Zad pré et post-abandon

Voici un texte sur ce qui a permis d’obtenir la victoire contre le projet d’aéroport et sur un certain nombre de choix et paris qui lui ont succédé face à la tentative d’écrasement par l’Etat de l’expérience collective.

Il est aussi lisible sur le web ici :

https://zad.nadir.org/spip.php?article6664

ou en pdf là :

https://zad.nadir.org/IMG/pdf/considerations-a4-nb.pdf

Extraits

Considérations sur la victoire (et ses conséquences) depuis la zad de Notre-Dame-des-Landes

Ce texte a été écrit au printemps et à l’été 2019 à la suite d’une sollicitation de la revue de recherche partisane transocéanique Liaisons, en vue de sa seconde parution consacrée à la problématique des «horizons mineurs» et de la «victoire». La publication de ce nouveau numéro, avec l’ensemble des autres contributions, est annoncée pour début 2020.

La première partie du texte s’attache à synthétiser une série d’enseignements à propos de ce qui a permis la victoire contre l’aéroport. La seconde tente de revenir sur les difficultés à «emporter la victoire sur la victoire» et analyse les déchirures au sein du mouvement d’opposition après l’abandon du projet par le prisme du rapport à la temporalité politique.

De nombreux points importants de l’histoire récente de la zad ne font l’objet que de rapides évocations. Il faudra donc chercher dans des textes passés ou à venir l’exposé détaillé des considérations stratégiques et sensibles qui rendaient alors inenvisageable d’empêcher l’écrasement de la zad par le seul pari de la résistance héroïque sur le terrain comme en 2012, ou bien le récit précis de l’articulation entre l utte et négociation au printemps 2018, ou des réflexions sur la fragmentation du mouvement avec un retour sur l’articulation majoritaire/minoritaire en son sein, ou encore un manifeste portant les enjeux politiques immenses qui continuent de se poser à la zad après la victoire sur l’aéroport [1].

Le 17 janvier 2018 le premier ministre Édouard Philippe annonçait en direct à la télévision, la mine déconfite, l’abandon du projet de transfert de l’aéroport du Grand Ouest à Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes. C’est l’aboutissement d’une lutte vieille de 40 ans, dont les dix dernières années ont vu l’émergence d’une forme politique nouvelle en France, synthétisée par le terme de zad passé depuis dans le langage courant. La « zone à défendre » c’est d’abord l’occupation, par quelques squatteur·es en 2007 puis par plusieurs centaines, d’un territoire de 1650 ha comme forme de résistance contre sa destruction. Elle a été durant toutes ces années pour beaucoup un point de focalisation marquant des espoirs de transformation radicale du monde. Car les gestes nécessaires à la défense du bocage deviennent de fait indissociables des manières de l’habiter, d’y construire et d’y cultiver à contre-pied de l’agencement économique et étatique. Comparativement aux autres expériences de squats et zones ponctuellement libérées en Europe occidentale dans les dernières décennies, la zad constitue le franchissement d’un seuil en termes de superficie, de nombre de personnes concernées, de durée, de degré de rupture et de prise au sérieux de divers champs d’autonomisation.

C’est aussi devenu l’un des rares exemples de victoire importante d’un mouvement de lutte depuis des décennies en France : une victoire sur un projet d’envergure nationale, défendu par tous les partis de gouvernement, sur la seule base d’un rapport de force établi par la lutte. Sur ce plan spécifique, s’il est par ailleurs évident que le renoncement à construire un aéroport n’épuise pas toutes les raisons de se battre, on peut tout de même parler de victoire totale.

