Préface du livre de Stig DAGERMAN
Il n’est pas rare qu’un seul titre représente, pour le grand public, toute l’œuvre d’un auteur entré dans le patrimoine de la littérature mondiale. Les exemples ne manquent pas. Il est plus singulier que ce titre soit celui d’un livret d’une demi-douzaine de pages publié en France en 1981. « Notre besoin de consolation… » n’est pourtant qu’un texte au milieu d’une production riche et foisonnante, qui compte notamment 1 350 dagsedlar, ces billets politiques et poétiques que Dagerman a donnés à la presse anarcho-syndicaliste suédoise de 1941 à novembre 1954, date à laquelle il met fin à ses jours, laissant une œuvre composée de quatre romans, quatre pièces de théâtre, plusieurs recueils de nouvelles, d’essais et de poèmes.
Stig Jansson est né le 5 octobre 1923 à Älvkarleby, à une dizaine de kilomètres du port de Gävle, sur la Baltique. Fils d’une mère télégraphiste et d’un père poseur de rails, il est abandonné tout petit à ses grands-parents paternels qui l’élèvent à la campagne pendant ses neuf premières années. Dans Mémoires d’un enfant (1948), Dagerman écrira : « Mon grand-père et ma grand-mère sont, à leur manière, les personnes les plus remarquables que j’ai rencontrées. » En 1929, son père, tout juste remarié, l’emmène à Stockholm. Profondément affecté par ces changements soudains, le jeune garçon sera un élève brillant mais silencieux et réservé, qui gardera de l’école le souvenir d’une prison. S’il retourne régulièrement dans la ferme familiale, il y est toutefois désormais traité en citadin. En 1940, son grand-père est poignardé à mort par un aliéné, quelques semaines avant que sa grand-mère ne meure d’une attaque cérébrale. Cette année-là, l’adolescent commet sa première tentative de suicide.
En 1941, Stig rejoint l’organisation de jeunesse de la centrale syndicale des ouvriers de Suède, le Sveriges Arbetares Centralorganisation (SAC), et le journal de la Fédération anarcho-syndicaliste dont il sera membre toute sa vie. C’est dans ce cadre qu’il prend le nom de Dagerman, « L’homme de la lumière de l’aube », et commence sa carrière littéraire, sur des chemins journalistiques et politiques : pour Storm (Tempête), mensuel de la Sveriges Syndikalistiska Ungdomsförbund, l’union de la jeunesse syndicaliste de Suède, et le quotidien du SAC, Arbetaren (L’Ouvrier) – où le salaire des journalistes est aligné sur celui d’un ouvrier qualifié.
En août 1943, Dagerman épouse Annemarie Götze, qui avait fui l’Allemagne nazie avec ses parents, Ferdinand et Elly, militants anarcho-syndicalistes ayant rejoint, en 1936, l’Espagne en guerre avant de s’exiler en Suède après la défaite du camp républicain. Stig et Annemarie, désormais de nationalité suédoise, auront deux enfants. Lorsque prend fin la guerre, que la Suède a connue en pays neutre, Dagerman a vingt-six ans et commence pour lui une période de foisonnement. Elle s’accompagne notamment de la clarification de son rapport à l’anarchisme, c’est-à-dire du rapport entre littérature et politique, que l’on retrouve dans le texte « L’anarchisme et moi » (1946)1.
Son premier roman, Le Serpent (1945), très bien accueilli par la critique, dépeint la vie d’un groupe de jeunes gens pendant la Seconde Guerre mondiale, leur culpabilité, leurs angoisses, leurs peurs et leurs tentatives stériles pour les surmonter. Pour quiconque fait de la liberté une quête, le vrai défi est, pour Dagerman, d’affronter son anxiété, ses remords, et non de détourner son regard de la noirceur de l’existence par le divertissement petit-bourgeois et autres distractions mystiques. La liberté ne peut consentir au déni, quel que soit le coût personnel et spirituel.
