| Aujourd’hui, le témoignage de Félix, photographe et chargé de communication depuis 2023
La première fois que j’ai suivi une mission d’Utopia 56, c’était une maraude littorale, une nuit d’été. Réveil à l’aube, les yeux plissés, un peu stressé de découvrir ce dans quoi je venais de m’engager. J’étais là en tant qu’observateur, nouveau salarié qui s’imprègne du terrain, avec un appareil photo pour faire quelques images, si le moment se présentait.
On a roulé toute la nuit, sillonné le littoral, jusqu’à tomber sur un groupe d’une cinquantaine de personnes, trempées : elle venait d’échouer dans leur tentative de traverser la Manche pour rejoindre le Royaume-Uni. Certain·es avaient des gilets de sauvetages, d’autres non. Des jeunes hommes, des moins jeunes, des femmes et des enfants. J’ai l’impression que je n’oublierai jamais ce moment, ces gens et leurs regards plein de détermination, d’espoir et de résilience, qui m’ont complètement tordu le bide.
Avec un sentiment d’impuissance, j’ai aidé mes nouveaux collègues à distribuer des couvertures de survie, des vêtements secs et des boissons chaudes, avant de regarder le groupe prendre la direction de leur campement. En rentrant chez moi le week-end, j’ai pleuré et appelé mon père, choqué de la réalité qui s’était imposée à moi, sur ces plages où on allait en vacances quand j’étais petit. C’est donc ça, une frontière.
Des missions depuis, j’en ai fait pas mal. Une semaine par mois, je me rends sur les antennes d’Utopia 56, pour documenter les missions des bénévoles, avec mon appareil photo. À chaque fois, il y a des histoires, des situations, qui me bouleversent.
Récemment à Paris, dans notre lieu d’hébergement d’urgence, j’ai entendu mon prénom : “Félix ? C’est toi ?”. En me retournant, j’ai vu le visage de cette fille, qui me rappelait vaguement quelque chose. Elle me parle de Lille, là où j’ai grandi, et me remémore qu’on était au lycée ensemble. Aujourd’hui, elle est accompagnée par l’asso, car elle n’a nulle part où dormir. Elle m’explique son parcours, comment elle s’est retrouvée à la rue, comme ça, très vite, après des disputes avec ses parents. Les privilèges dont j’ai toujours joui, elle ne les a jamais connus.
Je repense aussi à ce couple de sexagénaires iraniens, d’une dignité magistrale, rencontré à un arrêt de bus près de Calais. En m’approchant pour leur distribuer un flyer de prévention des risques des traversées en mer, lui a secoué la tête en répétant d’un air aimable et dans un anglais tremblant “no, no, thank you”. Alors que j’insistais un peu pour qu’il prenne mon bout de papier, un homme plus jeune a fait office d’interprète : il m’explique qu’ils ne souhaitent plus tenter la traversée, trop risquée, et qu’ils veulent finalement retourner en Iran. Voir renoncer ce couple après ce que j’imagine être un infini et éprouvant parcours d’exil, m’a brutalement ramené à la réalité. Traverser la Manche en bateau pneumatique est un pari mortel, et celles et ceux qui prennent ce risque n’ont pas d’autres choix.
Des histoires, il y en a plein. Le gouter d’anniversaire d’une enfant albanaise, avec des ballons gonflable au plafond, dans un squat à Toulouse. Cet ado à Lille à qui j’ai prêté mon appareil photo et qui rêve depuis de devenir photographe. Des minots à Rennes qui prennent la pose, au milieu des tentes, sous la pluie. Un jeune à peine majeur à Tours, originaire du Bangladesh, qui m’a fait visiter la ville en commentant l’architecture…
Depuis que je bosse à Utopia 56 – plus de deux ans maintenant – j’ai appris tellement de choses. En arrivant, je ne connaissais rien à la migration, au droit d’asile, aux politiques de l’Europe, aux difficultés auxquelles font face ces gens qui ne cherchent qu’une vie meilleure, chez nous.
Pas seulement parce que j’y travaille, mais aussi parce que je la connais de fond en comble, j’ai énormément d’admiration pour Utopia 56. L’aide que nous apportons, bien qu’imparfaite parfois, et notre travail d’alerte, sont inestimables. Je l’écris aujourd’hui comme je le répète à mes ami·es régulièrement : si vous le pouvez, soutenez ce travail.
Quand je prends trop de recul, j’ai l’impression que le monde va droit dans le mur. Mais quand je vois ce qu’on fait, ensemble, au quotidien, je me rappelle cette phrase entendue lors d’une maraude : la seule bataille qui est perdue, c’est celle qu’on arrête de mener. |