C’est que l’objet initial de la lutte se prêtait mal à la demi-mesure : on gagne et l’aéroport ne se fait pas, ou bien on perd et il se fait. Le reste est affaire d’intelligence stratégique et de résolution à toute épreuve. Le mouvement a ainsi remporté plusieurs batailles, dont la plus flamboyante est sans conteste la mise en déroute de l’opération « César » en octobre-novembre 2012, quand plus de mille gendarmes ont échoué à faire évacuer la zone pour le commencement des travaux, sous la pre ssion d’une intense guérilla bocagère et d’une manifestation de 40 000 personnes venues construire tout un hameau-QG en une seule journée. Mais d’autres épreuves ont été décisives, et marquent à quel point la lutte anti-aéroport doit sa victoire à sa propre détermination. Comme en 2016 quand, pour essayer de mettre un terme à cet affront à la souveraineté nationale qu’est l’existence d’un territoire en sécession, le gouvernement socialiste tente le tout pour le tout : un référendum local décidera du sort de l’aéroport. C’est alors le « oui » qui l’emporte, grâce à la démesure des moyens de propagande des p artisans du projet et à un périmètre électoral judicieusement choisi pour favoriser ce résultat. Mais le soir même du vote l’ensemble du mouvement, y compris sa composante dite « citoyenne », affirme haut et fort que le jeu est biaisé et que la lutte continue de plus belle… Quel combat politique récent peut se targuer d’avoir déjoué ainsi le piège constitué par ce type de capture « démocratique » [2] ?

La première partie de ce texte est rédigée depuis l’intérieur de la zad, au cœur du mouvement anti-aéroport. Elle s’attache à synthétiser les enseignements à propos de ce qui a permis la victoire, et de ce qui aurait pu la remettre en cause.

La seconde, avec plus de distance — disons la distance qui correspond à la position de membres de certains comités de soutien —, se livre à une confrontation de la zad réelle avec le concept, si central dans les imaginaires radicaux contemporains, de zone autonome temporaire. Il s’agit de démêler ce paradoxe : si la victoire contre l’aéroport constitue une source d’inspiration pour toutes les luttes, les mois qui l’ont suivie ont été les plus difficiles que la zone ait eu à vivre, de l’aveu général. La perspective d’un abandon a eu beau avoir été préparée depuis plusieurs ann& eacute;es, en tentant de se donner des bases solides pour un après, les équilibres qui reposaient sur l’existence d’une cause commune défaillent néanmoins brusquement. Les tensions prennent une dimension difficilement supportable quand c’est le poids de tous les espoirs suscités par la lutte à des milliers de kilomètres à la ronde qui pèsent sur les épaules fatiguées des « vainqueur·es ». La zone se déchire, laissant des plaies à vif. Gagner n’est pas suffisant si l’on ne parvient pas à emporter la victoire sur la victoire. Les difficultés éprouvées à Notre-dame-des-Landes en la matière peuvent aider les futures luttes à préparer cette seconde bataille. Pour cela, il faut trav ailler à refaire émerger une temporalité politique qui intègre du temps long, nécessaire à la construction d’une perspective révolutionnaire praticable.

I: De César à la victoire contre l’aéroport (2012-2017)

La zad se constitue donc en tant que lutte majeure à l’automne 2012, dans un moment de bataille qui renverse les perspectives et ouvre l’horizon. Le petit miracle politique de la défaite de l’opération César eut sa part d’absolu inattendu, avec le constant dépassement de soi dans la boue et derrière les barricades, la générosité fulgurante des populations voisines et les alliances qui germent parfois soudainement dans ces moments de vérité. Le renversement tenait aussi d’une perspective stratégique construite, entre autre avec l’annonce et la préparation un an à l’avance d’une manifestation de réoccupation, le quatrième samedi après le début des expulsions. Le 24 novembre 2012, après des heures de confrontations simultanées à Nantes et dans la forêt de Rohanne [3] au cœur de la zad, lorsque l’État annonce la fin de l’opération, le sentiment de fatalité face à la puissance des tractopelles et des escadrons de gendarmerie a été défait dans la tête de dizaines de milliers de personnes à travers le pays. Pourtant, le défi le plus complexe demeure sans doute de porter par la suite dans toutes leurs conséquences les promesses de ce moment éclatant.

Dans les temps

La radicalité de celles et ceux qui avaient entamé ce combat contre le projet d’aéroport dès les années 70 ne se situait généralement pas dans la disposition à l’affrontement, mais dans une capacité à se projeter dans la durée avec une compréhension juste du rythme de l’adversaire. Les « ancien·nes » nous ont aidé à appréhender à quel point le sens du temps était, à terme, le facteur clé. Du temps, il faut d’abord toujours en gagner par rapport au calendrier de l’État. À ce niveau-là tous les moyens sont bons : recours juridiques en tous genres et grève de la faim portés par les paysans impactés et les associations, mais aussi sabotages et blocages physiques des travaux préliminaires qui se densifient avec l’arrivée des occupant·es.

