider à remplir des documents, de les mettre en lien avec un service administratif. » Le succès est au rendez-vous. « Cela cartonne, il y a du monde partout. On rencontre plein de seniors mais aussi des jeunes. » © Romain Discrit / Service itinérant « A plus dans le bus ! »

Depuis un an, une plateforme de la mobilité sociale, Mobil’Ardennes, est également en cours de création. L’idée est de regrouper tous les acteurs de la mobilité sociale du territoire : autoécoles sociales, garages solidaires, garages associatifs, organismes faisant de la location de scooters et de vélos pour les personnes en réinsertion… « On aimerait développer des antennes locales pour l’ensemble de ces services, pour qu’ils puissent essaimer à travers des porteurs de projets locaux et être mutualisés. » A terme, il s’agirait d’avoir un numéro vert unique avec des conseillers mobilité au bout du fil, en mesure d’orienter les personnes vers le dispositif le plus adapté sur le territoire. « Tous les grands groupes commencent à s’intéresser à la mobilité sociale, c’est un peu le far west. Il y a vraiment urgence à ce que les acteurs associatifs locaux arrivent à s’organiser. » Il y a un an et demi, lors du premier tour de l’élection présidentielle, le département des Ardennes avait placé l’extrême-droite largement en tête, avec 32 % des voix.

Sophie Chapelle – bastamag.net