En 1946, Dagerman rejoint la revue littéraire 40‑tal (Les Années 40), qui regroupe une nouvelle génération d’écrivains suédois. Il écrit son deuxième roman, L’Île des condamnés, dans l’ancienne maison occupée par August Strindberg sur l’île de Kymmendö2. Dans cette allégorie sur le fascisme et la lutte contre l’autorité, des survivants s’affrontent après un naufrage. Encore une fois, qu’il soit collectif ou individuel, le combat pour la liberté passe par la prise de conscience de la dureté de notre existence. Cette année-là, où il donne sa vision du journalisme comme « l’art d’arriver en retard le plus tôt possible », Dagerman parcourt les villes allemandes en ruine pour le compte du quotidien Expressen. Son portrait de la misère des populations vaincues fait preuve d’une compassion et d’une ouverture d’esprit inhabituelles pour ces temps revanchards. Ce reportage, qui problématise aussi le rôle de l’auteur, est édité sous le titre, Automne allemand – son premier véritable succès de librairie.
Dans le recueil de nouvelles Jeux de la nuit (1947), notamment inspiré par Kafka et Camus, Dagerman combine symbolisme et réalisme de la vie quotidienne pour dépeindre la cruauté d’un monde où les consolations sont rares. Entre mars et mai 1948, Dagerman est envoyé en France par Expressen pour un reportage sur le modèle d’Automne allemand. Entre littérature et critique sociale, son portrait d’un pays ruiné met en perspective la réalité désespérante des classes travailleuses avec les rêves de la Libération, et notamment de la révolution trahie – ce « Printemps français », qui n’aboutira pas, est reproduit reproduit dans le recueil Notre besoin de consolation est insatiable.
S’inspirant d’un reportage réalisé en 1884 par Strindberg entre Vannes et Nantes, « Parmi les paysans français », Dagerman s’installe à Kerné, dans la presqu’île de Quiberon, pendant l’été 1948, où il écrit, « dans une grande solitude », son troisième roman, L’Enfant brûlé. Le chagrin du jeune Bengt, qui pleure sa mère décédée, se mue en haine envers son père, qui a pris une maîtresse, avec qui le fils finit lui aussi par coucher. Face à la trahison de ses propres exigences morales, Bengt se suicide et laisse une lettre où il vomit ce monde de « petits chiens, […] fait de petits sentiments, de petits plaisirs et de petites pensées ». Dagerman adapte ce thème au théâtre sous le titre Personne n’y échappe (1949). Cette année-là, une autre de ses pièces, Le Condamné à mort, est jouée à Stockholm ; et paraît son dernier roman, Ennuis de noces. Dans ce conte rural réaliste inspiré par son enfance à Älvkarleby, un mariage, au cœur de l’attention des personnages, passe de l’échec à l’abandon et à la réconciliation dans un récit tout à la fois tragique, comique et grotesque, où il s’agit de trouver du réconfort dans les qualités rédemptrices de l’être humain.
Puis c’est le silence littéraire.
Si Dagerman continue de nourrir Arbetaren, où la défense de la liberté de l’artiste et de la solidarité avec les dominés s’impose toujours à lui, illustrant par là une double dimension d’homme engagé et d’écrivain embarqué3, il commence quatre romans qu’il n’achèvera pas.
En 1950, Dagerman rencontre la jeune actrice Anita Björk, alors très célèbre en Suède – connue du public français comme l’interprète de Mademoiselle Julie de Strindberg dans le film d’Alf Sjöberg. Pour pouvoir se marier, ils divorcent chacun de leur côté. Leur ménage semble heureux et ils ont une fille en 1951. Pourtant, Dagerman est admis en observation dans une clinique psychiatrique car les tentatives de suicide se succèdent. Le 4 novembre 1954, il met fin à ses jours en s’asphyxiant dans le garage de sa maison d’Enebyberg. Il avait 31 ans. La veille, Arbetaren recevait le dernier Dagermans Dagsedel, qui se conclut ainsi :
Et pour faire épargner un sou à la commune :
abattre les pauvres ! Ce sera la prochaine mesure.
agone.org
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Notes
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1. Texte reproduit dans le recueil Notre besoin de consolation est insatiable
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2. Auteur majeur de la littérature suédoise, August Strindberg (1849-1912) a marqué tout le théâtre moderne, notamment avec ses grands drames naturalistes au cœur d’un volumineux corpus littéraire et dramatique.
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3. Le 14 décembre 1957, quelques jours après la remise du prix Nobel à Stockholm, Albert Camus prononce une conférence à l’université d’Uppsala. Accablé par la situation en Algérie, il y déclare : « Le silence même prend un sens redoutable. À partir du moment où l’abstention elle-même est considérée comme un choix, puni ou loué comme tel, l’artiste, qu’il le veuille ou non, est embarqué. Embarqué me paraît ici plus juste qu’engagé. »