Une mise au point
A l’heure où les sondages montrent que dans notre pays, plus d’une personne sur deux « gobe » la propagande de Poutine destinée à justifier l’invasion de l’Ukraine, il semble opportun de mettre quelques points sur les i.
Comme l’indique un article de La Tribune de Genève, « les médias prorusses ont (…) pignon sur rue en France » (26.02. 2023). Son auteur, qui cite un ex-chef du renseignement intérieur, un philosophe et un avocat, souligne que l’intelligentsia ne se distingue en rien par sa lucidité. Dans La Guerre de l’information, David Colon renchérit : « Même sans RT et Sputnik, le Kremlin n’a guère de mal à instrumentaliser les médias français ». Il donne des exemples de couverture du conflit avec l’Ukraine du point de vue russe par TF1 et LCI, dans Omerta et Valeurs actuelles, et, bien entendu, sur les réseaux sociaux avec des figures du mouvement QAnon comme Silvano Trotta (p 358-359).
L’aveuglement français à l’égard de la Russie n’est pas un phénomène récent. Lorsqu’en 1933 Edouard Herriot visite l’URSS à l’invitation de Staline, il ne voit rien de la famine qui sévit en Ukraine et conclut que c’est la « prospérité » qui caractérise cette contrée. Une vingtaine d’années plus tard, Sartre et Beauvoir tombent dans le même piège tendu par les autorités du pays et rentrent de voyage en déclarant que « la liberté de critique est totale en URSS » et que la condition des citoyen.nes soviétiques connaît une amélioration constante. Pourtant, Gide avait publié son Retour de l’URSS dès 1936 … Si ne croire que ce que l’on voit est un défaut, ne voir que ce que l’on croit – le propre des idéologues – est le défaut inverse.
Au XXe siècle, ce sont surtout les communistes qui se voilent la face quant aux abominations du régime soviétique. Lorsqu’il prend connaissance du rapport Khrouchtchev (1956) sur les crimes staliniens, le secrétaire général du PC Maurice Thorez décide de l’enterrer purement et simplement. La plupart des communistes sont dans le déni, comme la résistante Marie-Claude Vaillant-Couturier, qui ne reconnaîtra l’existence du Goulag qu’à la fin de sa vie.
Au XXIe siècle, hormis certain.es idéologues de gauche irréductibles, c’est majoritairement l’extrême droite qui relaye la propagande du Kremlin en France – la Russie soutient, y compris financièrement, le RN et les autres partis européens qui partagent ses valeurs ultraconservatrices. Parmi les relais de la désinformation poutinienne on trouve des politicien.nes comme Marine Le Pen, Florian Philippot, Nicolas Dupont-Aignant, François Asselineau ou Thierry Mariani, et des journalistes comme André Bercoff (Sud Radio), Clémence Houdiakova – la fille de Philippe Cuignache – (Tocsin Média), Nicolas Vidal (Putsch Média), Eric Morillot (TV Libertés) ou Xenia Fedorova (CNews). Avec feu Eric Denécé, qualifié par le Canard enchaîné d’ « idiot utile de Poutine », le discours propagandiste s’est infiltré jusqu’à l’université.
Je ne mentionne ici qu’un petit nombre figures connues, car la liste est longue : « …la grande particularité de l’influence russe en France est qu’elle repose sur un très vaste réseau d’experts, de militaires, d’anciens espions, de journalistes, de femmes et d’hommes politiques qui, par idéologie, stratégie politique, croyance religieuse, intérêt personnel ou appât du gain, relaient volontiers dans les médias les narratifs russes » (David Colon, p 282). D’autres exemples de propagandistes français sont présentés dans l’émission dont voici le lien :
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-reportage-de-la-redaction/l
La poutinolâtrie prend parfois des formes tellement extravagantes qu’aucun argument rationnel ne pourrait en venir à bout. Lorsque Dupont-Aignan affirme que « Poutine, c’est le De Gaulle russe », on se dit que, même en déployant des trésors de patience, historien.nes et politologues échoueraient à lui faire entendre raison. Contentons-nous de souligner qu’aux yeux des Russes éclairé.es, « Poutine, c’est ce qui pouvait arriver de pire à la Russie » (témoin entendu dans un reportage). Alors qu’elle était généralement critiquée pour sa complaisance à l’égard du chef du Kremlin, Hélène Carrère d’Encausse elle-même estimait à la fin de sa vie qu’il était désormais « déligitimé » parce qu’il n’avait pas respecté son engagement de reconstruire son pays, et qualifiait l’invasion de l’Ukraine de « désastre pour la Russie »
https://youtu.be/iiz1xYfUVgo?feature=shared.
