Éléphants en fuite, habitants en danger 

L’envers du pipeline de Total en Ouganda

Les travaux du projet Tilenga-Eacop de TotalEnergies ont commencé en Ouganda. Depuis, les éléphants fuient pour venir s’approvisionner dans les villages. Au risque de provoquer de graves accidents avec les humains.

Vous lisez l’enquête « Eacop : emprise Total, résistances locales ».

C’est l’un des projets d’extraction d’énergie fossile les plus titanesques en cours de réalisation, loin de nos regards, et qui nous concerne pourtant toutes et tous : Tilenga-Eacop, de plus de 1 400 km à travers l’Ouganda et la Tanzanie. Un oléoduc chauffé battant tous les records, dans le but d’exporter du pétrole ougandais vers le monde entier : pour nos voitures, nos avions, notre plastique, nos cosmétiques. Reporterre vous emmène tout au long du tracé, à la rencontre des habitants et des paysages bouleversés.

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Une route bitumée traverse, longiligne, des kilomètres et des kilomètres de forêt humide enrobant l’air de fraîcheur. Des grappes de babouins chauffent leur postérieur sur le tarmac. Cette route a été construite au milieu du parc national des Murchison Falls — l’un des plus anciens d’Ouganda, protégé depuis 1952 — pour permettre l’exploitation des gisements pétroliers découverts, en 2006, sous ce parc et sous le lac Albert voisin.

Petit à petit, la route dévoile la savane. Dans ces étendues à perte de vue, les coins d’ombre se font rares. Çà et là, des buffles paissent, des antilopes tendent leur cou. Le ciel brille d’une couleur de zinc, à l’approche de l’orage. Au loin, un troupeau d’éléphants, source de tensions avec les villageois.

Soudain, un éclat argenté : la tour de forage, visible à des kilomètres. Dix plateformes de forage, contenant une douzaine de puits chacune, sont construites ou en cours de construction dans le parc — au total, 426 puits seront creusés. Après des années d’exploration pétrolière et d’aménagement, les forages ont commencé en 2023. Le tout, dans le cadre du projet Tilenga de TotalEnergies, pour extraire du pétrole et le transporter via le pipeline Eacop. Celui-ci traverse sur plus de 1 400 km l’Ouganda puis la Tanzanie, avant de s’exporter dans le monde entier à partir de l’océan Indien.

7 décès attribués aux éléphants

Pour s’approcher du site de forage, il faut bifurquer sur une piste à la terre ocre. C’est d’abord le son des véhicules et des tractopelles qui interpelle. Un bus transportant des ouvriers soulève des nuages de poussière. Sur le bord de la piste, des salariés en combinaison et casque bleu de chantier agitent chacun un drapeau vert, ou rouge, pour réguler la circulation. Un espace de pause pour ouvriers, avec toilettes chimiques, arbore sur son grillage une pancarte avec un dessin de lion : « Attention aux animaux sauvages. »

Aussi loin que le regard se porte, désormais, il n’y a plus d’animaux à la ronde. Le contraste est saisissant : où sont passés les buffles, les girafes, les éléphants ? Tous partis, en raison des travaux.

« Entre les systèmes d’éclairage, les routes bitumées, les bruits, les puits, les animaux ne sont plus tranquilles », selon Patrice [*], un responsable local de l’organisation Tasha Research Institute Africa. Résultat : les éléphants, bouleversés par ce chahut et privés d’une partie de leur nourriture, sortent du parc et vont vers les villages, où les incidents s’intensifient depuis 2021.

« Pour moi, c’est Total qui a amené le problème des éléphants, tranche Ibrahim, à la tête du village de Kabolwa, où plusieurs de ces incidents ont eu lieu. Les éléphants viennent trouver sur nos terres des nouveautés comme des mangues ou des fruits du jacquier. »

Agaba, un jeune homme de 28 ans vivant avec son frère et son père à Kigoya, un village voisin du parc dans le district de Buliisa, la ville principale, a subi les lourdes conséquences de ces déplacements de pachydermes. Sa mère a été tuée par un troupeau, le 9 janvier. « Elle était partie l’après-midi chercher du bois pour le feu. À 20 heures, alors qu’elle n’était toujours pas revenue, on a commencé à s’inquiéter », raconte Agaba, depuis l’intérieur sombre de leur habitation. Derrière lui, son père, âgé et ne pouvant plus marcher, ponctue chacune de ses phrases d’un hochement de tête ou d’un mot d’approbation.

