La violence comme piège politique

Cela se passe à Gaza

En 1970, Hannah Arendt publiait un court essai intitulé Sur la violence. Cet article lit la guerre à Gaza à travers cette grille : une violence réflexive, qui détruit l’enclave et sa population mais corrompt aussi celui qui la pratique. Incapable de bâtir un avenir ou un pouvoir durable, elle ne laisse qu’un vide politique et une infamie morale.

Il y a des visions qui hantent. Celle d’un enfant famélique et décharné, aux os saillants, vêtu d’un sac poubelle en guise de couche, est de celle-ci. Elle est devenue un symbole de la famine orchestrée par Israël dans la bande de Gaza. Rien ne peut justifier l’utilisation de la faim comme arme de guerre contre une population civile. Rien ne peut légitimer l’abattage indiscriminé de personnes cherchant un peu de nourriture, de journalistes venus informer, de travailleurs humanitaires venus assister, de soignants venus secourir. Ces massacres sont au bas mot constitutifs de crimes de guerre. Ils ont lieu tous les jours à Gaza.

Il y a longtemps que ces violences généralisées ont dépassé le cadre d’une réponse légitime aux attentats atroces du 7 octobre 2023. Elles relèvent depuis de nombreux mois d’une logique de vengeance infligée à l’ensemble de la population palestinienne. Même le sort des otages israéliens retenus par le Hamas depuis près de deux ans semble relégué au second plan par le gouvernement de Benjamin Netanyahou. Ces derniers jours, de nombreuses manifestations ont éclaté pour le dénoncer, réclamant que la libération des otages redevienne l’objectif central de l’intervention israélienne, au-delà de l’occupation militaire de Gaza et d’un recours à la force érigé en unique stratégie politique.

En 1970, la philosophe Hannah Arendt publiait à cet égard un court essai, intitulé Sur la violence, éclairant les relations entre violence et politique et particulièrement les conséquences de la première sur la seconde. Le pouvoir, expliquait-elle, naît de l’action concertée et repose sur la reconnaissance mutuelle et l’adhésion d’un groupe à un projet commun. En ce sens, Israël ne peut aujourd’hui s’éloigner davantage de cet objectif. La violence, en revanche, n’est qu’un instrument : elle peut contraindre ou détruire, mais elle ne crée pas de véritable pouvoir. Or, lorsqu’un acteur politique ou social remplace progressivement le pouvoir par la violence, il en sape les fondements mêmes : les possibilités de coopération disparaissent, la légitimité se délite, la résistance s’accroît. Ce recours entraîne donc un effet paradoxal. À court terme, la violence peut imposer la destruction ; à long terme, elle érode et corrompt ce qu’elle prétend servir. Elle devient alors auto-limitante : plus elle s’exerce, plus le pouvoir qu’elle devait soutenir s’affaiblit, jusqu’à ce que la violence ne serve plus qu’elle-même — comme c’est aujourd’hui le cas à Gaza.

Les conséquences politiques de la violence

La première limite de la violence est son incapacité à construire l’avenir. Elle peut détruire un adversaire, briser une résistance, imposer la terreur, mais elle ne sait pas produire l’adhésion ni fonder une paix durable. Elle est stérile sur le plan politique : là où elle s’installe comme mode principal d’action, elle engendre un vide de pouvoir et une absence de projet. Arendt souligne que la stabilité d’un pouvoir ne découle pas de sa capacité à écraser ses ennemis, mais de sa faculté à rassembler ses membres autour d’un objectif partagé. En ce sens, la stratégie israélienne à Gaza ne construit pas de victoire politique : elle réduit une population par la force, mais détruit aussi les conditions de toute paix future et entame -le mot est bien faible- la légitimité d’Israël sur la scène internationale.

Dans le scénario extrême d’une disparition de la population Palestienne -ce que semble rechercher le gouvernement Netanyahou-, la violence cesserait mécaniquement. Non pas par vertu, mais par épuisement : privée d’ennemi, elle perdrait son objet. Dans ce cas, elle ne se transformerait pas en pouvoir durable, mais en vide politique. L’illusion consiste à croire que l’extermination assure la pérennité d’un pouvoir ; en réalité, elle ne produit que du néant, car le pouvoir naît d’un agir commun et non de la simple absence d’opposition..

La logique interne des régimes violents les pousse en outre à se maintenir en fabriquant ou en découvrant de nouveaux ennemis. L’Histoire regorge d’exemples de régimes qui, après avoir éliminé une opposition réelle, inventent des ennemis internes (purges, boucs émissaires) ou externes (conflits expansionnistes). Cette dynamique empêche l’extinction de la violence, car elle renouvelle artificiellement son objet. C’est dans cette fuite en avant que semble être entré Israël.

La réflexivité morale

Au-delà de ses conséquences politiques, la violence porte également en elle un élément réflexif : elle frappe l’ennemi, mais imprime aussi une marque sur celui qui l’exerce. Cette marque est un stigmate qui survit aux actes et altère la dignité de ceux qui les ont exercé. Même lorsque l’adversaire (ou la victime) est anéanti, le geste violent subsiste comme un témoignage contre son auteur, l’inscrivant dans une mémoire où la force ne peut effacer la honte. La limite ultime de la violence n’est ainsi pas seulement stratégique ou politique, mais éthique : nul ne la pratique impunément, car elle finit toujours par se retourner contre celui qui l’a brandie. Le gouvernement Netanyahou pourra difficilement échapper à ce jugement — celui de ses propres citoyens, de ses alliés, de l’Histoire.

En s’enfermant dans une logique où la violence devient son propre but, Israël perd ce qui fonde un pouvoir politique : la capacité de proposer un avenir commun. Et lorsque la violence épuise ses cibles, il ne reste que le vide — ou la tentation d’inventer de nouveaux ennemis. Dans les deux cas, la victoire qu’elle prétend offrir n’est qu’une illusion, car elle détruit non seulement l’autre, mais aussi celui qui frappe.
Thomas Zacharewicz, consultant en politiques publiques ; sur son blog de mediapart