Cela fait 365 jours qu’a commencé le cirque

Une année de Covid-19 : les sept erreurs du pouvoir ; après la sidération, la morosité et l’exaspération

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Extraits

Depuis douze mois maintenant, les Français, comme une très large partie du monde, subissent une vie rétrécie, tout entière contrainte par des indicateurs inimaginables il y a un an. La pandémie de Covid-19 s’est imposée à chacune et chacun comme le « maître des horloges ». Nos vies sont entrées en une lugubre résonance avec bon nombre de romans ou films post-apocalypse (L’Année du lion, de Deon Meyer, par exemple).

Nous avons appris de nouveaux mots, intégré d’autres habitudes, construit d’autres relations, bricolé de nouvelles manières d’être. Nous acceptons sans plus vraiment en parler la banalité de la mort, cet ordinaire répétitif qui fait que plus de 400 personnes décèdent chaque jour en France du Covid-19. La comptabilité n’est d’ailleurs plus vraiment tenue au jour le jour, sauf pour les décès intervenus en hôpitaux.

Apprendre à « vivre avec le virus », comme nous le dit le pouvoir, c’est cela : accepter 12 000 morts par mois pour que, vaille que vaille, une vie au rabais se poursuive.

Nous ne savons pas plus s’il y aura et ce que sera un « monde d’après », nouveau mantra de responsables politiques en déshérence. Mais nous nous souvenons d’un monde d’avant, d’avant le 17 mars 2020, date d’entrée en vigueur du premier confinement, mesure jamais intervenue depuis le Moyen Âge et ses épidémies de peste.

Chacune et chacun a son récit et ses souvenirs qui, pour certains, déjà s’estompent. C’est d’ailleurs pour cette raison que Mediapart a fait un appel à témoignages, demandant à ses lecteurs d’envoyer une photo d’« avant », d’avant le 17 mars 2020, photos ou vidéos qui accompagnent aujourd’hui cet article pour construire un autre récit de ce que nous vivons.

Si chaque personne s’adapte et tâtonne, il reste à prendre la pleine mesure de l’événement. Historiens, philosophes, sociologues s’y essaient. Retenons seulement ce propos de l’historien Stéphane Audouin-Rouzeau, récemment interrogé par Mediapart.

 « On peut de moins en moins prétendre que tout redeviendra comme avant et que la parenthèse pourra se refermer pour de bon. La question que je me pose aujourd’hui paraît stupide en apparence : “Que se passe-t-il ?” Mon sentiment est que nos sociétés occidentales traversent en réalité une grande expérience tragique : la première de cette profondeur depuis la Seconde Guerre mondiale. »

Nos brouillonnes stratégies individuelles s’emboîtent dans une inédite expérience collective. Et nous voilà toutes et tous soumis à des politiques publiques qui organisent jusqu’à la surveillance de nos horaires, de nos activités et de nos déplacements. Combien de libertés perdues depuis un an ? Ce sont bien ces actions des pouvoirs publics, celles du gouvernement français qu’il faudra évaluer quand se dessinera une sortie de crise.

Depuis un an, Mediapart, par ses enquêtes, s’est efforcé de dévoiler les échecs et les erreurs de ce pouvoir, d’acter ses succès parfois – ils sont rares. D’autres médias l’ont fait. Deux rapports parlementaires du Sénat et de l’Assemblée, rendus fin 2020, ont apporté des informations précieuses, bien souvent accablantes pour la gestion gouvernementale et le fonctionnement de l’appareil d’État.

On connaît la réponse automatique du pouvoir et de ses soutiens : certes, des erreurs ont été commises, elles sont marginales ; la France ne fait certainement pas plus mal que ses voisins européens. Et ne parlons pas du Brésil, des États-Unis. Comparaison européenne vaudrait absolution.

Or les faits viennent démentir la communication du pouvoir. La France est parmi les pays les plus touchés au monde par la pandémie, au vu du principal indicateur, celui du nombre de morts par million d’habitants. Elle n’est pas du tout « dans la moyenne européenne » mais dans le peloton de queue, 18e sur 27 États membres de l’Union européenne, toujours selon cet indicateur.

La situation de nombreux pays d’Asie du Sud-Est ? Rien à voir nous dit-on, même si l’interrogation est lancinante et alimente le débat sur une stratégie « zéro Covid » écartée par le pouvoir. Un exemple : le 16 février, la Thaïlande, un pays de 69 millions d’habitants (67 millions en France), enregistrait son 82e mort quand la France franchissait le seuil des 82 000 décès. N’y a-t-il rien à apprendre en Thaïlande ?

