Un préfet exemplaire

Le procès Papon, histoire d’une ignominie ordinaire au service de l’Etat, par Jean-Jacques Gandini, préface de Johann Chapoutot, postface d’Arié Alimi


En 1997, s’est déroulé devant la Cour d’Assises de Bordeaux le procès de Maurice Papon, inculpé de crime contre l’humanité pour sa participation active à l’organisation de convois qui ont envoyé à la mort, entre 1942 et 1944, 1600 personnes d’origine juive, dont 223 enfants. En tant qu’observateur de la Ligue des droits de l’homme, Jean-Jacques Gandini a suivi le procès tout au long des six mois qu’il dura. Du livre qu’il tire aujourd’hui de cette expérience, on peut retenir, entre bien d’autres, cet enseignement : Papon a vécu, et est certainement mort, en ayant gardé jusqu’au bout la conscience du devoir accompli.

Tout comme on peut présumer que près de 28 ans après le procès de Bordeaux, dans cette préfecture de Gironde dont Papon fut secrétaire général, l’actuel préfet a eu et a toujours le sentiment de ne faire que son devoir en signant une note à destination des « gestionnaires d’hébergements accueillant des demandeurs d’asile », dans laquelle il les incite à pousser au départ les déboutés de l’asile pour éviter qu’ils tentent les voies de recours légales qui leur seraient pourtant encore ouvertes. Tout comme le préfet de la Seine-Saint-Denis a-t-il eu le sentiment de ne faire que son devoir en émettant une note créant un fichier spécifique pour les « étrangers en situation régulière placés en garde à vue », y compris quand la garde à vue n’aboutit à rien ou à un classement de l’affaire. On songe aussi à ces préfets qui, dans un passé récent, n’ont pas hésité à mobiliser des associations de chasseurs, que ce soit en Seine-et-Marne pour faire respecter le confinement, ou dans le Haut-Rhin , avec des « chasseurs vigilants », pour surveiller les campagnes et les forêts. Bien entendu, le racisme systémique de l’Etat français en 2025 ne saurait être mis sur le même plan que la politique pétainiste au service de l’œuvre génocidaire des nazis, tout comme ces démangeaisons de mobilisation d’hommes en arme ont des allures infiniment plus civilisées que celles des S.A. ais à chaque fois qu’on retombe sur la fameuse nécessité de « faire la différence », on retrouve aussi l’interrogation : « différence de degré ou de nature ? »

Ce que la bonne conscience paponesque devrait nous aider à interroger, c’est le rapport entre les dynamiques institutionnelles et les mécanismes psychologiques et sociaux qui font glisser dans l’ignominie avec le sentiment du devoir accompli. Comprendre pour combattre, bien sûr. Mais combattre comment ? Incitation à la dissimulation de protections légales, création d’un fichier illégal ou de milices citoyennes au statut légalement discutable… cela pose la question : devrait-on recourir à la Loi pour décider si ces hauts fonctionnaires n’ont fait que la servir ? Le procès serait-il la bonne voie ?

C’est ici que l’histoire judiciaire du procès Papon peut fournir quelques indications utiles.
Extrait de la préface de Johann Chapoutot :

« Aux historiens, le procès Papon laissa un goût de bâclé. Le défilé des témoins de moralité de l’accusé, tous anciens résistants, gaullistes aux états de service impeccables, le talent de l’avocat de Papon, Me Varaut, les enfantillages navrants du fils Klarsfeld, entré dans le prétoire et les mémoires en patins à roulettes, aboutirent à un verdict mitigé, peu lisible et peu compréhensible – dix ans de réclusion criminelle. Henry Rousso le jugea très sévèrement  : «  En somme, il nous a parlé du présent, pas de l’histoire  », (…) Ce procès parle bien du présent en ce qu’il illustre parfaitement le propos ­qu’Hannah Arendt, en se trompant toutefois d’objet, avait développé à propos d’Adolf Eichmann. Si le SS-Obersturmbannführer, chef de service au RSHA, était un nazi convaincu et un antisémite rabique, nullement, donc, ce médiocre soumis dont il joua admirablement le rôle pour sauver sa peau, Papon, quant à lui, incarne cette insuffisance (d’empathie, d’intelligence, de courage…), cette criminalité par défaut, et non par excès, dont Arendt, avec Günther Anders, Hans Jonas ou Heidegger, mais aussi Adorno et Jaspers, font l’essence du mal contemporain  : ce n’est ni par obsession antisémite (non, certes, qu’il aimât démesurément les Juifs et les étrangers), ni par dilection éperdue pour le Reich que Papon fut un criminel, mais parce qu’il fallait bien déférer à l’ordre du jour, aux impératifs de la carrière et aux arcanes toujours mystérieux, parfois terribles, d’une raison d’État nébuleuse. »

