Dégradations et harcèlement…

“La librairie devient le théâtre des crispations politiques”

Montée de l’extrême droite, polarisation de la société sur le conflit israélo-palestinien ou la communauté LGBTQ+… Les agressions se multiplient envers les librairies. Celles-ci dénoncent un “climat d’impunité” alimenté par l’absence de poursuites judiciaires.

En juin dernier, la libraire Corisande Jover organise une rencontre dans son magasin à Rosny-sous-Bois, Les Jours heureux. Le photographe Martin Barzilai est invité à présenter son ouvrage Nous refusons (é d. Libertalia, 2025), une série de portraits de citoyens israéliens refusant de s’engager dans l’armée. La veille, son associée et elle découvrent avec stupeur les serrures de la librairie remplies de colle. Une première plainte est déposée — sans résultat. La semaine suivante, les mots « Hamas violeur » sont tagués sur la vitrine, qu’il faut entièrement remplacer. La peinture blanche, mélangée à une substance corrosive, a détruit le verre en profondeur.

Un acte de vandalisme révélateur d’une tendance inquiétante partout en France. Dans une tribune publiée le mardi 7 octobre par le journal Le Monde, un collectif de professionnels des métiers du livre et de l’édition dénonçait les « campagnes de dénigrement ou de cyberharcèlement particulièrement violentes allant jusqu’à des dégradations ou des menaces physiques » dont sont « de plus en plus régulièrement » victimes les librairies, « de la part de groupuscules ou d’individus se réclamant d’idéologies extrémistes ». Signataire de la tribune, Alexandra Charroin-Spangenberg, directrice du SLF (Syndicat de la librairie française), réaffirme son soutien à ses collègues face à cette « montée des violences ». Citant les récentes attaques visant des librairies à Rennes, Marseille ou encore Paris, elle tempête : « Nous tenons à rappeler que ce genre d’actes de censure n’est pas acceptable dans un État de droit. »

Ambiance violente et manque de dialogue

Si le débat d’idées a toujours eu sa place dans les librairies, « on en vient à se demander si on prend un risque en faisant notre travail, c’est-à-dire en mettant un livre en vitrine, en invitant un auteur ou en acceptant de participer à un festival », poursuit Alexandra Charroin-Spangenberg. Elle-même gérante d’une librairie à Saint-Étienne, elle affirme n’avoir « jamais vu ça en vingt-deux ans de carrière ». Le résultat, selon elle, d’une crise démocratique et d’un manque de modèle en termes de dialogues apaisés et constructifs, de la part des élus et des médias : « La librairie devient le théâtre des crispations politiques. »

Propriétaire de la librairie Pantagruel, à Marseille, Émilie Berto en a fait les frais. En juin 2024, le magasin propose une sélection de livres dans le cadre du mois des Fiertés. Quelques semaines plus tard, au lendemain des résultats du premier tour des élections législatives, elle placarde quelques affiches appelant à s’inscrire sur les listes électorales et à aller voter, et dispose une « manif de doudous tenant des pancartes » dans sa librairie jeunesse, Petit Pantagruel. En quelques jours, la vitrine est cassée. Installée depuis dix ans dans le quartier, elle ne peut que constater une montée des tensions dans les interactions d’une partie de la population avec les libraires, du commentaire haineux jusqu’aux dégradations. « L’ambiance est beaucoup plus violente, il n’y a plus de dialogue. La librairie est un lieu essayant d’apporter une certaine complexité dans la pensée. Ces actes sont vraiment grossiers. » Un sujet récurrent dans les boucles de discussion des libraires et une certaine peur qui s’installe. En marge de la venue de la marraine de la librairie, la romancière Emmanuelle Bayamack-Tam, elle s’inquiète que « quelqu’un déboule dans le magasin et perturbe la rencontre ».

Saluant l’initiative de la tribune publiée par les professionnels du secteur, elle regrette cependant qu’elle « ne se mouille pas davantage » concernant le profil des agresseurs. « Une librairie peut se voir tantôt accusée d’être antisémite, tantôt complice du gouvernement israélien, queer ou pro-patriarcat, d’extrême gauche puis d’extrême droite », affirme le texte. Une manière, selon la libraire marseillaise, de « mettre tout le monde dans le même panier ». « Il n’y a pas de bord politique ciblé, estime pour sa part Alexandra Charroin-Spangenberg. Une même librairie peut se voir traitée de “sale gauchiste” un jour et de “facho d’extrême droite” un autre jour. » Propriétaire d’une librairie queer et féministe, Émilie Berto, elle, s’interroge : « Je n’ai pas de statistiques, mais je constate que la majorité des récentes attaques viennent de l’extrême droite. » Une analyse partagée par Corisande Jover, qui souligne le tournant du déclenchement de la guerre à Gaza, mais aussi la prise de confiance des mouvements masculinistes, anti-écologistes et anti-LGBTQ + : « La montée de l’extrême droite rend certaines personnes plus à l’aise à l’idée d’avoir des comportements agressifs en librairie. »

« Un sentiment d’impunité », alimenté par l’absence de poursuites judiciaires, voire entretenu par certaines réactions politiques. Ainsi, alors que la librairie féministe et queer Violette and Co, dans le 11ᵉ arrondissement de Paris, fait face à une violente campagne de cyberharcèlement et à d’importantes dégradations pour avoir exposé des livres traitant de la Palestine, des élus républicains du Conseil de Paris appelaient ce 7 octobre à supprimer les subventions de la librairie, parce qu’elle « accompagne [rait] activement une vague de haine antisémite ». « Il y a une responsabilité politique », dénonce Corisande Jover.

Dans un contexte économique morose, « ce genre de violences ajoute au découragement », reconnaît Alexandra Charroin-Spangenberg. Pour elle, la récente tribune des professionnels du livre est aussi une tentative de lutter contre la peur et de prendre position : « Comment faire société alors que nous pensons des choses si différentes ? Dans un monde en crise, c’est une question dont chaque citoyen doit s’emparer. » Et, elle l’assure, le monde du livre ne démissionne pas : « Les libraires sont plus que jamais motivés à défendre la liberté d’expression, tant que c’est encore possible. » 

Telerama