Quant à Nicolas Werth, le titre de son dernier ouvrage, Un Etat contre son peuple : la Russie de Lénine à Poutine (Belles Lettres, 2025), est parfaitement explicite. Lorsque nous qualifions une position de « prorusse » comme le veut l’usage, nous commettons un abus de langage. En toute rigueur, il faudrait parler de position « pro-Poutine » car les intérêts du despote sont loin de coïncider avec ceux du peuple russe.
Examinons un élément clé de la désinformation poutinienne (comme le note David Colon, la dezinformatsiya est une invention soviétique, p 236-238).
LE MENSONGE DE POUTINE: l’Ukraine est dirigée par des néo-nazis (la « dénazification » du pays est l’un des prétextes utilisés par le Kremlin pour justifier l’agression russe).
LES FAITS: Zelensky est juif, et plusieurs membres de sa famille sont morts à la suite de l’invasion par les Nazis du territoire ukrainien. Il n’a aucun lien avec un quelconque parti nazi.
L’extrême droite existe en Ukraine mais n’a jamais eu de poids politique : elle « ne joue aucun rôle au sein du régime de Kiev ». Par contre, il existe des groupuscules d’extrême droite nazie côté russe, que Poutine n’a pas hésité à instrumentaliser à ses propres fins… (Adrien Nonjon, chercheur à l’INALCO, spécialiste de l’histoire politique et culturelle de l’Ukraine et de l’espace post-soviétique, « Que pèsent les mouvements néo-nazis en Ukraine ? »
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-enjeux-internationaux/quelle-est-la-real
Du fait de la prolifération des réseaux sociaux et des médias dits « alternatifs », la voix d’un chercheur sérieux qui s’exprime sur France Culure est presque inaudible; en revanche, le premier imposteur venu se voit offrir une tribune pour débiter des sornettes sans que personne ne lui apporte la contradiction.
Je me limite à cet exemple car, pour détricoter les innombrables mensonges de Poutine et rétablir les faits, un ouvrage entier serait nécessaire: il manipule son opinion publique (en lui faisant croire, par exemple, que c’est l’Ukraine qui a attaqué la Russie et non l’inverse – « accusation en miroir » familière aux agresseurs, selon la formule de Nicolas Werth) et, à distance, l’électorat américain et européen (l’ingérence russe dans les processus électoraux de plusieurs pays a été clairement démontrée) ; il réécrit l’Histoire pour servir ses fins impérialistes (les élèves russes apprennent que le centre de gravité de leur pays n’est pas Moscou, mais Kiev) en effaçant, entre autres, les traces des crimes staliniens (quelques semaines avant l’invasion de l’Ukraine, il dissout l’association Mémorial, dont le but consiste à perpétuer « la mémoire des victimes des répressions ») de façon à construire un roman national centré sur la grandeur de la Russie (Nicolas Werth, « De Staline à Poutine : tirer les ficelles de l’histoire nationale »
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/france-culture-va-plus-loin-l-invite-e-des-m
il pratique, avec une constance et une maestria confondantes, le doublespeak, distorsion linguistique qui lui permet de déguiser l’invasion de l’Ukraine en « opération militaire spéciale » ; il ne tient pas ses promesses, viole sans vergogne tous les traités (Tatiana Kastouéva-Jean, La Russie de Poutine en 100 questions, p 262)…
