Incivilisation

Le manifeste de la Montagne Sombre

Réarmement

Ces grands et fatals mouvements vers la mort : la grandeur des masses
Font de la pitié une folle, cette pitié déchirante
Puisque les atomes de la masse, les personnes, les victimes, rendent cela monstrueux
D’admirer la tragique beauté qu’ils construisent.
Aussi belle qu’une rivière qui s’écoule ou que le lent rassemblement
D’un glacier sur la paroi rocheuse d’une haute montagne,
Voué à ensevelir une forêt, ou que le gel de novembre,
Avec sa danse mortelle des feuilles couleur d’or et de flamme […].
Je brûlerais ma main droite dans un feu lent
Pour changer l’avenir … Je serais déraisonnable. La beauté de l’homme moderne
Ne réside pas dans l’individu mais dans le
Rythme funeste, les masses lourdes et mouvantes, la danse des masses
Guidées par les rêves le long de la montagne sombre.

Robinson Jeffers, 1935

Extraits de l’article à lire sur

http://partage-le.com/2018/10/le-manifeste-de-la-mo

Marcher sur de la lave

La civilisation finira par précipiter la fin du genre humain.

— Ralph Waldo Emerson

Ceux qui font l’expérience directe d’un effondrement social rapportent rarement de grande révélation concernant les vérités profondes de l’existence humaine. En revanche, ce qu’ils rapportent, si on le leur demande, c’est leur étonnement vis-à-vis du fait qu’il est finalement si simple de mourir.

Les structures répétitives de la vie ordinaire, dans laquelle tant de choses restent les mêmes d’un jour à l’autre, dissimulent la fragilité de sa fabrique. Combien de nos activités sont-elles rendues possibles par l’impression de stabilité que procurent ces structures ? Du moment qu’elles se répètent, qu’elles restent régulières, nous sommes en mesure de planifier, de prévoir pour demain comme si toutes les choses dont nous dépendons et que nous ne considérons pas avec une grande attention seront toujours là. Lorsque ces structures se brisent, sous l’effet d’une guerre civile, d’une catastrophe naturelle ou d’une tragédie de moindre importance, abîmant leur fabrique, nombre de ces activités deviennent impossibles ou insignifiantes, tandis que la simple tâche de répondre à nos besoins élémentaires, que nous tenions pour acquis, peut parfois occuper une grande partie de nos journées.

Les correspondants de guerre et les travailleurs humanitaires nous rapportent non seulement la fragilité de cette fabrique, mais aussi la vitesse à laquelle elle peut se défaire. Tandis que nous écrivons, personne ne sait précisément où la déliquescence de la fabrique financière et commerciale de nos économies nous mènera. Pendant quoi, au-delà des villes, l’exploitation industrielle incontrôlée dévore les bases matérielles de la vie dans de nombreuses régions du monde, consumant les communautés biotiques qui la rendent possible.

Cependant, aussi précaire que soit cette époque, la conscience de la fragilité de ce que nous appelons civilisation n’est pas nouvelle.

« Peu comprennent, écrivait Joseph Conrad en 1896, que leur vie, l’essence même de leur personne, leurs capacités et leurs audaces, ne sont que l’expression de leur croyance en la sûreté de leur milieu. » Les écrits de Conrad dénonçaient la civilisation exportée par les impérialistes européens. Ils la dépeignaient comme une illusion confortable, et rien de plus, non seulement au cœur ténébreux et indomptable de l’Afrique, mais aussi dans la blancheur des sépulcres de leurs grandes métropoles. Les habitants de cette civilisation croyaient « aveuglément en la force irrésistible de ses institutions et de sa morale, au pouvoir de sa police et de son opinion », mais leur confiance ne pouvait se maintenir qu’en raison de la foule des croyants dans laquelle ils étaient plongés, et qui partageaient cette même vision. Hors les murs demeurait le sauvage, aussi proche que le sang sous la peau, bien que le citadin n’était plus en mesure d’y faire face directement.

Bertrand Russell remarqua cette tendance dans la perspective de Conrad, suggérant que le romancier « considérait la vie humaine civilisée et moralement tolérable comme une marche dangereuse sur une fine couche de lave à peine refroidie qui pourrait céder à tout moment et plonger l’imprudent dans une fournaise ardente ». Russell et Conrad soulignaient une évidence que n’importe quel historien pourrait confirmer : la civilisation est une construction très fragile, édifiée sur des croyances : la croyance en la justesse de ses valeurs ; la croyance en la force de son système de maintien de l’ordre ; la croyance en sa monnaie ; et avant tout, probablement, la croyance en son futur.