Aussitôt élu en 2017, Emmanuel Macron rêvait d’inscrire sa présidence dans la grande Histoire, celle du président « jupitérien », des livres et des héros. Il l’expliquait en ces termes en mai 2018 dans un entretien à La Nouvelle Revue française : « Paradoxalement, ce qui me rend optimiste c’est que l’histoire que nous vivons en Europe redevient tragique […]. Ce vieux continent de petits-bourgeois se sentant à l’abri dans le confort matériel entre dans une nouvelle aventure où le tragique s’invite. »

Nous voilà donc dans une « nouvelle aventure ». Le tragique de celle-ci a-t-il hissé le chef de l’État et son gouvernement aux premiers rangs des acteurs de l’Histoire ? Les enquêtes journalistiques et rapports parlementaires ont répondu : c’est non. Elles et ils décrivent un gouvernement et un président sourds aux premières alertes, non préparés, sans capacités d’anticipation, aux faibles moyens d’action avec un appareil d’État abîmé et fracturé depuis de longues années.

« Ce qui est commun à toutes les épidémies, c’est la recherche des responsables », notait dans un entretien à Mediapart Anne-Marie Moulin, à la fois médecin, philosophe et membre du Haut Comité de santé publique. Le besoin de comprendre n’est pas un acharnement déplacé à demander des coupables. Il renvoie seulement à ce qui est le fondement même de tout pouvoir démocratique : être comptable de ses paroles et de ses actes.

L’extraordinaire et le tragique de l’actuelle crise rendent plus nécessaire encore cette responsabilité politique. Parce que les enjeux sont exceptionnels et parce que des crises sanitaires de ce type ne manqueront pas de se reproduire.

En revisitant les principaux moments des quinze mois passés, sept erreurs commises par le pouvoir politique peuvent être aisément identifiées. Elles sont de nature diverse mais toutes s’avèrent être produites par un seul et même facteur : la façon d’exercer le pouvoir dans un système présidentiel exacerbé et inefficient. Revue de détail.

  1. L’OMS, ignorée, voire méprisée

La France, pourtant chantre du multilatéralisme, néglige les grandes agences des Nations unies. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) est l’une d’elles, sans doute parmi les plus puissantes et actives, avec 7 000 employés et un budget de près de 4,5 milliards de dollars.

Paris s’intéresse parfois à l’OMS pour tenter d’y placer certains politiques carbonisés en France. Ce fut le cas début 2017, quand François Hollande soutint la candidature de Philippe Douste-Blazy à la direction générale de l’OMS : il fut sèchement battu dès le premier oral. Ce fut encore le cas en janvier, lorsque Agnès Buzyn annonça qu’elle rejoignait le cabinet de l’actuel directeur général, l’Éthiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus, pour y jouer un rôle d’ambassadrice auprès du G7 et autres institutions…

L’OMS est critiquée de longue date. En 2003, elle est accusée d’avoir loupé l’émergence du SRAS. En 2008-2009, elle aurait surréagi à la pandémie de grippe H1N1. En 2013-2015, elle est incapable de se saisir dans les temps de l’épidémie d’Ebola. Cette fois, la voici accusée de complaisance envers la Chine, d’avoir tu les mensonges et dissimulations de Pékin et fait perdre à la planète entière de précieuses semaines en janvier 2020.

Imparfaite, soumise à de fortes pressions politiques, l’OMS demeure pourtant un précieux outil de santé publique. C’est cette agence qui, depuis vingt ans, a éveillé les États aux risques grandissants d’émergence de nouveaux virus et de pandémies. Adaptant son « règlement sanitaire international », définissant des plans d’action, disposant d’équipes scientifiques réputées, l’agence s’est imposée comme un lieu de référence.

Informée par la Chine le 31 décembre 2019 de cas de pneumonie graves et d’origine inconnue à Wuhan, l’OMS publie le 17 janvier un protocole de test diagnostique réalisé en Allemagne. Le 22 janvier, son Comité d’urgence se divise sur le fait de déclarer une « urgence de santé publique internationale » mais s’accorde à reconnaître « l’urgence de la situation ». Nouveau communiqué le 23 janvier sur la transmission interhumaine du virus et « l’exportation de cas » depuis la Chine.