La seule solution pour séparer le bon grain de l’ivraie consiste à VERIFIER SYSTEMATIQUEMENT LES INFORMATIONS. Quiconque a accès à Internet peut consulter les résultats des élections ukrainiennes en quelques clics et constater qu’en 2019, les candidats et partis d’extrême droite sont passés bien en dessous du minimum de 5 % requis pour entrer au Parlement: lors des présidentielles, Svoboda a obtenu 1,62% des voix et Pravyï Sektor (Secteur droit) n’a pas présenté de candidat.e
(https://www.cvk.gov.ua/pls/vp2019/wp300pt001f01=719.html ;
lors des législatives, seuls 2,15% des suffrages sont allés à Svoboda et Pravyï Sektor, qui avaient fait alliance
https://www.cvk.gov.ua/pls/vnd2019/wp300pt001f01=919.htm.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie est totalement injustifiable. Il ne s’agit pas pour autant de se voiler la face quant aux erreurs commises par l’Occident, dont certaines décisions seraient inévitablement perçues par les Russes comme constituant une menace à leur endroit. « A l’époque soviétique, l’URSS était à la tête du pacte de Varsovie, une alliance politique et militaire conclue entre les pays du bloc socialiste face à l’OTAN. L’alliance a été dissoute à la chute de l’URSS en 1991 et la Russie estime toujours que l’OTAN devait suivre le même sort pour éviter de nouvelles lignes de division en Europe » écrit Tatiana Kastouéva-Jean (p 242). Cette revendication parfaitement légitime est soutenue par bien des spécialistes, dont Elsa Vidal, rédactrice en chef de la rédaction en langue russe de RFI
https://youtu.be/KuBsa1cBhnE?feature=shared,
qui estime que l’OTAN aurait dû disparaître à la fin de la guerre froide.
Anna Politkovskaïa (journaliste assassinée en 2006 alors qu’elle était sur le point de publier des articles sur la torture) commente ainsi la réélection de Poutine en 2004 : « Chacun est convaincu que nous sommes revenus à l’époque soviétique et que ce que nous pensons n’a plus aucune importance (…) Avec la confirmation de Poutine au pouvoir, c’est le système soviétique qui prend sa revanche.
Toutefois, il faut souligner que cette situation n’est pas que le fruit de notre négligence, de notre apathie et de notre lassitude après de trop nombreuses révolutions. Elle a également été rendue possible grâce aux encouragements de l’Occident et surtout grâce à Silvio Berlusconi qui semble s’être pris de passion pour notre Poutine, dont il est le plus fervent défenseur en Europe. Mais notre président bénéficie aussi du soutien de Blair, de Schröder, de Chirac. Et aux Etats-Unis, Bush fils ne lui est pas franchement hostile » (La Russie selon Poutine, p 341-342).
Le documentaire intitulé Les Poisons de Poutine (Arte) insiste sur les « compromissions » dans lesquelles se sont enlisés les pays occidentaux, sur l’incurie, la naïveté, la cécité, la connivence (les banques occidentales ont fermé les yeux sur la provenance de l’argent dérobé aux contribuables russes par les kleptocrates) dont ils ont fait preuve selon le cas.
Comme le dit Vladimir Kara-Mourza (opposant à Poutine actuellement emprisonné à la maison d’arrêt de Moscou), vers la fin des années 2010, « La guerre est déjà là, aux portes de l’Europe, qui refuse de la voir, de la nommer, de la penser ». Il déplore que les pays européens aient traité le maître du Kremlin comme un partenaire, lui déroulant le tapis rouge : « Non seulement c’est une politique parfaitement immorale, mais elle est aussi à très courte vue parce qu’en Russie, répression interne et agression externe sont les deux faces d’une même médaille. Et un régime qui viole les droits de ses propres citoyens franchira forcément les frontières pour violer les droits des autres pays et les règles du droit international ».