[Henry Rousso, grand historien de la période, refusa de venir témoigner à ce procès, et Chapoutot expose les raisons de ce refus :]

« Plus fondamentalement, il est ici question de juridiction  : celle du savant, ou du scientifique, est celle de la raison, non du Code pénal, de ses catégories frustes et de sa psychologie sommaire. La justice n’est qu’une institution sociale comme une autre, l’historien l’étudie comme objet, compulse volontiers ses archives, mais n’a pas à se plier à la fiction de sa mise en scène et de ses jeux de rôle, d’autant moins si le débat est mal pensé et peu problématisé. (…) La même observation, et la même conclusion, vaut au fond pour les plateaux de télévision où il n’est pas rare, finalement, de croiser les mêmes – sophistes rompus aux effets de manche, bateleurs superficiels sans culture, narcisses sans consistance –, à telle enseigne que les propos de Rousso sur le prétoire sont peut-être bien l’équivalent de ce que Bourdieu disait à peu près au même moment sur les médias. »

Quant à nous, vulgus pecus jetés dans l’arène d’une histoire contemporaine recrue d’horreur, nous qui n’avons ni la prétention à la scientificité des universitaires, ni celle de la légitimité juridique, nous pouvons utiliser les contradictions entre ces deux pouvoirs, celui du Savoir et celui de l’Etat et, en nous appuyant sur nos propres expériences de combat sur le terrain, déconstruire le second en utilisant le premier sans s’illusionner sur ses propres limites. La confrontation à l’ignominie d’aujourd’hui, quelle que soit son échelle, sera toujours l’un des meilleurs outils pour saisir l’ignominie d’hier. Le vrai trou noir de l’histoire contemporaine, le massacre à grande échelle en cours depuis deux ans et demi à Gaza avec la complicité non pas d’un secrétaire de préfecture et de son Etat croupion, mais de la majorité des gouvernants et des Etats d’Occident, est là pour le rappeler : il n’y aurait pas de crime contre l’humanité s’il n’y avait pas de préfets ou de généraux pour les mettre en œuvre.

Extrait du chapitre « Devoir de désobéissance contre raison d’Etat »

Hannah Arendt a lumineusement démonté ces arguments de l’«  obéissance  » et du «  moindre mal  »  :

La technique qui consiste à faire accepter des maux moindres sert de manière délibérée à préparer par un conditionnement les hauts responsables de l’État ainsi que l’ensemble de la population à accepter le mal en tant que tel. Nous ne citerons qu’un seul exemple parmi d’autres  : l’extermination des Juifs a été précédée d’une série graduée de mesures antijuives dont chacune a été acceptée parce que le refus de coopérer n’eût fait qu’aggraver les choses jusqu’à ce qu’on soit parvenu à un stade où rien qui fût plus grave encore ne risquait plus d’arriver.

Quant à l’obéissance, «  seul un enfant obéit. Si un adulte “obéit”, il cautionne en fait l’instance, l’autorité ou la loi qui réclament “obéissance”, car sans ce soutien, sans cette obéissance, l’instance en question serait totalement démunie… Par conséquent, la question posée à ceux qui ont participé et obéi à des ordres ne devrait en aucun cas être  : “Pourquoi avez-vous obéi  ?”, mais bien plutôt  : “Pourquoi avez-vous donné votre caution  ?”  ». Obéir c’est donc soutenir, et face à un régime d’exclusion, démissionner c’est résister.

Oui, quelles que soient les circonstances, tout individu doit conserver sa capacité de choix de dire non. Conformisme et servilité anéantissent la conscience. L’obéissance passive du fonctionnaire n’est pas de mise lorsque «  l’ordre donné est manifestement illégal  » selon les propres termes du statut des fonctionnaires, et doit céder le pas au « devoir »  : le fonctionnaire n’est pas fait pour avoir l’encéphalogramme plat, pour être un simple porteur de serviette ou un domestique. L’éthique de conviction doit primer sur l’éthique de fonctionnement.

On n’est jamais obligé de prêter la main à des crimes en servant de près quelque pouvoir que ce soit, de nier par son soutien actif ou passif des convictions fondamentales. Dans la fonction publique, on peut toujours se mettre à l’abri des compromissions au prix de quelque courage, à l’appui d’un plus clair discernement. Or, nombre de nos contemporains ne l’ont pas fait faute d’avoir identifié en temps utile, selon des critères préalablement adoptés, le seuil de l’acte déshonorant […] Nul n’était obligé à quelque rang que ce fût d’aller à l’encontre de sa conscience.

