L’aventureuse manipulation des minorités au Proche-Orient

Depuis les origines, le mouvement sioniste a misé sur les minorités non arabes au Proche-Orient

Avec la création de l’État, il a tenté de les utiliser pour affaiblir les nouveaux États indépendants. Une politique qui s’est amplifiée depuis la guerre contre Gaza, avec des interventions directes au Liban et en Syrie.

« l’ennemi commun » arabe.

https://orientxxi.info/Israel-et-ses-voisins-arabes-entre-ignorance-mepris-et-instrumentalisation-des

Extraits

Jusqu’à la rivière Awali

En tant que plus proche voisin, le Liban a toujours occupé une place particulière dans la réflexion des sionistes comme des Israéliens. Dès 1919, Chaim Weizmann, l’un des principaux négociateurs du projet sioniste, propose une carte dans laquelle l’État qu’il imagine remonte jusqu’à la rivière Awali, au nord de Saïda. Lors de la guerre d’octobre 2024 avec le Liban, l’armée israélienne donnera l’ordre aux populations du Sud-Liban de se déplacer au nord de cette même rivière Awali…

Bien peu soucieux de la souveraineté libanaise, Weizmann n’hésite pas à affirmer aux représentants des deux puissances coloniales britannique et française que les eaux du Litani (à quelques kilomètres au sud de la rivière Awali) n’ont « aucune utilité » pour la population libanaise résidant plus au nord et que ces eaux ne pourraient « profiter » qu’aux habitants résidant au sud, c’est-à-dire du futur « État juif ».

À la suite des pressions du patriarche maronite Elias Hoayek, qui avait représenté le Liban à la Société des Nations (SDN) et réclamé son indépendance, le mouvement sioniste repart bredouille. En 1920, le général Henri Gouraud déclare l’État du Grand Liban en donnant satisfaction au patriarche.

Compte tenu du travail de sape opéré par Londres et Paris au Proche-Orient — « « Les Français et les Anglais ont dessiné les frontières, et les Arabes ont colorié la carte », titrait L’Orient-Le Jour, le 16 mai 2016 — on peut comprendre que le mouvement sioniste ait voulu profiter de la fragmentation de toute la région selon des lignes ethniques ou confessionnelles et renforcer son influence.

Il ne peut y avoir « deux Suisses au Proche-Orient »

Ce n’est cependant qu’après la guerre de 1967 que le Liban commence à être vraiment ciblé par Israël. Il était le seul pays à ne pas avoir participé au conflit de 1948-1949. Disposant à l’époque d’un niveau de vie comparable à celui des Israéliens, les Libanais vivaient encore en bonne harmonie. Le 1er avril 2025, sur sa page facebook personnelle, la politologue libanaise Sara El-Yafi a évoqué, dans une vidéo, des documents israéliens selon lesquels il ne peut pas y avoir « deux Suisses au Proche-Orient ». Elle a aussi montré comment l’État israélien, à partir notamment de la destruction en décembre 1968 de la flotte civile libanaise, sous un prétexte fallacieux — que dénoncera le chef de l’État français Charles de Gaulle—, a multiplié les initiatives pour fragiliser le Liban.

Maillon faible du camp arabe, Beyrouth va désormais payer au prix fort l’hubris israélien. Alimentées en partie par Damas et Tel-Aviv, favorisées par la faiblesse d’un État qui ne peut empêcher pléthore de milices plus ou moins disciplinées de circuler sur son territoire, les tensions entre la droite chrétienne et la résistance palestinienne et ses alliés libanais conduisent au début de la guerre civile en avril 1975.

Pendant une quinzaine d’années, jusqu’aux accords de Taef en 1989, le Liban vit de sombres moments : entrée des troupes syriennes à la demande de partis chrétiens, invasions israéliennes en 1978 et 1982, siège de la capitale en 1982, départ des forces palestiniennes et de Yasser Arafat, attentats meurtriers en 1983 contre les Marines étatsuniens (241 morts) et les parachutistes français (58 morts), enlèvements de journalistes et de diplomates occidentaux par des groupes chiites radicaux. Les morts se chiffrent par dizaines de milliers, les réfugiés par centaines de milliers et les destructions par milliards de dollars.

Les contacts entre Israël et la droite chrétienne conduisent à la création en 1978 de l’Armée du Liban sud (ALS), composée de supplétifs en majorité maronites, mais aussi chiites, équipés et contrôlés par Israël, dont elle fait le sale boulot : torture de combattants palestiniens et libanais dans la tristement célèbre prison de Khiam, etc. L’ALS disparaît en 2000 au moment où Israël évacue le Liban en raison de pertes très importantes : 1 000 soldats tués en 22 ans, presque tous par le mouvement chiite Hezbollah.