Il va s’agir également, à partir de 2012, de perpétuellement neutraliser à temps la volonté de l’État de se lancer dans une seconde tentative massive d’expulsion qui aurait tiré les leçons des échecs de la première. Le moyen le plus sûr de gagner après la victoire face à César, ce n’est pas de se convaincre qu’elle soit reproductible en tant que telle – ce sur quoi il était difficile de miser – mais d’abord de faire en sorte que les tractopelles et gendarmes ne reviennent pas. Entre 2013 et 2018, à différentes étapes – après la médiation post-César, la décision d’expropriation des habitants historiques ou la victoire du « oui » au référendum sur l’aéroport de 2016 – le gouvernement cherche des fenêtres de tirs. Il ne peut plus imaginer une opération d’expulsion définitive sans commencer immédiatement les travaux et notamment le déboisement de la forêt. Il annonce régulièrement une nouvelle offensive en ce sens, s’aventure même parfois à donner une date butoir. Mais son calendrier est toujours plus ou moins contraint : par les périodes électorales ou celle où les coupes d’arbres sont interdites, par les grands rassemblements annuels qui réunissent sur la zone quelques milliers de personnes tous les juillets, par les astreintes policièr es relatives à l’état d’urgence, par la trêve hivernale qu’ont obtenue juridiquement certains des lieux de vie squattés de la zad ou par celle des confiseurs.

Il y alors pour nous une nécessité absolue à être dans le tempo et à annoncer des gestes offensifs et mobilisations massives au bon moment et à chaque fois que cela s’avère nécessaire. L’opération de 2012 leur avait appris qu’il est difficile d’attaquer et tenir le bocage juste avant une mobilisation annoncée de plusieurs dizaines de milliers de personnes. L’histoire qui suit leur montre qu’il est tout aussi malaisé de démarrer une opération juste après que le centre-ville de Nantes a été mis sens dessus dessous lors d’une manifestation de 60 000 personnes et 500 tracteurs le 22 février 2014. La stratégie préventive ne dispense pas de se préparer sérieusement en même temps à une seconde bataille, avec par exemple des formations publiques à la résistance sur le terrain, le regroupement d’une logistique défensive ou des planifications du blocage des voies de communication régionales.

Cette exigence rythmique est pendant ces années-là l’objet d’une perpétuelle controverse en interne. La défaite de César a laissé place à une surévaluation assez répandue de la puissance « intrinsèque » de réaction de la zad. Elle est d’autant plus fréquente chez des personnes qui s’occupent assez peu d’entretenir le rapport de force et se tiennent généralement à l’écart des diverses dynamiques d’organisation du mouvement. De nombreux habitant·es du territoire voient alors avant tout dans la zad un refuge ou une bulle d’expérimentations plus ou moins collectives, plus ou moins isolées, et se situent dans une logique de rupture antagoniste avec un état de mobilisation aussi fréquemment reconduit. Dans certaines franges du mouvement d’occupation, la priorité par ailleurs accordée à un ralentissement de la temporalité des processus de prises de décision et le rejet de la cadence imposée par l’adversaire se traduit souvent en pratique par un parti-pris de remise en cause quasi systématique de toute initiative d’action large. Pour nous, partisans du rythme stratégique, il fallait réagir &agrav e; temps quitte à hâter parfois les processus sans quoi ce monde en suspens n’existerait plus demain et il n’y aurait alors plus rien à expérimenter ni à débattre. Mais la consistance de l’expérience et l’ancrage victorieux de la zad tiennent aussi au fait d’agir, alors même que tout menace perpétuellement de s’effondrer, comme si l’on allait rester toujours. Pendant les années pré-abandon notre pari apparemment paradoxal consiste dès lors à tenter de concilier le temps long de la forêt, de la consolidation des liens et coutumes, des cultures ou des « constructions en dur » avec la permanence d’un certain sentiment d’urgence et la recherche de coups d’avance.