Plusieurs témoins, qui s’expriment ici ou ailleurs, estiment que l’invasion de la Crimée, puis de l’Ukraine, aurait pu être évitée si l’Occident s’était mobilisé plus tôt. Lorsqu’en 2014 la Russie a porté atteinte à l’intégrité territoriale d’un pays souverain en annexant la Crimée, « notre réaction n’a pas été à la hauteur de ce tabou brisé » déplore Antoine Vitkine (Qui veut tuer la démocratie ?, TMC). Enfin, au lieu de donner à l’armée ukrainienne les moyens de vaincre l’envahisseur rapidement une fois le conflit déclaré, l’UE a tergiversé et lui a attribué une aide trop tardive et parcimonieuse. Lorsque Macron exhorte ses partenaires à « ne pas humilier la Russie », le néologisme macroner (macronete) apparaît dans la langue ukrainienne pour désigner le fait de « se montrer inquiet d’une situation mais de ne rien faire » pour y remédier (David Colon, p 346).
Bien d’autres pays violent les droits de leurs citoyens.nes. En ce qui concerne la France, on peut mentionner la violence policière constatée lors des manifestations de ces dernières années (voir le documentaire Au nom du maintien de l’ordre, Arte). Il faut rappeler aussi le nombre de lois liberticides soutenues par Macron et ses gouvernements successifs, dont celle qui organise la persécution des lanceurs d’alerte. Mais c’est sans commune mesure avec ce qui se passe en Russie. Par exemple, à ma connaissance, Macron n’a jamais commandité d’attentat contre Mélenchon ou Le Pen, alors que Poutine s’est fait une spécialité de l’assassinat politique (voir Les Poisons de Poutine et Ukraine: la fin du monde russe?, Arte).
Comme le dit Georges-Alain Nada, « Nous pouvons destituer Macron par le vote, pas Poutine en Russie. Nous sommes encore dans un État de droit alors qu’en Russie le droit est édicté dans un bureau du Kremlin selon la circonstance. Nous avons des intellectuels et journalistes critiques peu lus et écoutés, mais cela est impossible dans l’Empire autocratique poutinien » (correspondance privée). Sous le régime du nouveau Tsar, un poète (Artiom Kamardine) a été condamné à sept ans de prison « pour avoir déclamé en public, à Moscou, ses vers antiguerre » (Le Monde, 20.06.25), chose difficilement concevable sous le règne de l’actuel président français, aussi jupitérien soit-il. Renvoyer Poutine et Macron dos à dos comme le font certaines personnes est tout simplement indécent.
D’autres encore évoquent la confiscation de la démocratie par les responsables de l’UE pour affirmer que le régime russe n’est pas pire que ceux des pays européens. Or aucun.e dirigeant.e européen.ne, quels que soient son mépris des droits humains et son degré de corruption, n’a envahi un pays voisin sans motif impérieux et en bombardant délibérément écoles, universités, hôpitaux et jardins publics, infrastructures critiques, monuments et musées, en pilotant des drones pour qu’ils atteignent des cibles civiles, en larguant des missiles de croisière sur des barres d’immeubles… Bien que nos démocraties en lambeaux pâtissent d’une incontestable dérive autoritaire, les aligner sur le régime qui prévaut en Russie – une dictature fondée sur la corruption érigée en système (voir La Russie selon Poutine d’Anna Politkovskaïa, p 139, 157, 201), la fraude électorale, la propagande (Elena Volochine, « Russie : la propagande, arme de Poutine »,
https://youtu.be/zBM3514T88I?feature=shared,
le « musèlement de la société civile » (Nicolas Werth), la répression brutale des manifestations (« Russie : des manifestants antiguerre arrêtés, torturés et maltraités », communiqué de Human Rights Watch, 09.03.22), l’incarcération ou l’élimination des dissident.es -, c’est faire le jeu de Poutine car « La propagande russe cherche à miner l’Union européenne de l’intérieur, à dévaloriser l’Occident et à retourner la démocratie contre elle-même » (David Colon, p 179).
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