La mère d’Agaba se trouvait ce soir-là avec son petit-fils, le garçon d’Agaba, âgé de tout juste 2 ans. C’est lui que la famille, aidée de voisins, a d’abord retrouvé. Blessé et inconscient, le garçon a été transporté d’urgence vers l’hôpital le plus proche. Il a survécu, après un mois de prise en charge médicale. Il en garde des séquelles à une jambe. En revenant des urgences, c’est toute une partie du village, paniquée, qui s’est mise à chercher la mère d’Agaba. Ils ont retrouvé son corps au milieu d’empreintes immenses. « On ne sait pas combien d’éléphants étaient là, mais en voyant les traces, on a compris qu’il y en avait plusieurs, dont des jeunes. »

« Les éléphants sont là ! »

Dans un rapport de septembre dernier, l’ONG ougandaise Afiego (Africa Institute for Energy Governance) dénonce une combinaison fatale entre les effets du changement climatique, le braconnage (favorisé selon l’ONG par la nouvelle route goudronnée) et les activités pétrolières, pour expliquer les sorties des éléphants du parc. Depuis 2022, sept décès de villageois leur sont imputés, selon le recensement des associations et des locaux interrogés. L’un d’eux a eu lieu en mars, deux mois après le décès de la mère d’Agaba, dans des circonstances similaires : une femme, partie chercher du bois.

« Forcé de vendre ma terre »

Les funérailles de la mère d’Agaba ont eu lieu quatre jours après son décès. La Uganda Wildlife Authority (UWA), gestionnaire public du parc national, a dédommagé la famille à hauteur de « 2,5 millions de shillings ougandais » (625 euros), précise le père veuf. « C’était insuffisant pour les funérailles. » « Surtout, après, il n’y a pas eu de soutien financier alors que notre mère était un pilier pour notre famille », s’attriste Agaba.

La famille était déjà appauvrie à cause des éléphants : « Depuis 2023, nous avons cessé de cultiver notre terre. On faisait pousser des citrouilles, des manguiers, des fruits du jacquier, mais les éléphants venaient tout manger et tout détruire… », précise le veuf.

Agaba assure que leur présence s’intensifie. « Il y a deux semaines, alors que j’allais chercher du lait, j’en ai croisé deux sur le chemin de la maison. J’étais tellement effrayé. La nuit dernière encore, ils sont passés chez nous. » Entre villageois, « on s’appelle pour se prévenir : “Les éléphants sont là !”, c’est la seule façon que l’on a de se protéger ». Certains les tuent, confient plusieurs habitants du district : « A-t-on vraiment le choix ? »

Plusieurs témoins affirment que les éléphants sont de plus en plus nombreux à sortir du parc depuis 2 ou 3 ans. Auparavant, les incidents étaient rares et la cohabitation avec les éléphants était sans accroc. Désormais, comme chez la famille d’Agaba, les pachydermes viennent chercher leur nourriture dans les cultures et jardins des habitants, détruisant tout sur leur passage.

Dankin en a fait les frais. « Dès qu’on plantait du cassava [manioc], du maïs, ils venaient, mangeaient en détruisant tout. Chaque jour ! À partir de 17 heures, ils arrivaient », raconte ce jeune homme. En 2022, « après avoir perdu encore et encore mes cultures, j’ai été forcé de vendre ma terre. Je n’avais plus rien pour subvenir aux besoins de ma famille. J’ai loué un motocycle pour tenter de gagner de l’argent ». Dankin est devenu boda boda (taxi à moto), comme de nombreux autres jeunes à Buliisa : en s’endettant sur deux ans.

Mais un matin de septembre 2024, aux environs de 8 heures, alors qu’il transportait du charbon sur sa moto, il est tombé nez à nez sur un groupe d’éléphants. « Ils étaient 25, avec 3 jeunes, se souvient-il avec exactitude. Ils m’encerclaient, je les entendais barrir. J’ai abandonné ma moto et mon charbon pour passer entre les jambes de l’un d’eux et m’enfuir. Mais ils ont détruit la moto. » Dankin n’a pas fini de rembourser son prêt. Il est aujourd’hui sommé de le faire, alors qu’il n’a plus aucune source de revenus. « Depuis l’incident, je fais de l’hypertension. J’ai eu tellement peur ce jour-là. »

Une procédure dissuasive

Comme bien d’autres, Dankin a rapporté l’incident et demandé compensation à l’UWA. Sans succès. « C’est compliqué, toute la procédure de compensation doit être demandée dans les 72 heures, or les gens ne savent pas forcément où se rendre, et à chaque étape on leur demande de payer », soupire Ibrahim, le dirigeant du village de Kabolwa.