L’article 8 du statut du Tribunal militaire international de Nuremberg l’a également précisé  : « Le fait que l’accusé ait agi conformément aux instructions de son gouvernement ou d’un supérieur hiérarchique ne le décharge pas de sa responsabilité.  » La condamnation de Maurice Papon signe la fin de l’immunité pour cette élite techno-bureaucratique – dont il est une figure de proue – qui se pensait investie d’une mission, «  agir au nom de l’État  », lui assurant par là même la jouissance du privilège régalien de l’irresponsabilité. Entre 1940 et 1944, le devoir de désobéissance devait primer sur la raison d’État.

Mais, au-delà de Papon, c’est vous, c’est moi, qui devons nous sentir interpellés, comme le rappelle Robert Paxton en conclusion de La France de Vichy  :

Lorsqu’il a fallu choisir entre deux solutions, faire son travail, donc courir des risques moraux et abstraits, ou pratiquer la désobéissance civile, donc s’exposer à des dangers physiques immédiats, la plupart des Français ont poursuivi leur travail. L’auteur et les lecteurs de cet ouvrage, hélas, auraient peut-être été tentés d’en faire autant.

Il faut le dire et le redire avec force  :

Aucun régime totalitaire ne peut venir et se maintenir au pouvoir sans une multitude de petites lâchetés, compromissions, ralliements, reniements, renoncements ou actes d’obéissance d’hommes et de femmes, comme vous et moi, du plus petit citoyen au plus haut fonctionnaire. Non, ce n’est pas parce qu’il y a eu Hitler ou Pétain que nous avons eu des hommes comme Papon, mais parce qu’il y a eu des milliers d’hommes comme Papon que nous avons eu Hitler et Pétain.

[Jean-Jacques Gandini ne pouvait pas ne pas évoquer l’autre grand crime de Papon : son pilotage du massacre d’Algériens par la police française le 17 octobre 1961. A cette occasion, il revient sur le long combat que menèrent deux « historiens militants », c’est-à-dire non consacrés par l’Université mais tout à fait pourvus des qualités de rigueur et de solidité des sources nécessaires : Maurice Rajfus et Jean-Luc Einaudi. Papon ayant intenté un procès en diffamation à ce dernier, deux archivistes, sans tenir compte des consignes officielles de réserve, vinrent témoigner du sérieux des recherches d’Einaudi. Jean-Jacques Gandini rappelle le cas de ces « petits » fonctionnaires, Brigitte Lainé et Philippe Grand, qui osèrent remettre en cause l’obéissance aveugle au règlement.]

Extrait du chapitre « L’autre face de Papon, 17 octobre 1961 : la Nuit de cristal de la police parisienne. » Brigitte Lainé, l’anti-Papon

Les témoignages en justice de Brigitte Lainé et de Philippe Grand ont mis littéralement hors de lui François Gasnault, le directeur des archives de Paris, qui se présente comme un homme de gauche. Sur la base de deux simples «  notes de service  », ils sont suspendus de toutes leurs attributions et délégations, parqués dans des bureaux dépouillés de tout équipement, n’ont même pas droit à une adresse électronique professionnelle… Tout contact avec le public leur est interdit. Bref, ils se sentent «  mis au rebut comme un paquet de linge sale  ». Ils sont ignorés, car «  ils ont touché à un tabou majeur d’une profession censée sacrifier toute conscience morale et civique à la raison d’État ».

En effet, au-delà de leur directeur, ils sont mis au ban de toute la profession au nom de l’obligation de réserve et du respect du secret professionnel auquel ils opposent la déontologie archivistique  : ils auraient commis une faute s’ils n’étaient pas intervenus. Le soutien va venir du côté de la société civile avec une pétition demandant justice pour les deux archivistes, lancée par François Nadiras, militant de la Ligue des droits de l’homme (LDH) – animateur de la section et du site Internet de la LDH-Toulon, particulièrement actif sur les questions de mémoire coloniale –, mais l’engagement de la LDH au niveau national restera des plus discrets. Pour l’historien Fabrice Riceputi, cela s’explique du fait du «  légalisme républicain  » de l’organisation et de la position de sa présidente d’honneur, l’historienne Madeleine Rebérioux, pour qui «  la préservation de la vie privée des personnes était une priorité absolue et l’accès aux archives aux non-historiens un danger  ».

La pétition […] eut un succès relatif : en quelques mois, elle recueillit près de 1300 signatures, dont bien peu de personnalités de premier plan [] Chez les intellectuels, aucun très grand nom [] Les archivistes et historien·nes étranger·es furent dix fois plus nombreux·ses à le faire que leurs homologues français·es.