Les responsables français écoutent d’une oreille distraite ces informations. Depuis l’épisode de 2008-2009 et de la pandémie de grippe H1N1, l’agence onusienne est observée de loin, et de haut. Elle est considérée au mieux comme une machine bureaucratique peu pertinente, au pire comme l’agence sanitaire des seuls pays pauvres.

C’est ainsi que le 21 janvier, la ministre de la santé Agnès Buzyn assure que « notre système de santé est bien préparé ». Le 24 janvier, elle estime que « les risques de propagation dans la population [française] sont très faibles ». Et le 26 janvier, elle précise : « Nous avons des dizaines de millions de masques en stock en cas d’épidémie, ce sont des choses qui sont d’ores et déjà programmées. »

Le 30 janvier, l’OMS déclare « l’urgence de santé publique de portée internationale » (USPPI). Cette fois, l’alerte est grave et oblige les États à prendre des mesures. Ce même 30 janvier, la Direction générale de la santé (DGS) demande à l’agence Santé publique France d’acquérir « dès que possible » 1,1 million de masques FFP2. Trois semaines plus tard, les besoins seront de 40 millions par semaine pour les seuls personnels soignants.

Le 31 janvier, le comité d’urgence de l’OMS demande aux États de mettre en place des « mesures fortes pour détecter la maladie à un stade précoce, isoler et traiter les cas, retracer les contacts et promouvoir des mesures de distanciation sociale proportionnelles au risque ».

Tester-tracer-isoler : tout est déjà dit d’une stratégie qui va mettre des mois à être imparfaitement développée en France et qui, un an plus tard, ne fonctionne toujours pas. Ce qui interdit, de fait, de construire une stratégie « zéro Covid ». Ce qui oblige, en douze mois, à recourir à trois confinements et à des couvre-feux.

Ce 31 janvier, la France est en mesure de procéder à seulement quelques centaines de tests par jour. Et ce même jour, Marie Fontanel quitte son poste à l’Élysée de conseillère solidarités et santé d’Emmanuel Macron pour s’installer à Strasbourg, où son époux est le candidat LREM à l’élection municipale. Elle ne sera remplacée que le 1er mars.

Le 3 février, dans un document intitulé « Préparation stratégique et plan de réponse », l’OMS écrit : « Tous les pays sont exposés au risque et doivent se préparer. » L’OMS rappelle la nécessité de gérer l’approvisionnement et les chaînes logistiques, entre autres de matériels médicaux.

La France dispose depuis la fin des années 2000 d’un plan pandémie régulièrement réactualisé. Principal opérateur de ce plan : le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Le plan est tombé aux oubliettes. Le SGDSN ne sera jamais mobilisé, on ne sait pourquoi.

Le 16 février, Agnès Buzyn démissionne du ministère de la santé pour conduire la campagne municipale LREM à Paris. Ainsi se poursuit la vie gouvernementale, entre préparation des municipales, volonté de passer en force sur la réforme des retraites et déclarations lénifiantes sur le Covid-19…

Or de jour en jour, l’OMS hausse le ton. Le 22 février, son directeur général avertit que « la fenêtre d’opportunité pour contenir l’épidémie se rétrécit ». Le 28, il appelle les États à agir vite. Le 2 mars, il demande « des mesures précoces et agressives. » Le 11 mars, l’OMS déclare officiellement l’état de pandémie et ajoute : « Nous sommes très inquiets par les niveaux alarmants de l’inaction de la communauté internationale. »

Le 16 mars, veille du confinement, l’OMS insiste sur « un message simple : testez, testez, testez ! Isolez les personnes positives et remontez leurs chaînes de contacts ». « Vous ne pouvez pas combattre un incendie les yeux bandés. » Faute de moyens et loin derrière les autres pays européens, la France ne fait alors que 4 000 tests par jour.

Rétrospectivement, la surdité du pouvoir à ces alertes internationales répétées, documentées, d’ailleurs relayées par des scientifiques et des médecins, laisse pantois. Cette incapacité à se saisir du travail de l’OMS, à l’évaluer et à le traduire en décisions politiques dit l’état de désorganisation et de faiblesse du pouvoir.