L’homme au regard clair et à la chemise impeccable étale devant nous une pile de documents. Des courriers adressés aux rangers, aux autorités locales, mais aussi à la filiale ougandaise de TotalEnergies. « Faute de dédommagement, les gens abandonnent leurs terres : les éléphants en profitent pour étendre leur territoire. »

Contactée, l’UWA n’a pas répondu aux questions de Reporterre. De son côté, TotalEnergies assure que « les données recueillies jusqu’à présent montrent qu’il n’y a pas eu de changement significatif dans les mouvements des éléphants en lien avec [leurs] activités, notamment en ce qui concerne les vibrations et le bruit liés aux forages ». La multinationale assure que « [ses] équipes continuent à surveiller de près ces espèces. En plus des éléphants, [elle a] également mis en place des mesures pour protéger d’autres espèces sensibles ». Cela inclut notamment « l’arrêt des travaux la nuit pour éviter toute perturbation excessive ».

L’UWA construit actuellement une clôture autour du parc pour tenter d’y retenir les éléphants. TotalEnergies collabore avec cette autorité ainsi qu’avec la Wildlife Conservation Society sur « l’élaboration d’un plan d’intervention ». Pour autant, la multinationale reste ferme sur son analyse : « Aucune modification des comportements ou des déplacements des éléphants n’est attribuable aux activités pétrolières. »

Une affirmation rejetée en bloc par Patrice, de l’organisation Tasha : « Total doit prendre ses responsabilités sur ce sujet. » « En attendant, les éléphants sont toujours là, appuie Dankin. Nombreux. »

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Les mirages du pétrole

Pour de nombreux habitants du district, les éléphants incarnent la cruelle désillusion du pétrole. En quelques années, le visage de Buliisa a changé du tout au tout. Auparavant basée sur une économie de l’échange, de l’agriculture et de la pêche dans le lac Albert, cette ville est devenue le cœur du réacteur. Les femmes tenant des restaurants ouverts sur la rue, avec une table et quelques chaises, servaient des assiettes de riz et de haricots rouges aux ouvriers du chantier. Ce plat fait pour tenir au corps est parfois accompagné de matoke, une sorte de banane plantain, pour seulement 3 000 shillings ougandais (75 centimes).

La rue principale, bitumée, est éclairée tous les 10 mètres par des lampadaires à énergie solaire. « Enlight your moments » (« Illuminez vos moments »), vante un immense panneau publicitaire de TotalEnergies. Des parents et leur enfant affichent un air émerveillé autour d’une ampoule allumée. Ironie du sort : les habitants restent chaque jour privés d’électricité, de longues heures d’affilée.

Les ouvriers, logés depuis plusieurs mois dans des baraquements sur les sites du chantier, ont déserté les restaurants et le bar de la ville. Restent les espoirs déçus. « Le pétrole ? Nous n’en avons rien obtenu, tranche Dankin. Pas même du travail. J’ai été reçu trois fois en entretien, on ne m’a jamais rappelé. Ils ramènent des gens de Kampala, d’autres districts. »

Certains viennent aussi de pays voisins. Dans la presse nationale, les autorités ougandaises répètent de leur côté que 90 % des travailleurs employés sont Ougandais. « Sur les 15 169 emplois directs créés par l’industrie pétrolière, à date de novembre 2024, 4 773 viennent des communautés hôtes », précisait récemment Le Monitor. Ces 30 % se retrouvent principalement dans les emplois peu qualifiés — les plus durs et les moins bien payés — faute d’avoir le niveau de formation requis.

« À l’arrivée du secteur pétrolier, on pensait que ça nous apporterait du travail. Mais en fait, il est impossible d’être employé, abonde Joseph [*], l’un des habitants. La ville a changé en apparence. Vivre ici est devenu plus difficile. »

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