Le maire RPR Jean Tiberi ayant laissé la place en 2001 au socialiste Bertrand Delanoë, ils eurent une lueur d’espoir aussitôt éteinte, car ce dernier «  ne leva pas le petit doigt pour faire cesser les sanctions déguisées  » et ira même jusqu’à déclarer un jour, selon Philippe Grand  : «  Ces deux-là, je ne veux plus en entendre parler ».

Comme finalement aucune faute professionnelle n’avait pu être retenue contre eux, ils demandèrent le rétablissement de toutes leurs attributions. En vain. Philippe Grand partit à la retraite en juillet 2004, et ce n’est qu’en septembre 2005 que Brigitte Lainé fut de nouveau autorisée à publier des travaux  : 6 ans de placard  ! Le 14 juillet 2015, seize ans après le début de cette affaire, elle est faite chevalier de la Légion d’honneur pour avoir «  servi  » – sans autre précision – 42 ans aux archives, et décédera le 2 novembre 2018. « Ce sont les élèves conservateurs du patrimoine qui sauvèrent l’honneur en baptisant “Brigitte Lainé” leur promotion 2020-2021, expliquant ainsi leur choix  : “Le parcours de Brigitte Lainé nous éclaire. Il propose un modèle inspirant de conscience professionnelle pour les jeunes conservateurs et conservatrices du patrimoine que nous sommes. Nous croyons aux valeurs défendues par Brigitte Lainé et souhaitons que l’acte symbolique de lui donner le nom de notre promotion continuera à porter sa mémoire tout au long de notre carrière au service du patrimoine et des citoyens à qui il appartient”».

Au service du citoyen, et non du Pouvoir comme Papon  ; tout est dit.

La reconnaissance encore inachevée du 17 octobre 1961 comme «  crime d’État  »

Commandé par Élisabeth Guigou, garde des Sceaux, le 3 juin 1998, le Rapport Géronimi est remis au Premier ministre Lionel Jospin le 5 mai 1999 par Jean Géronimi, avocat général près la Cour de cassation, mais ne sera rendu public qu’en août. S’appuyant sur les documents judiciaires contenus dans les archives départementales de la région parisienne ainsi que sur les pièces de l’administration centrale du ministère de la Justice conservées aux archives nationales, il estime que «  l’on peut évaluer à 48 le nombre de personnes tuées dans la nuit du 17 au 18 octobre  », tout en soulignant les limites de son étude.

Ce même 5 mai, un communiqué des services du Premier ministre «  décide de favoriser l’accès aux archives publiques ayant trait à cet événement en conformité avec les règles établies par la loi du 3 janvier 1979, la plupart de ces archives étant soumises à des délais d’accès supérieurs à trente ans. Le Premier ministre a demandé aux ministres responsables de ces archives d’accorder largement des dérogations individuelles permettant aux personnes effectuant des recherches d’y accéder. La demande de dérogation sera instruite dans un délai inférieur à trois mois.  » Le lien ne peut pas ne pas être fait avec le procès Papon-Einaudi, et ce dernier va ainsi pouvoir poursuivre son travail de pionnier défricheur. On ne saura probablement jamais le nombre exact de morts cette nuit du 17 octobre, mais la communauté des historiens et des chercheurs, français et étrangers, s’accorde désormais à reconnaître la fiabilité des chiffres avancés par Jean-Luc Einaudi.

Dans les années 2000, plusieurs travaux d’historiens ayant notamment eu accès aux archives judiciaires et policières souligneront que cette période fut, pour les Algériens de France, celle d’une véritable «  terreur d’État, coloniale et raciste  ». Jim House et Neil MacMaster, dont c’est l’apport majeur dans l’historiographie du 17 octobre, ont montré que cette dernière commença à s’exercer bien avant le 17 octobre et que celui-ci ne fut pas un épisode isolé de violence incontrôlée, mais le pic le plus spectaculaire d’une répression sans limites érigée en système.

(…)
Ce que nous attendons aujourd’hui, c’est que soit reconnu explicitement que c’est un véritable pogrom qui s’est déroulé le 17 octobre 1961. Un crime d’État, qu’on peut aussi qualifier de crime contre l’humanité. Nous attendons également qu’il soit rappelé qu’au-dessus de Papon il y avait un ministre de l’Intérieur, Roger Frey, au-dessus de ce dernier un Premier ministre, Michel Debré, et au sommet le président de la République, Charles de Gaulle, qui devra en rendre compte devant le tribunal de l’Histoire.

Sera-ce le cas le 17 octobre 2025  ?

lundi.am