Des villes « hyper connectées »

Comment des villes « hyper connectées » contrôlent l’espace public

A Nice, Marseille ou Nîmes, on travaille avec des plates-formes numériques, quitte à repousser les frontières des libertés.

Imaginez : depuis la salle de commande d’un centre municipal de supervision, vous contrôlez toute votre ville. Sur un mur d’écrans, vous suivez les individus au comportement « anormal », vous vérifiez les objets abandonnés, vous repérez une altercation dans la rue, sans oublier de surveiller les tramways bondés, de garder un œil sur la crue de la rivière… Pas besoin de chercher au hasard : l’intelligence artificielle vous montre, parmi les images filmées par des centaines de caméras haute définition à vision nocturne, uniquement ce que vous devez voir.

Mieux : vous recevez en direct les vidéos d’attroupements suspects ou de véhicules gênants envoyées depuis leur smartphone par vos administrés, et un algorithme scanne les réseaux sociaux pour anticiper d’éventuels rassemblements à risques.

D’un simple geste sur un terminal numérique mobile – audacieusement baptisé « tablette d’hypervision » –, vous ouvrez ou fermez les bornes d’accès au centre-ville piéton, vous maîtrisez l’entrée des bâtiments publics, vous modifiez les feux de circulation, vous intensifiez l’éclairage d’une rue. Un bruit suspect retentit ? Les caméras de la zone se tournent d’elles-mêmes vers son origine. Sur la carte numérique de la ville, toutes les équipes – police, secours, services techniques – sont géolocalisées, vous pouvez les envoyer sur place au plus vite en cas de besoin…

Ni fantasme ni science-fiction : ces dispositifs sont très exactement ceux que des villes françaises commencent à expérimenter sous le nom générique de « safe city » (la ville sûre), avatar en uniforme de la « smart city », la « ville hyper connectée ». « La sécurité est, avec la mobilité, le pilier le plus réaliste de la smart city, estime Marc Darmon, directeur général adjoint du groupe Thales. Il y a un marché porteur pour ces technologies, par la conjonction de l’urbanisation, de la numérisation et de risques qui s’aggravent. »

Un mouvement de fond

De Nice à Valenciennes (Nord), de Marseille à la Défense ou à Nîmes, de plus en plus de collectivités se laissent tenter par des plates-formes numériques organisées autour des outils de surveillance et de contrôle de l’espace public.

Un mouvement de fond, en phase avec de puissants intérêts industriels et porté par des subventions publiques, qui prospère dans un certain flou juridique et inquiète les associations de défense des libertés publiques. Construits autour d’une vidéoprotection dernier cri, dopée à l’intelligence artificielle, aux algorithmes et au « big data », ces dispositifs ont l’avantage de rendre bien concret l’un des rêves fondateurs de la smart city : la gestion centralisée de la ville depuis un poste unique de commandement.

C’est le début d’une révolution : la fibre optique et les technologies numériques permettent l’interopérabilité de tous les systèmes, une interconnexion des différents métiers de la ville, qui fonctionnaient jusque-là en silos : l’éclairage public, la mobilité et le stationnement, la sécurité, les parcs et jardins, les réseaux d’eau ou d’énergie… « Le même matériel permet d’imbriquer la sécurité avec d’autres enjeux et d’autres fonctions. En mutualisant les équipements, nous multiplions les services, que ce soit dans la gestion quotidienne, pour les grands événements ou en cas de crise », explique Nathalie Allegret, directrice du marché Villes et territoires connectés chez Engie Ineo, l’un des poids lourds du secteur.

Mais dans ce schéma, les outils de surveillance occupent une place à part. Au point de faire de la sécurité la première priorité. « La vidéoprotection n’est qu’une partie de la smart city, mais c’est peut-être la plus importante, car elle donne une vision instantanée du territoire : c’est le cœur et le poumon de la ville, c’est un outil qui sert à la gestion ordinaire de l’espace urbain », assume Bernard Serafino, responsable de la sécurité au cabinet du maire de Nîmes.

« Big data de la tranquillité publique »

La préfecture du Gard a déployé, avec Engie Ineo, un système de vidéosurveillance intelligente à l’échelle des quinze communes de l’agglomération : 600 caméras, reliées à un centre de supervision high-tech, qui permettent de gérer l’espace urbain et de rechercher et de suivre un individu ou un véhicule d’un bout à l’autre de l’agglomération.