Autre tragédie : les massacres du camp palestinien de Sabra et Chatila en septembre 1982 (de 1 000 à 2 500 morts et blessés) par des miliciens chrétiens sous l’œil complice d’officiers supérieurs israéliens qui n’interviennent pas. L’émotion est considérable, y compris en Israël.

Ces trois dernières décennies, Israël a multiplié ingérences, incursions et liquidations de personnes, palestiniennes ou libanaises. Le Liban est à nouveau envahi en 2006 et en 2024. À chaque fois, c’est l’hécatombe et la ruine.

L’élection, le 9 janvier 2025, du général Joseph Aoun, commandant en chef de l’armée, à la tête de l’État libanais et celle, quelques jours plus tard, de Nawaf Salam, comme premier ministre, ne changent pas grand-chose. Alors que les Libanais pouvaient espérer un avenir meilleur avec, pour la première fois depuis longtemps, l’arrivée au plus haut niveau de l’exécutif de deux hommes intègres, Israël ne fait aucun geste susceptible de détendre le climat. Le gouvernement de Benyamin Nétanyahou bouge d’autant moins qu’il peut compter sur le soutien ou la complaisance des États-Unis et le silence de la France, ancienne puissance mandataire. Les deux émissaires trumpistes au Liban et en Syrie, Tom Barrack et Morgan Ortagus, n’ont ainsi jamais demandé à Israël de cesser ses bombardements malgré l’instauration d’un cessez-le-feu supervisé par Washington et Paris le 27 novembre 2024. Leurs pesantes pressions visent exclusivement Beyrouth sommé de désarmer le Hezbollah.

Aucun répit pour les Syriens

La fureur guerrière d’Israël ne se limite pas au pays du Cèdre, mais se tourne presque simultanément vers la Syrie d’Ahmed Al-Charaa, qui prend le pouvoir le 8 décembre 2024 après plusieurs jours d’offensives de l’opposition syrienne conduite par l’organisation islamiste Hayat Tahrir al-Cham (HTC).

Bachar al-Assad est renversé. Détestées par la grande majorité de la population, les forces loyalistes, privées d’une grande partie du soutien de la Russie, focalisée sur l’Ukraine, et de celui de l’Iran et du Hezbollah durement frappés par Israël, n’ont pas vraiment résisté. Al-Charaa, le nouvel homme fort, prend le pouvoir dans un pays exsangue, où un demi-million d’habitants sont morts et dont plus d’un quart de la population a été contrainte à l’exil.

Dans les heures qui suivent la victoire du HTC, Israël effectue plus de 300 raids aériens contre des bunkers, des dépôts d’armes ou des bases militaires de l’armée syrienne. Le territoire occupé du Golan s’agrandit. Interdiction est donnée à l’armée syrienne de se déployer au sud de Damas ! Depuis cette date, les violations de la souveraineté syrienne par Israël n’ont pas cessé.

Ainsi, alors que le monde assiste, impuissant ou indifférent, aux massacres et aux tueries perpétrés par Israël à Gaza, en Cisjordanie, les espoirs placés dans leurs nouveaux dirigeants par les populations syrienne et libanaise ont été vite douchés par l’intransigeance et la brutalité d’Israël.

Indifférents aux sentiments que peuvent éprouver Syriens et Libanais à l’égard de ce que leur a fait subir depuis des décennies Israël, Barrack et Ortagus ne cachent pas leur souhait de voir leur protégé conclure un traité de paix avec Beyrouth et Damas ! La paix par la force si chère à Donald Trump…

Affaiblir ses voisins

Se prévalant du prestige de ses services de renseignements, Tel-Aviv développe depuis des décennies, et plus encore depuis le 7 octobre 2023, un récit à l’adresse des dirigeants occidentaux.

Écrivain et ancien chercheur au CNRS, Christian Salmon estime que « dans le théâtre médiatique contemporain, Gaza s’est muée en un laboratoire du storytelling géopolitique (…) Il y a les morts de Gaza, et il y a leur disparition programmée dans les récits médiatiques occidentaux. Entre les deux, une machine narrative d’une redoutable efficacité transforme un génocide en un « conflit complexe », les bourreaux en victimes et les témoins en « antisémites »1 Ce constat vaut malheureusement pour la Cisjordanie, la Syrie et le Liban.

Au sort épouvantable réservé par l’État israélien aux Palestiniens, vient donc s’ajouter le harcèlement permanent de deux pays en ruines qui risquent à tout moment de s’effondrer. Les rapports de force totalement déséquilibrés imposés par Israël à ses voisins arabes immédiats ne peuvent s’expliquer que par la volonté des dirigeants actuels israéliens de maintenir autour de leur territoire un ensemble de pays affaiblis, divisés et sans perspective de stabilité.

« Quelque chose de nouveau visant à créer un nouvel empire israélien qui sera soit craint, soit respecté par ses voisins », selon l’historien israélien Ilan Pappé.