Lorsque ces croyances commencent à se disloquer, l’effondrement de la civilisation peut devenir inarrêtable. Que les civilisations s’effondrent, tôt ou tard, est une loi de l’histoire aussi inéluctable que la gravité. Ce qui demeure, après l’effondrement, est un mélange de vestiges culturels et d’individus confus et énervés, trahis par leurs certitudes. Mais l’on retrouve aussi ces forces qui étaient restées là, toujours, dont les racines sont plus profondes que les murs des villes : le désir de survivre et le désir de sens.

*

Il semble que ce soit au tour de notre civilisation de connaître l’irruption du sauvage et de l’invisible ; notre tour d’être secoués au contact de la réalité brute. Un effondrement se profile. Nous vivons un temps où les contraintes qui nous sont familières se rompent, où les fondations se dérobent dessous nous. Après un quart de siècle de complaisance, au cours duquel nous étions invités à croire à des bulles qui n’éclateraient jamais, à des prix qui ne tomberaient jamais, à la fin de l’histoire, au reconditionnement du triomphalisme du crépuscule victorien de Conrad — Hubris rencontre Némésis. Et l’on assiste désormais au recommencement d’une vieille histoire humaine dont nous sommes coutumiers. L’histoire de l’Empire qui s’érode de l’intérieur. L’histoire d’un peuple qui a cru, pendant longtemps, que ses actions n’auraient pas de conséquences. L’histoire de la manière dont ce peuple souffrira l’écroulement de ses mythes. Notre histoire.

Cette fois-ci, l’Empire qui chancelle, c’est l’inexpugnable économie mondialisée, et le Meilleur des Mondes de la démocratie consumériste qu’elle constituait à l’échelle planétaire. Sur l’indestructibilité de cet édifice, nous avons misé les espoirs de cette ultime phase de notre civilisation. Désormais, son échec et sa faillibilité sont exposés, les élites du monde s’affairent frénétiquement à réparer la machine économique dont, pendant des décennies, ils nous ont assuré qu’elle ne devait pas être contrainte, car la contrainte aurait causé sa perte. D’innombrables sommes d’argents sont acheminées afin d’empêcher son explosion incontrôlée. La machine cahote et les ingénieurs paniquent. Ils se demandent s’ils la comprennent finalement aussi bien qu’ils le croyaient. Ils se demandent s’ils la contrôlent ou, au contraire, si c’est elle qui les contrôle.

De plus en plus, les gens s’inquiètent. Les ingénieurs se regroupent en équipes concurrentes, mais aucune ne semble savoir quoi faire, et toutes se ressemblent. Autour du monde, le mécontentement gronde. Les extrémistes affûtent leurs armes et se regroupent pendant que les cahots et les sursauts de la machine dévoilent les errements des oligarchies politiques qui prétendaient tout maîtriser. Les anciens Dieux relèvent la tête, de même que les vieilles ritournelles : révolution, guerre, conflit ethnique. La politique telle que nous l’avons connue titube, comme la machine qu’elle était censée soutenir. À sa place pourrait bien se dresser quelque chose de plus élémentaire, au cœur sombre.

À mesure que les magiciens de la finance perdent leur pouvoir de lévitation, que les politiciens et les économistes échouent à articuler de nouvelles explications, nous commençons à comprendre que derrière le rideau, au cœur de la Cité d’Émeraude, ne se trouve pas l’omnipotente et bénigne main invisible qu’on nous avait vendue, mais tout autre chose. Quelque chose responsable, selon Marx, écrivant peu avant Conrad, de « l’incertitude éternelle et de l’angoisse » de « l’époque bourgeoise », dans laquelle « tout ce qui est solide, bien établi, se volatilise, tout ce qui est sacré se trouve profané ». Levez le rideau, suivez les mouvements des rouages de la machine et remontez à sa source, et vous trouvez le moteur de notre civilisation : le mythe du progrès.