  1. Courts-circuits politiques en Macronie

Ce ne sont pas les deux mois d’alertes et de rapports de l’OMS qui vont enfin dessiller le pouvoir, mais les images terribles de reportages télévisés sur ce qui se passe début mars dans les hôpitaux submergés de la ville de Bergame, en Italie du Nord. Car jusque-là, la Macronie a d’autres projets en tête, son fameux « Acte II » du quinquennat. L’Élysée est bien déterminé à ne pas voir bousculer son agenda par un virus qui, à l’image du nuage de Tchernobyl, ne manquera pas de s’arrêter à la frontière.

Le 17 mars, Agnès Buzyn décrit au Monde le pathétique de sa situation de ministre de la santé puis de candidate à la mairie de Paris. Oui, assure-t-elle, elle avait tout compris avant tout le monde, et même avant l’OMS ! « Je pense que j’ai vu la première ce qui se passait en Chine : le 20 décembre, un blog anglophone détaillait des pneumopathies étranges. J’ai alerté le directeur général de la santé. Le 11 janvier, j’ai envoyé un message au président sur la situation. Le 30 janvier, j’ai averti Édouard Philippe que les élections ne pourraient sans doute pas se tenir », dit-elle.

Et ? Et rien. Car la ministre – comme bon nombre de ses collègues – ne pèse rien, que ses paroles s’envolent comme des feuilles mortes. D’ailleurs, puisqu’elle s’est engagée dans la bataille municipale à Paris, ses alertes valaient-elles quelque chose ?, dira-t-on plus tard dans la majorité présidentielle.

Que l’un des plus gros ministères de l’État soit ainsi ignoré par le duo président/premier ministre en dit long sur les dysfonctionnements du pouvoir. Mais les courts-circuits ont lieu également au sein même de l’Élysée avec le départ, en pleine crise, de la conseillère santé et son non-remplacement. Ils ont lieu à Matignon avec Édouard Philippe qui, à son tour, s’engage dans la campagne municipale au Havre. Ils ont lieu dans l’ensemble du gouvernement où des ministres à court d’informations multiplient les déclarations contradictoires.

Le 29 février aurait pu être le jour d’une remise en ordre de l’appareil gouvernemental. Un conseil des ministres exceptionnel doit être ce jour-là consacré à la seule gestion du Covid-19. Il ne sert qu’à entériner la décision prise à l’Élysée et à Matignon de recourir au 49-3 pour imposer au Parlement l’adoption de la réforme des retraites qui, depuis plusieurs mois, a jeté dans la rue une partie du pays.

Une semaine plus tard, le 6 mars, Emmanuel Macron et son épouse se montrent au théâtre. « La vie continue. Il n’y a aucune raison, mis à part pour les populations fragilisées, de modifier nos habitudes de sortie », explique le président qui appelle à ne « pas se départir de bon sens ».

Quel bon sens ? L’appareil d’État est alors totalement désorganisé. Et pour le cacher, le directeur général de la santé a entamé, le 26 février devant le Sénat, la litanie des gros mensonges. « Les tests ont été disponibles très rapidement grâce à l’Institut Pasteur », assure-t-il. Quant aux masques, « nous n’avons pas d’inquiétude sur ce plan. Il n’y a donc pas de pénurie à redouter, ce n’est pas un sujet ».

Les ministres sont, eux, en roue libre. Ayant remplacé Agnès Buzyn à la Santé, Olivier Véran affirme le 11 mars qu’« il ne faut pas avoir peur d’envoyer les enfants à l’école ». Le 12 mars au matin, le ministre de l’éducation Jean-Michel Blanquer assure : « Nous n’avons jamais envisagé la fermeture totale des écoles. » Le 12 mars au soir, le président de la République annonce la fermeture des écoles, collèges, lycées et universités. Mais il maintient le premier tour des élections municipales le 15 mars. Les ministres n’ont été informés des décisions présidentielles que quelques minutes avant son intervention télévisée.

À la veille de l’entrée en vigueur du premier confinement, le 17 mars à 12 heures, 6 633 cas et 148 morts sont officiellement recensés en France. On comptera bientôt jusqu’à plus de 900 décès quotidiens. « Nous sommes en guerre », assène contre toute évidence le chef de l’État. Et puisqu’il est le chef des armées, le voilà s’octroyant de quasi-pleins pouvoirs. « Non, cette pandémie n’est pas une guerre. Les nations ne s’opposent pas à d’autres nations, les soldats à d’autres soldats. C’est un test de notre humanité », déclarera quelques jours plus tard le président allemand Frank-Walter Steinmeier.

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