La ville de Marseille, de son côté, se fait fort depuis le printemps de mettre en place un « big data de la tranquillité publique » grâce aux technologies de Engie Ineo et à une plate-forme de données Oracle, un dispositif censé être opérationnel début 2019. « La safe city est la première brique de la smart city, c’est un outil d’aide à la décision pour la collectivité », décrit Caroline Pozmentier, l’adjointe au maire chargée de la sécurité publique.

Au-delà des images de ses 1 200 caméras – bientôt 1 500 –, la plate-forme collecte et archive les mains courantes des commissariats, les appels au service « Allô Mairie », les informations fournies par les hôpitaux, le service des parcs, les marchés, la voirie, et souhaite, à terme, utiliser les données des opérateurs téléphoniques et analyser les réseaux sociaux.

Le but : « anticiper les risques », mais aussi faire analyser par le logiciel la pertinence des dispositifs mis en place. « A ce stade, c’est de la prévention, pas de la prédiction, même si on y viendra, estime Mme Pozmentier. Plus on aura de données, plus la machine sera intelligente. »

Lire les émotions sur les visages

A Nice, ville qui se revendique la plus « vidéoprotégée » de France, avec 2 200 caméras, et dont les élus sont fiers de faire bonne figure dans les classements des smart cities mondiales, on est prêt à aller plus loin.

La décision de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) de mettre fin, au printemps, à l’expérimentation Reporty – une application permettant à tout citoyen d’alerter la police municipale en lui adressant un enregistrement vidéo et sonore géolocalisé pour signaler un incident – n’a pas freiné les ambitions du maire (Les Républicains), Christian Estrosi. Celui-ci se félicite « de faire de sa métropole un terrain d’expérimentation pour les industriels, français et étrangers ».

Son centre de supervision urbaine s’équipe de toutes les technologies de vidéosurveillance intelligente et de pilotage à distance. Après avoir testé au premier semestre une tablette d’« hypervision » d’Engie Ineo, la ville a lancé un appel d’offres pour en munir durablement ses services. Les passagers du tramway sont filmés par un système qui lit les émotions sur leur visage pour détecter toute situation anormale. Et le conseil municipal a voté, en juin, l’expérimentation d’une batterie de solutions safe city avec Thales, à la tête d’un consortium de quinze sociétés spécialisées dans l’analyse des réseaux sociaux, la géolocalisation, la biométrie ou la simulation de foules.

C’est bien loin de France, à Mexico, que ces solutions ont pris forme. Le groupe Thales a développé dans la mégapole mexicaine, à partir de 2009, une « solution intégrée de sécurité urbaine » qui revendique des résultats spectaculaires. « Nous faisons désormais la promotion de cette architecture en France », explique le directeur général adjoint de Thales. Outre Nice, le groupe prépare le même type de démonstrateur à la Défense, pour en faire « le quartier le plus sûr du monde ». « L’idée est de faire la preuve du gain opérationnel pour la collectivité en testant des cas d’usage, de voir ce qui est utile ou non », explique M. Darmon.

Les entreprises chinoises à l’offensive

Parmi les missions du consortium : collecter un maximum de données publiques, municipales ou grâce à des conventions avec des opérateurs privés, pour « chercher les corrélations et les signaux faibles », et, à l’aide de « nouveaux algorithmes », être capable de « mieux comprendre une situation et de développer des capacités prédictives ».

L’intelligence artificielle et le croisement des données sont les deux clés de ces technologies, sans lesquelles la vidéosurveillance se révèle généralement largement inefficace. « Il faut une intelligence artificielle pour détecter les événements anormaux, des situations violentes, et ne soumettre à l’opérateur que ce qu’il doit voir », explique M. Darmon. Inutile de programmer ce qu’est un comportement « normal » : « Le logiciel apprend seul, par l’expérience et par le grand nombre de données, c’est lui qui décide ce qui est anormal. » Avec pour conséquence que tout comportement s’écartant de la norme sociale risque d’être signalé comme suspect…

Pour les entreprises françaises, s’affirmer sur ces marchés de la sécurité urbaine de pointe est crucial. « La possibilité de faire visiter la solution safe city mise en œuvre à Nice est un support commercial très important dans le marketing de l’offre sur la scène internationale », stipule la convention d’expérimentation entre Thales et la métropole de la Côte d’Azur.

