Désindustrialiser

Notre retour d’expérience sur deux siècles de promesses

Aujourd’hui qu’on nous invite à « réindustrialiser », la moindre des choses serait de tirer un bilan de cette industrie supposément disparue. Les promesses ont-elles été tenues ? Les sacrifices ont-ils été récompensés ? Vit-on mieux depuis 200 ans qu’on ne vivait avant et qu’on ne vit ailleurs ? La terre et les paysages sont-ils le Pays de Cocagne promis ?

« Napoléon 1er sera représenté dans son grand costume impérial ; il tiendra d’une main le sceptre, symbole de sa haute puissance ; l’autre main étendue sur les emblèmes des deux grandes industries dont il a été le promoteur en France : la filature mécanique du lin et la fabrication du sucre de betterave. Que ne pouvons-nous évoquer cette partie de la France où règne partout l’aisance, où les bras manqueront bientôt au travail ! »
Frédéric Kuhlman, chimiste et industriel, inaugurant la statue de Napoléon 1er en présence de Napoléon III, Lille, 23 septembre 1853.

« Une ère de prospérité nouvelle va s’ouvrir dans un pays où l’industrie la plus florissante vient, chaque jour, demander à la science une découverte à appliquer. Je voudrais que les jeunes gens destinés à la carrière industrielle fussent mis en mesure de venir profiter des immenses ressources de la Faculté des sciences de Lille. »
Louis Pasteur, chercheur et doyen de la faculté de Lille, 7 décembre 1854.

« Nos machines au souffle de feu, aux membres d’acier, infatigables, à la fécondité merveilleuse, inépuisable, accomplissent docilement d’elles-mêmes leur travail sacré ; et cependant le génie des grands philosophes du capitalisme reste dominé par le pré­jugé du salariat, le pire des esclavages. Ils ne comprennent pas encore que la machine est le rédempteur de l’humanité, le Dieu qui rachètera l’homme des sordidæ artes et du travail salarié, le Dieu qui lui donnera des loisirs et la liberté. »
Paul Lafargue, député de Lille, dans Le Droit à la paresse, 1880.

« Produire, produire et encore produire, faire du charbon, c’est aujourd’hui la forme la plus élevée de votre devoir de classe, de votre devoir de Français. Pour permettre la reconstruction économique, la renaissance morale et culturelle de la France, chers camarades, au nom du Comité central, au nom du Parti, au nom de tous les travailleurs, je vous dis : Toute la France attend des mineurs, et tout particulièrement des mineurs du Nord et du Pas-de-Calais, un nouvel et grand effort. »
Maurice Thorez, secrétaire national du PCF et ministre, Waziers (59), 21 juillet 1945.

« En quatorze ans, Dunkerque a fait un miracle de l’effort et du courage, et les résultats sont magnifiques. Je sais qu’il y a de grands projets pour que le port prenne son essor, que la ville devienne plus belle et plus grande, que la condition de tous s’améliore. Notre pays est un pays qui est parti des abîmes et qui, à force de courage et de volonté, est monté parmi les premières nations du monde. »
Charles de Gaulle, président de la République, Dunkerque, 1er septembre 1959.

« Réindustrialiser, c’est créer du pouvoir d’achat, financer notre modèle social, construire un avenir pour nos enfants, attirer l’innovation et les talents de tous les secteurs, réduire le déficit du commerce extérieur. Et puis, bien sûr, stopper le décrochage de cette France des territoires. »
Emmanuel Macron, président de la République, Dunkerque, 11 mars 2023.

Quelle promesse n’a-t-on pas faite aux habitants du nord ? Voilà deux-cents ans que la grande industrie doit accoucher du paradis terrestre, les loisirs et l’abondance à portée d’un travail facile. Économistes, scientifiques, patrons, syndicats, socialistes, libéraux, tous sont d’accord sur l’objectif, seul le chemin les distingue : les efforts d’aujourd’hui porteront demain. Sinon nous, au moins nos enfants en profiteront. Au loin, la grandeur de la France, ou la Prospérité, ou la Révolution, le sacrifice des « héros du travail », disciplinés comme peut l’être une « armée industrielle », un jour paiera. Le « Progrès » des sciences et des techniques, des tissages mécaniques et des machines à vapeur, des hauts-fourneaux, de la chimie, des engrais, des solvants, des centrales électriques et des réseaux numériques, pavent depuis deux siècles la voie du bonheur éternel à la façon d’une religion sécularisée.

Nous avons créé l’Association pour la sup­pression des pollutions industrielles, la revue Hors-sol, puis le site Chez Renart, à partir de 2012, quand les élus de la Région n’annonçaient pas moins qu’une « Troisième révolution industrielle » pour le nord. Un élu écologiste était parvenu à convaincre un président socialiste de convaincre les milieux patronaux d’un programme innovant : la production décentralisée d’électricité renouve­lable, grâce à la mise en réseau (les smart grids) des producteurs et consommateurs, et au stockage d’énergie par hydrogène ou batteries. Le rêve cen­tenaire du tout-électrique devait mettre fin à la « civilisation fossile » pour le bien de la Terre et de tous.
Cet énième Grand récit technologique emporta l’adhésion des entrepreneurs et des banquiers. Aujourd’hui, la « Mission Rev3 » est entre les mains de Xavier Bertrand et de son élu dédié : l’industriel de la tuyauterie Frédéric Motte, ancien président du Medef régional, et héritier de la plus grande famille textile roubaisienne. Ils incarnent le nouveau visage de l’écologie, entrepreneuriale, électrique, connectée.
C’est sous le nouveau mot d’ordre de la « Transition », plus que de la « Troisième révolu­tion industrielle », que la Région finance les secteurs de l’automobile, des batteries, et de l’ex­ploitation de lithium [1]. En plus de subventions de l’État et de l’Europe dans des proportions inédites [2].
Mais avant de lancer une Troisième révolution industrielle, ne serait-il pas judicieux de tirer le bilan des deux premières ? N’est-ce pas là ce qu’on attend habituellement d’un bon manager ?

Un plat pays de Cocagne

Notes

[1] Par exemple : 150 000 euros pour la multinationale extractive Rio Tinto, 8 millions pour l’usine Tiamat à Amiens, 60 millions pour Verkor à Dunkerque, 2 millions pour la formation, etc.

[2] 1,5 milliards d’euros pour la gigafactory ProLogium à Dunkerque, 1,2 milliard pour ACC à Douvrin, 650 millions pour Verkor, etc. L’argent publique contribue pour un tiers à l’investissement total.

Pour en savoir beaucoup plus :

https://renart.info/Desindustrialiser-Notre-retour-d-experience-sur-deux-siecles-de-balivernes