Le mythe du progrès est pour nous ce que le mythe de la prouesse guerrière d’inspiration divine était pour les Romains, ou ce que le mythe du salut éternel était pour les conquistadors : sans lui, nous ne pourrions pas avancer. Sur les racines de l’Occident chrétien, les Lumières, à leur apogée, greffèrent une vision d’un paradis terrestre vers lequel l’effort humain, guidé par la raison mathématique, pourrait nous mener. Selon ce credo, chaque génération devait connaître une vie meilleure que celle qui l’avait précédée. L’histoire devenait un ascenseur qui ne pouvait que monter. Au dernier étage, on trouverait la perfection humaine. Mais il était important qu’il reste hors de portée, afin de garantir une impression de mouvement.

Cependant, l’histoire récente a quelque peu perturbé ce mécanisme. Le siècle dernier a trop souvent eu l’air d’une descente aux enfers plutôt que d’un paradis terrestre. Et même au sein des sociétés prospères et libérales de l’Occident, le progrès, de bien des manières, a échoué à tenir ses promesses. Les générations présentes sont visiblement moins satisfaites et ainsi moins optimistes que celles qui les ont précédées. Elles travaillent de longues heures, d’une manière plus précaire, et avec moins de chance d’échapper au contexte social qui les a vues naître. Elles craignent le crime, l’éclatement social, le surdéveloppement, l’effondrement écologique. Elles ne croient pas que le futur sera meilleur que le passé. Individuellement, ils sont moins limités par les conventions de classe que leurs parents ou leurs grands-parents, mais plus limités par la loi, la surveillance, la proscription étatique et l’endettement. Leur santé physique est meilleure, mais leur santé mentale plus fragile. Personne ne sait ce qui arrive. Personne ne veut savoir.

Mais surtout, il se trouve une obscurité sous-jacente à tout ce que nous avons construit. Hors des villes, au-delà des frontières diffuses de notre civilisation, à la merci des machines mais non sous leur contrôle, repose quelque chose que ni Marx ni Conrad, ni César ni Hume, ni Thatcher ni Lénine, n’ont jamais compris. Quelque chose que la civilisation occidentale — qui a posé les jalons de la civilisation mondialisée — n’a jamais été en mesure de comprendre, car le comprendre aurait fatalement sapé son mythe fondateur. Cette chose sur laquelle repose notre fine couche de lave fondue, qui nourrit la machine et tous ceux qui la soutiennent, et qu’ils se sont tous persuadés de ne pas voir.

Les huit principes de l’Incivilisation

« Nous devons inhumaniser un peu nos perspectives, et devenir confiants
Comme le rocher et l’océan qui nous ont engendrés. »

  1. Nous vivons une époque de désagrégation sociale, économique et écologique. Tout autour de nous sont des signes de ce que notre mode de vie, dans son intégralité, commence déjà à devenir obsolète. Nous affronterons cette réalité honnêtement et apprendrons à vivre avec.
  2. Nous rejetons la foi qui voudrait que les crises convergentes de notre temps puissent être réduites à une série de « problèmes » appelant des « solutions » technologiques ou politiques.
  3. Nous pensons que les racines de ces crises plongent dans les histoires que nous nous racontons. Nous comptons défier ces histoires qui soutiennent notre civilisation : le mythe du progrès, le mythe de la centralité humaine, et le mythe de notre séparation de la « nature ». Ces mythes sont d’autant plus dangereux que nous avons oublié qu’ils en étaient.
  4. Nous réaffirmerons le rôle du récit en tant que force dépassant largement le seul divertissement. C’est au travers des histoires que nous tissons la réalité.
  5. Les humains ne sont ni le centre ni la raison d’être de la planète. Notre art commencera par tenter de sortir du dôme de la civilisation. Avec une grande attention, nous nous réinvestirons avec le monde non humain.
  6. Nous célébrerons l’écriture et l’art ancrés dans un sens du lieu et du temps. Notre littérature est depuis trop longtemps dominée par ceux qui habitent les citadelles cosmopolites.
  7. Nous ne nous perdrons pas dans l’élaboration de théories ou d’idéologies. Nos mots seront élémentaires. Nous écrirons d’ailleurs avec la terre qu’il y aura sous nos ongles.
  8. La fin du monde tel que nous le connaissons n’est pas la fin du monde. Ensemble, nous trouverons l’espoir au-delà de l’espoir, les chemins qui mènent au monde inconnu que l’on a devant nous.