Le dernier Smart City World Congress, en novembre, à Barcelone, l’a montré : les groupes chinois sont à l’offensive. C’est à Huawei que Valenciennes, dans le cadre de sa démarche de « transformation numérique », a confié le renouvellement de son parc de vidéoprotection, assorti de nouveaux logiciels et d’un centre de surveillance, offrant à la société, en difficulté depuis que les Etats-Unis l’accusent de collaborer avec les services de renseignement chinois, une vitrine pour sa solution safe city.

« Une logique de surveillance massive »

Dans ce contexte, les plates-formes safe city « made in France » sont cofinancées par la Banque publique d’investissement (Bpifrance), subventionnées par les collectivités et encouragées par le Comité de la filière industrielle de sécurité (Cofis), placé sous la tutelle du premier ministre Edouard Philippe.

« C’est important pour les villes de se dire qu’il y a des acteurs français sur ces sujets clés : notre droit est plus contraignant que celui de la Chine ou des Etats-Unis sur la gestion des données », estime Nathalie Allegret, chez Engie Ineo.

Françaises ou non, ces technologies soulèvent quelques inquiétudes. « La safe city, c’est la prolifération d’outils issus du milieu du renseignement, dans une logique de surveillance massive, d’identification des signaux faibles, des comportements suspects », dénonce Félix Tréguer, un responsable marseillais de l’association La Quadrature du Net. « Ces outils permettront un contrôle social très sophistiqué quand leur potentiel sera optimisé, estime-t-il. Nous ne trouvons pas rassurant que la police municipale devienne le service de renseignement de l’espace public urbain et de son double numérique. »

« Améliorer les secours, la circulation, c’est légitime, mais la généralisation de la vidéosurveillance nous inquiète, et scruter les réseaux sociaux, ce n’est pas le rôle d’un maire ! Sans aucun garde-fou, un outil pareil ne peut pas faire preuve de la neutralité indispensable, redoute Henri Busquet, de la Ligue des droits de l’homme à Nice. C’est potentiellement un outil de destruction politique, qui fait courir un risque particulier aux opposants, aux journalistes… »

La tentation du contrôle social

L’inquiétude est d’autant plus vive que certains élus ne cachent pas vouloir repousser les limites du cadre légal. « On pourrait faire beaucoup mieux, estime M. Estrosi, qui s’est plusieurs fois heurté à la CNIL. Ce qui nous limite, c’est la loi, notamment la loi Informatique et libertés de 1978. Je demande à ce que le législateur fasse évoluer les textes, au rythme où évolue la société. Je dispose du logiciel qui permettrait dès demain matin d’appliquer la reconnaissance faciale et d’identifier des individus fichés où qu’ils se trouvent dans la ville… Pourquoi se l’interdire ? Est-ce qu’on veut prendre le risque de voir des gens mourir au nom des libertés individuelles, alors qu’on a les technologies qui permettraient de l’éviter ? »

Municipalités comme industriels le répètent à l’envi : leurs dispositifs respectent scrupuleusement la loi et le Règlement général sur la protection des données (RGPD). « Il faut sortir du fantasme et de l’hypocrisie : on ne travaille pas sur de la surveillance nominative, on n’utilise que des données anonymisées, cryptées, agrégées, martèle Caroline Pozmentier à Marseille. L’objectif n’est pas de mettre un œil derrière chaque individu, on veut simplement prendre le pouls de notre ville pour avoir plus d’agilité. »

Le « cahier des clauses techniques » définissant les objectifs de la safe city marseillaise suggère pourtant l’envie de dépasser ces données anonymes : il est question, pour « détecter la préparation d’événements sauvages ou d’actes de délinquance », comme des « apéros géants » ou des « marchés à la sauvette », de conduire une « analyse des tweets, en s’appuyant sur l’identification des acteurs » par « remontée des fils de conversation ».

Interpellée sur ces expérimentations, la CNIL s’est fendue d’un communiqué le 19 septembre. Elle y prend acte du « développement rapide de nouveaux outils » qui « soulèvent des enjeux importants pour les droits et libertés individuelles des citoyens ». Et appelle « d’urgence à un débat démocratique sur cette problématique ». En 2017, dans un cahier consacré à la smart city et aux données personnelles, la CNIL alertait déjà sur la tentation de contrôle social et de surveillance des individus dans une cité gouvernée par les données, soulignant que « la possibilité de l’anonymat dans la ville est en train de s’évanouir ». La safe city ne fait qu’accentuer cette problématique.

Pour terminer, une vidéo : « des caméras permettent d’identifier les passants et les voitures »

 

Lemonde.fr